Art de rue, art engagé
Introduction
À une époque comme la nôtre, marquée - du moins en Occident - par l'incertitude et le relativisme, le terme même d'art engagé pose question. L'hypothèse que l'art pourrait contribuer à un changement de société radical est à consigner au registre des illusions perdues, la relation de l'individu à la collectivité est brouillée, la subversion est devenue discrète, l'art tend à se négocier comme un produit ou un faire valoir.
Si l'œuvre "à message" est presque unanimement rejetée, la relation au politique est en revanche souvent affirmée, notamment par les artistes qui se produisent hors les murs. Occuper provisoirement des lieux non désignés comme artistiques, s'adresser à un public non connaisseur, non captif, refuser le repli aristocratique et le divertissement mercantile est une définition par la négative, un engagement a minima . Certaines pratiques désignées comme politiques, comme la parodie ou les formes participatives, s'émoussent. D'autres, peut-être plus radicales, sont éloignées du devant de la scène, et donc absentes de notre corpus.
Dans quels contextes, sous quelles formes artistiques un engagement sociopolitique a-t-il pu, peut-il, pourrait-il se manifester dans les spectacles en espace public? C'est le propos de ce parcours, esquissé à partir de quelques repères glanés dans l'histoire récente et l'actualité.
Théâtre militant
L'agit-prop en France
En France, au début des années 30, les oppositions sont tranchées. Tandis que la bourgeoisie expose ses conquêtes coloniales, le souvenir des morts de la grande guerre est encore vif, les retombées de la crise de 29 aux États-Unis perturbent l'économie, le chômage est inquiétant, les grèves sont dures. L'espoir révolutionnaire s'identifie à la république soviétique tandis que les ligues ne sont pas insensibles à l'émergence du nazisme.
La Fédération du théâtre ouvrier de France, affiliée à l'Union internationale du théâtre ouvrier créée par l'Internationale communiste, se constitue en 1931. Ses adhérents s'efforcent de créer un théâtre d'intervention au service des luttes. Leur modèle est l'agitation-propagande née pendant la Révolution d'Octobre et développée en Allemagne sous l'influence de Piscator. Les formes sont simples, brèves, directement inspirées de l'actualité. Amateurs et professionnels mêlés utilisent volontiers les ressources du cabaret et de la farce. Le Groupe Octobre (Scènes 00600.Voir notice) est le plus original et le plus connu, sans doute à cause de Jacques Prévert.
Diverses raisons peuvent expliquer, à partir de 1936, l'éclatement du groupe et la dissolution de la FTOF : la moindre aura de l'Union Soviétique, où dominaient le réalisme socialiste et le retour à des formes académiques, la menace de la guerre qui incitait à un consensus patriotique...
Dans la mouvance de 68, plusieurs collectifs, comme le théâtre de l'Aquarium ou le Groupe Z pratiquent des formes d'intervention militante que l'on peut rapprocher de l'agit-prop. Aujourd'hui, le Groupe Octobre est devenu une référence historique. La Compagnie Jolie Môme le célèbre en spectacles et en chansons tandis que Jacques Livchine réactive avec les "Kapouchniks" la tradition du journal vivant.
Les théâtres radicaux américains
La naissance des théâtres radicaux est liée à la révolte de la jeunesse américaine contre la guerre du Vietnam, aux luttes des Noirs pour l'obtention des droits civiques et, plus largement, aux injustices flagrantes engendrées par le système au pouvoir. Le Mouvement de la "Nouvelle Gauche" rassemble les oppositions militantes sans être un parti doté d'une idéologie précise. Les manifestations revêtent souvent la forme de marches qui s'approprient la rue et incluent des éléments spectaculaires.
La San Francisco Mime Troupe rompt radicalement avec l'institution engluée dans des fonctionnements hérités de Broadway. Son créateur, Ronnie Davis opte pour un "théâtre de guérilla" mobile, rusé, engagé dans les luttes mais sans l'immédiateté de l'agit-prop. À partir de 1962, la troupe pose fréquemment ses tréteaux dans les parcs urbains. Ses spectacles satiriques empruntent librement leurs formes au music-hall, à la commedia dell'arte, et au minstrel show, retournant là de façon provocante la bouffonnerie raciste.
