Mère Courage de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar

14 juin 1958
14m 22s
Réf. 00440

Notice

Résumé :

En 1951, Jean Vilar met en scène la pièce de Bertolt Brecht, Mère Courage. Il reprend ensuite ce spectacle en 1959 et en 1960, au Festival d'Avignon. Extraits de la pièce dans la distribution de 1960.

Date de diffusion :
14 juin 1958
Source :

Éclairage

C'est en 1949 que Bertolt Brecht et Hélène Weigel fondent le Berliner Ensemble à Berlin, après la création de Mère Courage, et en 1954 la troupe berlinoise fait sa première tournée à Paris, où elle présente ce même spectacle. La découverte du travail du Berliner Ensemble, de l'œuvre et de l'esthétique brechtiennes est une révélation sans égal pour le milieu artistique et intellectuel de l'époque. Elle va influencer de façon absolument décisive la conception et la pratique du théâtre en France, en rompant avec la tradition aristotélicienne, et en substituant à un théâtre de l'illusion un théâtre dit épique, reposant sur le principe de distanciation. Influencé par Erwin Piscator, Brecht considère que la mission du théâtre est d'analyser les conflits sociaux. Il va donc à son tour travailler à élaborer un théâtre politique et didactique qui, sans aucunement renoncer au plaisir de la représentation ni au jeu des émotions, traite résolument les grandes problématiques de son époque et fasse appel à l'esprit critique du spectateur. Pour y parvenir, il propose de réintroduire la narration et les commentaires dans le genre dramatique, et de réformer le jeu de l'acteur. À l'instar d'Artaud, Brecht est également très marqué par le théâtre oriental qu'il découvre à travers l'acteur chinois Mei Lanfang. Il reprend à son compte l'utilisation scénique des symboles et la présence sur scène du récitant. Mais là où, dans le théâtre oriental, les fonctions du récitant et de l'interprète sont distinctes, elles se trouvent réunies dans la dramaturgie brechtienne où l'acteur est appelé à se distancer de son personnage, pour en commenter la conduite. Enfin, l'action dramatique est fragmentée, selon le principe généralisé du montage.

Mère Courage et ses enfants est à cet égard une pièce exemplaire. Écrite en 1938, elle met en scène Anna Fierling, une cantinière qui tire sa carriole sur les routes pendant la guerre de Trente Ans, accompagnée de ses deux fils et de sa fille Catherine. La pièce se déroule en 12 tableaux qui correspondent aux douze années pendant lesquelles Courage arpente les champs de bataille, à l'affût du moindre profit, vendant tout ce qu'elle trouve pour amasser de l'argent et ainsi protéger et élever ses enfants. Elle fait donc commerce de la guerre au nom de l'amour maternel. Or la guerre va lui tuer ses trois enfants. La dialectique qui sous-tend la pièce est exprimée par une alternance, perceptible dans le document, entre des scènes où l'on voit Courage perdant un à un ses enfants, et d'autres où elle est montrée dans son activité de commerçante. Ce procédé souligne la contradiction de l'action de Courage, qui finira dépouillée de tout.

Jean Vilar met en scène Mère Courage dès 1951, au Théâtre de la Cité Jardins, à Suresnes. À Germaine Montero revient la création du personnage d'Anna Fierling. Chanteuse renommée, Germaine Montero est à même d'interpréter les nombreuses chansons dont Brecht étaye sa pièce, et qui constituent autant de contrepoints distancés vis-à-vis de l'action et du personnage, à la manière des chœurs antiques. Faute de documents, on ignore quelle était la mise en scène de Vilar en 1951. Mais lorsqu'il reprend la pièce au TNP en 1959 et en 1960, toujours avec Germaine Montero dans le rôle-titre, la scénographie et le jeu de l'actrice évoquent immanquablement la mise en scène de Brecht et le jeu d'Hélène Weigel, qui sont comme cités de bout en bout. Malgré son grand talent, Montero à qui manque la formation brechtienne ne peut égaler la subtilité de l'interprétation de Weigel, que Dort décrivait en ces termes : « Intensité et vitalité, concentration et extériorisation, tension et humour... [...] un tel jeu qui pousse à la limite toutes les possibilités en apparence contradictoires du théâtre et pourrait par là même sembler brisé, incohérent, s'enracine dans la réalité. [...] Hélène Weigel ne cesse de nous enseigner le théâtre, cet art singulier qui est non reproduction mais réflexion de la vie. »[1]