El Teatro Campesino s'est constitué en 1965, à l'initiative de Luis Valdez, acteur d'origine mexicaine issu de la Mime Troupe, pour soutenir la grève des ouvriers agricoles contre les grands propriétaires vinicoles de Californie. Ses premiers spectacles, les actos faits pour dynamiser l'action, sont des créations collectives très simples, aux symboles évidents, jouées par les ouvriers eux-mêmes. Le contenu et les formes deviennent ensuite plus élaborés et mettent en valeur l'identité et la culture des Chicanos.
Le Bread & Puppet Theater de Peter Schumann (Scènes 00403. Voir notice) relève plus, dans ses convictions, de l'humanisme chrétien que de la lutte politique radicale. Ses spectacles ne proposent ni message explicatif ni solution. Plutôt l'épure théâtralisée de la situation dramatique dont ils témoignent. Les masques de leurs grandes marionnettes, grotesquement caricaturaux pour les exploiteurs, sobrement pathétiques pour les femmes vietnamiennes, leurs accessoires précaires, l'économie des paroles éveillaient une émotion et un désir de solidarité immédiats.
Le Festival de Nancy (Scènes 00109. Voir notice) a largement contribué à faire connaître les formes théâtrales hors normes. Les trois compagnies y ont été invitées et ont inspiré nombre d'auteurs du théâtre de rue.
Jack Lang présente le Bread and Puppet Theatre
[Format court]
Jack Lang présente le travail du Bread and Puppet Theatre qu'il a connu dans le cadre du Festival mondial du théâtre de Nancy. Il s'attarde sur la démarche de Peter Schumann et son rapport au langage. Plusieurs extraits de pièces du Bread and Puppet Theatre sont présentés.
Armand Gatti, une traversée
Le théâtre d'Armand Gatti fait coexister sur scène son parcours de vie, les luttes présentes et la mémoire des révolutions inachevées mais ouvertes au futur. Il le résume dans une phrase emblématique, "Je suis, j'étais, je serai", issue d'un spectacle réalisé par trois prisonniers du camp où il était interné. "Je voudrais que le théâtre soit ce chant qui naît de la lutte et qui donne à l'homme sa dimension d'univers", dit-il.
Ses pièces superposent les époques et démultiplient les personnages et les lieux. Le clivage instauré par la salle traditionnelle convient mal à ce théâtre "éclaté". En 1968, Gatti est partie prenante de la contestation et écrit des formes brèves réunies dans le Petit Manuel de guérilla urbaine . Après l'interdiction de La Passion du général Franco, il, s'oriente de plus en plus vers des processus d'écriture collective et des lieux qui parlent "le langage" du travail.
Avec l'ouverture à Toulouse, en 1982, de l'Archéoptéryx, un atelier populaire de théâtre, poésie, musique, création audiovisuelle, édition et organisation d'expositions, commence aussi le travail avec les "loulous". À la demande du CRAFI (Collectif de recherche sur l'animation, la formation et la réinsertion), Gatti dirige des stages de création. Répondant d'abord à trois questions : "Qui je suis", "À qui je m'adresse", "De qui je veux parler", les jeunes marginaux, souvent illettrés, sont amenés à s'approprier les mots et à choisir leurs fraternités parmi les rebelles et les réprouvés de l'histoire.
L'infatigable narrateur poursuit sa Traversée des langages, accompagné aujourd'hui par les œuvres de Jean Cavaillès, philosophe des mathématiques et martyr de la Résistance, et par la physique quantique.
L'artiste témoin
La présence constante de la misère du monde sur les écrans, voisinant avec les informations les plus futiles, entraîne à la fois une compassion abstraite et une méfiance à l'égard de l'image médiatique. La subjectivité d'un témoin supposé sincère paraît garante de plus de véracité. Présenter, représenter, être ce témoin (au double sens du terme), avec la part d'ambiguïté inhérente au spectacle, est le choix que font quelques artistes engagés dans le réel.
Tartar(e)
Jean-Georges Tartar(e) se définit comme un quinquagénaire "la tronche encore farcie de rêve, la gueule ridée de rage, (...) en "résidence " dans sa forêt tropicale, qui se pique de futur, qui se demande (...) comment puer la liberté, comment ruer dans les brancards, comment tuer la tyrannie de l'oseille, (...) comment retrouver, en pleine helvétisation paranoïaque de la si vile ville civilisée, le sourire du singe." (Le Théâtre de rue, un théâtre de l'échange, Bruxelles, Études théâtrales, 2008). Ce qu'il fait.