[1] Bernard Dort, L'Écrivain périodique, Paris, P.O.L, 2001, p. 271.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Présentateur
Les horreurs de la guerre, ont inspiré beaucoup d’artistes, qu’ils soient peintres, sculpteurs, musiciens ou auteurs dramatiques. Et si sont célèbres, par exemple, les eaux fortes de Goya, ne l’est pas moins la pièce de Bertolt Brecht, Mère courage. Bertold Brecht y démontre que si la guerre ruine, tout en enrichissant quelques-uns, elle finira cependant par détruire, même ceux qui s’en croyaient bénéficiaires. Tout le long de la guerre de trente ans, nous voyons une cantinière suivre les armées. La guerre la nourrira, lui permettra d’élever ses enfants, lui accordera une généreuse prospérité, puis sournoisement, cruellement lui arrachera tout. Ses enfants l’un après autre, ses biens, son bonheur. Elle se retrouvera seule, vieillie, ruinée. En France, pour tout amateur de théâtre, qui dit Mère courage, dit Germaine Montero.
(Musique)
Germaine Montero
Mon capitaine, à tes batailles, tes fantassins laisse-les souffler. La mère courage, pour la piétaille, a des godasses qui tiennent aux pieds. Couverts de gale, rongés de vermines, ils traînent tes canons, sans renâcler. Si à la mort faut qu’ils cheminent. Ils veulent au moins de bons souliers. Le printemps vient, debout chrétiens. La neige fond, sur tous les morts et tous ceux qui se traînent encore, repartent en guerre sur les grands chemins.
Journaliste
Inutile d’insister sur la parenté qui existe entre L’opéra de Quat’ Sous et Mère courage. Vous allez voir, l’un des tableaux de Mère courage, celui où après une conversation pleine d’humour entre Mère courage et un aumônier protestant déraciné qui a trouvé un refuge précaire dans sa roulotte ; nous assisterons aux circonstances dramatiques, au cours desquelles Mère Courage se résoudra à donner à sa fille Catherine, la paire de souliers rouge à hauts talons, symbole du luxe factice que procure une certaine déchéance. Dans le rôle de la jeune fille muette et disgraciée, vous verrez Eveline Istria. Le jeune comédien qui compose le rôle de l’aumônier s’appelle Roland Chalosse.
Comédien 1
Et la paix, qu’est-ce que vous en faites de la paix. Moi je suis de Bohème et je voudrais bien rentrer chez moi.
Roland Chalosse
Rentrer chez vous, la paix. Que reste-t-il du trou après avoir mangé le fromage ? Mais oui, d’une façon ou d’une autre la guerre s’en sort toujours. Pourquoi voulez-vous qu’elle finisse ?
Germaine Montero
Alors c’est le moment d’acheter. Je vous fais confiance.
(Bruit)
Germaine Montero
Catherine, Jésus Marie. C’est vrai qu’elle attend la paix comme le Messie. Je lui ai promis un mari sitôt la paix revenue. Catherine, Catherine.
Comédien 1
Haha, j’ai gagné, il ne fallait pas tant causer, à vous de payer.
Germaine Montero
Sois raisonnable, la guerre va durer encore un peu de temps, comme ça on pourra gagner encore un peu d’argent et la paix sera d’autant plus belle. Tu vas aller jusqu’à la ville. Tu passeras prendre les effets qui sont au Lion d’or, seulement ceux qui en valent la peine, le reste on ira le chercher après avec la roulotte. Le secrétaire va t’accompagner.
Evelyne Istria
Hum !
Germaine Montero
Presque tous les soldats sont à l’enterrement du Maréchal, il ne peut rien t’arriver. Fais bien attention qu’on ne te vole rien. Pense à ton trousseau, Catherine.
Roland Chalosse
Peut-on la confier au secrétaire ?
Germaine Montero
Elle n’est pas assez jolie. Personne n’aura envie de lui faire du mal.
Roland Chalosse
Souvent je vous admire, à vous voir comme cela, de mener votre commerce et vous tirer toujours d’affaire, je comprends qu’on vous appelle Courage !
Germaine Montero
Faut du courage aux pauvres gens, sans quoi ils sont fichus. Rien que se lever le matin, labourer un champ en temps de guerre, ou mettre au monde des enfants quand l’avenir est sans espoir, ça suppose un sacré courage. Vous pourriez fendre un peu de bois !
Roland Chalosse
Je suis pêcheur d’âme, Courage, je ne suis pas bûcheron !
Germaine Montero
Et moi je n’ai pas d’âmes à prêcher, j’ai du bois à couper.
Roland Chalosse
Qu’est-ce que c’est que cette pipe ?
Germaine Montero
C’est une pipe.
Roland Chalosse
Non c’est pas une pipe, C’est la pipe. C’est la pipe du cuisinier. Le cuisinier du régiment [Oxen Stirde].
Germaine Montero
Si vous le savez, pourquoi le demander ? Hypocrite !
Roland Chalosse
Parce que je me demande si vous la fumez consciemment cette pipe là. Ben, il se pourrait qu’en fouillant dans votre matériel, une pipe, n’importe quelle pipe vous tombe sous la main et que vous la preniez par distraction pure.
Germaine Montero
Pourquoi allez-vous chercher plus loin ?
Roland Chalosse
Parce que c’est pas ça, vous la fumez consciemment !
Germaine Montero
Et quand ça serait ?
Roland Chalosse
Courage, mon devoir est de vous mettre en garde. Il est peu probable que vous revoyez jamais ce monsieur, et c’est pas tant pis, c’est tant mieux. Il m’a pas fait une impression favorable, bien au contraire.
Germaine Montero
C’était un gentil garçon.
Roland Chalosse
Ah ! Vous appelez ça un gentil garçon vous, ben pas moi. Ben, bof, je ne lui veux pas le moindre mal va, mais gentil ça non. Je n’appelle pas ça un gentil garçon, ce serait plutôt, un don juan !
Germaine Montero
Hum.
Roland Chalosse
Oui, même un don juan rusé.
Germaine Montero
Ha ha ha.
Roland Chalosse
Ha ha ha. Vous me croyez pas hein, ben, regardez-donc cette pipe, avouez qu’elle jette une triste lumière sur son caractère.
Germaine Montero
Je n’y vois rien. Elle est usée c’est tout !
Roland Chalosse
Elle est percée à coup de dents. Une brute, c’est la pipe d’une brute sans foi ni loi. Et voilà ce que vous verriez s’il vous restait une parcelle de bon sens.
Germaine Montero
Ne mettez pas le billot en pièce !
Roland Chalosse
Je vous ai déjà dit que j’étais pas bûcheron. Je suis pêcheur d’âme, j’ai étudié la théologie. On gaspille ici mon talent et mon savoir à des travaux de force en laissant en friche les dons que Dieu m’a donnés dans sa grâce. C’est un péché. Jamais vous ne m’avez entendu prêcher. Un seul de mes sermons galvanise tous les hommes d’un régiment, à tel point qu’il ne voit plus dans l’armée ennemie qu’un troupeau d’agneaux bêlant. Qu’est-ce que leurs vies désormais, en regard de la victoire finale ? Une loque puante dont on se débarrasse. Dieu m’a donné l’éloquence en partage. Je prêche à vous ravir l’usage de vos yeux et de vos oreilles.
Germaine Montero
Mais j’ai pas envie de perdre l’usage de mes yeux et de mes oreilles, qu’est ce que je deviendrai ?
Roland Chalosse
Je me suis souvent dit Courage que, sous vos airs désabusés se cachait une nature ardente. N’avez-vous pas besoin de chaleur comme toute créature humaine ?
Germaine Montero
Il fera chaud sous ma tente pourvu qu’on ait du bois en suffisance.
Roland Chalosse
Bah, écoutez-moi, ne vous dérobez pas. Non, sérieusement Courage, j’ai pensé plus d’une fois à la vie que nous pourrions avoir ensemble. Si nous établissions entre nous des liens plus étroits. Les ouragans de ce siècle guerrier nous ont étrangement rapprochés.
Germaine Montero
Je les trouve assez étroits comme ça moi. Je vous prépare vos repas, vous me le rendez du mieux possible, en fendant du bois par exemple !
Roland Chalosse
Vous savez ce que j’entends par étroit, ça n’a rien à voir avec la cuisine, la corvée de bois ou tout autre de ces viles nécessités. Laissez parler votre coeur, ne vous défendez pas !