Dans l'environnement quotidien, il est un personnage. Comédien talentueux au pied d'un arbre qui évoque l'arbre à pain africain, il n'est pas différent : on le croit. Sa parole énonce les turpitudes et les fraternités, les effondrements et les apprentissages sur soi qu'apporte le voyage. Elle sonne juste et dérange.
Agence Tartar(e), Conakry et chuchotements
[Format court]
Assis au pied d'un grand arbre, Jean-Georges Tartar(e) rejoue le dialogue significatif qu'il a eu dans un "maquis" de Conakry, une nuit alcoolisée de 31 décembre, avec un soldat guinééen de retour d'une "mission d'interposition".
Osmosis
Ali Salmi se veut passeur. "Nous avons un outil, dit-il, notre danse physique dans l'espace public, qui nous permet de réinterroger ce qui nous entoure, d'ouvrir des fenêtres imaginaires sur le réel. Nous aussi, nous témoignons avec notre arme, le spectacle, tout en adressant une sorte de dédicace aux exilés, aux combattants. Une dédicace à la vie."
Il prend appui sur des témoignages de première main. Dans Transit, les photographies d'Ad Vandenderen qui a suivi, de 1988 à 2003, plusieurs groupes d'immigrants aux frontières de Shengen alternent avec des perspectives autoroutières et la figure du danseur captée en direct.
Osmosis Cie, Transit
[Format court]
Rennes, festival Les Tombées de la Nuit, 2006. Dansant sur, dans et sous un camion à remorque aux parois remplacées par des écrans de cinéma, accompagné par des voix venues du Maroc et d'Irak, Ali Salmi retrace le parcours d'un immigrant clandestin entre l'Afghanistan et Calais.
Dans (Dés)astres du monde, la présence dans l'aire scénique de Patrick Chauvel jouant son propre rôle de reporter de guerre décale les codes habituels de la représentation. Chaque strate d'interprétation par l'image, la parole et le mouvement des corps, porte trace d'une réalité tragique qui nous échappe et nous concerne.
Utopistes critiques
Créer non des spectacles ou des œuvres d'art mais des situations qui questionnent la réalité sociale proche est une autre forme de l'engagement. Ces réalisations opèrent une altération temporaire du quotidien, plus souvent ludique qu'ouvertement subversive, et leur signification ouverte suscite le débat.
ilotopie
Il a fallu quatre ans à Bruno Schnebelin et Françoise Léger pour qu'une ville et un office HLM accueillent Palace à Loyer Modéré . Certains responsables y voyaient une utilisation futile de l'argent public, une façon indécente de faire rêver les pauvres. On redoutait l'hostilité des habitants, la violence des jeunes de ce quartier déshérité. De fait, cette économie du don, car les services n'étaient pas fictifs, a changé la perception des statuts et des représentations sociales, mis en évidence leur distribution aléatoire et permis des rencontres susceptibles d'influer sur la réalité. "Changer en échangeant sans se perdre ni se dénaturer", disait Édouard Glissant.
Ici Même
Devant les mobiliers urbains que propose Ici Même, le passant surpris s'amuse et s'interroge : Pourquoi ces sièges "anti-SDF" dans le métro parisien? Pourquoi si peu de douches publiques? Les espaces publics pourraient-ils être plus amicaux ?...
Hypothèses de réponse supposées au nomadisme mondialisé ou à la crise du logement, les "chronolocations" ont engendré des réactions plus contrastées. Les résidents stables y ont redouté un avenir de squats, d'amours tarifées, d'étrangers indésirables... Devant l'accumulation des plaintes, les élus de l'arrondissement ont organisé des réunions de médiation conciliatrice.
La société des autoroutes Paris Rhin Rhône et IKEA viennent de mettre en place un hôtel temporaire de 28 chambres insonorisées et climatisées sur l'aire de repos de Beaune-Tailly. Cet hôtel d'un nouveau genre peut accueillir jusqu'à 56 conducteurs en une heure, la pause durant 20 minutes. Ici Même serait-il prospectif ?