Germaine Montero
Hé, doucement, à force de secouer votre hache sous mon nez, vous allez les trancher, ces beaux liens.
Roland Chalosse
Ne vous moquez pas. C’est sérieux ce que je vous dis, j’ai mûrement réfléchi.
Germaine Montero
Ne vous emballez pas l’aumônier, vous m’êtes sympathique, ne me forcez pas à vous laver la tête. Tout ce que je cherche c’est à nous tirer d’affaire au mieux, moi, mes enfants et la roulotte. J’ai pas le coeur à la romance. En ce moment je cours un gros risque en achetant du matériel. Le maréchal d’Empire est mort et tout le monde parle de paix. Que deviendriez-vous, si je perdais tout mon bien, hah, ben vous voyez, vous n’en savez rien. Alors fendez-nous du bois, on aura chaud le soir, et par le temps qui court, c’est pas si mal.
Evelyne Istria
Huhhhh.
Germaine Montero
Qu’est ce que c’est, on t’a attaqué, au retour ? J’aurais pas dû te laisser aller seule. C’est pas grave, juste une écorchure. Faudra te mettre un bandeau et dans huit jours il n’y paraîtra plus. Ils sont pires que des bêtes.
Roland Chalosse
Ben, on ne peut pas leur en vouloir, ces gens là ne violaient personne tant qu’ils vivaient en paix chez eux. Les coupables, ce sont ceux qui poussent à la guerre. Ils vous mettent l’humanité sens dessus dessous, et font du vice la vertu.
Germaine Montero
Le secrétaire t’a laissée rentrer seule, bien sûr. Les filles convenables il se moque pas mal de ce qui peut leur arriver !
Evelyne Istria
Arrgggghhhh !
Germaine Montero
Il y en a plein le pansement, il n’en restera rien.
Evelyne Istria
Arrgggghhhh !
Germaine Montero
Là, le pansement est fait. J’ai quelque chose pour toi ne pleure plus. Je l’ai mis de côté sans rien vous dire.
(Silence)
Germaine Montero
Hein, tu es contente, depuis le temps que t’en avais envie. Ils sont à toi maintenant. Mets-les vite, avant que je les regrette.
Evelyne Istria
Uuuhhh.
Germaine Montero
Il t’en restera rien. Et même s’il y paraissait un peu, c’est pas moi qui m’en plaindrai. Il y a pas plus triste sort que celui des filles qui leur plaisent, ils les roulent jusqu’à ce qu’elles soient foutues. Quand on leur déplaît, au moins ils vous laissent la vie. Comme les arbres, les arbres droits et vigoureux on les abat pour en faire des poutres, les arbres tords, on les laisse vivre en paix. Ainsi tu devrais t’estimer heureuse, c’est encore en bon état ces bottines. Je les avais graissées avant de les cacher.
Evelyne Istria
Uuhhhhhh !
Roland Chalosse
Espérons qu’elle n’est pas défigurée.
Germaine Montero
Il lui en restera toujours une cicatrice. Elle a fini d’espérer la paix.
Roland Chalosse
Elle s’est bien défendue, on ne lui a rien volé.
Germaine Montero
J’aurai peut-être mieux fait de ne pas lui dire de se défendre. Si je pouvais savoir ce qui se passe dans sa tête. Une fois, elle n’est pas rentrée de la nuit, une seule fois dans toute l’année. Après elle a continué d’aller et venir comme auparavant mais, elle s’est mise à travailler davantage, j’ai jamais pu savoir ce qui lui était arrivé cette nuit là. C’est ça la guerre, un joli gagne-pain.
(Bruit)
Roland Chalosse
Les voilà qui enterrent le maréchal, c’est un moment historique.
Germaine Montero
Ils ont cassé la figure à ma fille, c’est ça pour moi le moment historique. Ils l’ont à moitié défigurée si bien qu’elle ne trouvera plus de mari, elle qui raffole des enfants. D’ailleurs, si elle est muette c’est encore la faute de la guerre. Toute petite, un soldat lui a enfourné du crottin dans la bouche. Petit Suisse, je ne le verrai plus, quant à Elif, Dieu seul sait où il est. Maudite soit la guerre.
(Musique)
Présentatrice
Nous allons passer un peu brusquement d’une scène dramatique à des airs d’opérette.