Les métamorphoses de la haute montagne
La fascination des cimes
La « haute montagne » se caractérise par un environnement en altitude, éloigné des zones habitées, possédant un écosystème particulier, sans végétation, et où les risques pour l'homme sont nombreux en raison des conditions météorologiques et physiques (crevasses, glaciers, neige). Pourtant, c'est précisément parce qu'ils sont hostiles que les sommets inaccessibles ont stimulé les désirs d'ascension d'individus en mal d'aventure scientifique, esthétique, émotionnelle ou sportive. En promettant en 1786 une prime au premier à conquérir le Mont-Blanc, alors connu comme la « Montagne maudite », Horace-Bénédict de Saussure, célébré par une statue à Chamonix, lance la course vers les cimes alpines en même temps que leur reconnaissance dans les cercles éclairés.
L'engouement pour la montagne
Le dernier sommet des Alpes, la Meije, est conquis moins d'un siècle plus tard, en 1877. Pendant des décennies, scientifiques, lettrés et bourgeois investissent ce nouveau terrain de jeu. Leurs récits et péripéties alimentent ouvrages et rapports, mais il faut attendre l'entre-deux-guerres pour qu'ils retiennent l'attention des responsables politiques, devenus plus sensibles aux enjeux symboliques associés à la conquête des sommets, et d'une plus large part de la population fascinée par la haute montagne et ses héros, leurs exploits et leurs drames.
L'encadrement des pratiques sportives
En France, la politisation de la montagne se poursuit sous Vichy, dans le cadre de la Révolution nationale. Des structures de formation sont créées, telle l'Ecole Nationale de Ski et d'Alpinisme (ENSA). Une nouvelle Direction de l'équipement sportif met aussi en place un programme d'aménagement et de construction de sentiers de randonnées et de refuges dans les Alpes, en se substituant ainsi au Club Alpin Français (CAF) qui en avait historiquement la responsabilité.
Figures héroïques
Après la Libération, les « conquérants de l'inutile » (Terray, 1961) servent en réalité aussi des enjeux géopolitiques renforcés par le contexte de la guerre froide, alors que les alpinistes se tournent désormais vers les plus hauts sommets du monde, dans la chaîne de l'Himalaya. Les spécialistes des Alpes brillent incontestablement dans ces expéditions. Le 3 juin 1950, celle menée par Maurice Herzog avec Louis Lachenal, Lionel Terray et Gaston Rébuffat pour réaliser l'ascension de la face nord de l'Annapurna connaît un retentissement considérable dans la presse, la littérature et le cinéma. Les ingrédients de cette épopée, qui s'achève dans des conditions dramatiques et dont les récits ultérieurs sont fort opportunément diffusés, en font un véritable symbole de la réussite de la France, sur lequel le décès de Lachenal en 1955 permet de revenir.
L'exemple de Maurice Herzog, du sport au politique
Le prestige associé à cette conquête fait de Maurice Herzog un personnage emblématique que le Général De Gaulle n'hésite pas à l'appeler en 1958 pour prendre la direction d'un nouveau Haut-commissariat à la Jeunesse et aux Sports ; Herzog deviendra ultérieurement député-maire de Chamonix et saura reconvertir sa notoriété dans le monde des affaires. En attendant, sa position de Haut-commissaire lui permet de développer une politique sportive ambitieuse pour le pays, qui inclut aussi l'aménagement de la montagne et la création des parcs nationaux. Ancien Président du Club Alpin Français, il est évidemment présent en 1960 à l'inauguration du refuge des Grands-Mulets, à plus de 3000 mètres d'altitude, dernière étape sur la voie traditionnelle du Mont-Blanc.
Inauguration du refuge des Grands Mulets
Maurice Herzog et Raymond Jacquet, préfet de Haute-Savoie partent de Chamonix en téléphérique pour rejoindre le plateau de Bellevue. L'hélicoptère les emmène ensuite jusqu'au refuge des Grands Mulets, pour son inauguration, tandis que les guides arrivent en cordée.
Une double mutation des pratiques du sport de montagne
Propriété du CAF comme la plupart des autres refuges de montagne en France, la construction des Grands-Mulets n'a pourtant pas anticipé les évolutions à venir. Comme les autres, ce nouveau refuge s'avère en effet bientôt inapproprié face à la double mutation de la haute montagne qui se dessine dans le dernier quart du XXe siècle : l'émergence de l'alpinisme sportif, stimulé par son métissage technologique avec l'escalade et, parfois, le ski, et la démocratisation, même relative, des pratiques d'alpinisme qui s'y développent.
La course aux « Premières »
A la fin du XXe siècle, le désir de compétition ajouté à la nécessité de promouvoir et de valoriser la montagne conduit à l'émergence de nouvelles épreuves qui tentent de combiner la logique sportive et les valeurs attachées aux origines de l'alpinisme : esthétique de l'espace, technicité de l'effort prolongé et solidarité. Créée en 1986 sous la forme d'une compétition de ski-alpinisme par équipe de deux skieurs, pendant quatre jours, sur les pentes du Grand-Mont en Savoie, la Pierra Menta est particulièrement représentative de cette nouvelle déclinaison sportive de la haute montagne. Après des premières éditions au succès relatif, l'épreuve connaît une popularité grandissante dans les années 1990 pour s'imposer bientôt comme un temps fort de la saison sportive autant qu'une opportunité économique et médiatique pour les territoires alpins.
La Pierra Menta
La 6ème édition de la Pierra Menta, dans le massif du Beaufortin, a commencé. Cette compétition internationale de ski-alpinisme se déroule sur 4 jours. La difficulté extrême du terrain contraint les concurrents à avoir un matériel adapté et une bonne condition physique.
La montagne pour tous ?
D'autre part, au même moment, la montagne connaît une vague de démocratisation sans précédent. Les Alpes étaient un terrain de jeu réservé à une minorité d'élites urbaines à la fin du XIXe siècle : leur utilisation à des fins de loisir se banalise dans les classes moyennes européennes et nord-américaines, jusqu'à provoquer des embouteillages d'expéditions sur la route du Mont-Blanc. Qu'il s'agisse de haute ou de moyenne montagne, de l'ascension vers les sommets ou du tour des massifs, d'un trek au Népal organisé par une agence spécialisée ou d'un défi plus personnel dans les cimes des Alpes, chacun trouve le niveau correspondant à ses moyens financiers, temporels et techniques. Non sans problèmes, toutefois.
Un milieu toujours dangereux
La méconnaissance des risques de la montagne produit autant d'occasions d'accidents pour ceux et celles qui, en famille, en solitaire ou en groupe, font de l'excursion ou de l'expédition un objectif de loisir sans passer par une acculturation minimale. Au début des années 1990, l'augmentation des accidents génère ainsi chez les pouvoirs publics et les professionnels de la montagne des inquiétudes dont la télévision se fait le relais.
Vers une gestion raisonnée de la montagne
Mais en haute montagne, cet afflux d'alpinistes plus ou moins chevronnés génère aussi des problèmes de saturation des équipements et des refuges, de pollution et de détérioration des sites. Le Mont-Blanc, par sa symbolique de plus haut sommet d'Europe, draine ainsi de plus en plus d'adeptes réguliers ou occasionnels de l'ascension dont l'impact sur l'environnement est tel qu'il transforme paradoxalement les paysages mêmes pour lesquels ils viennent vivre une expérience physique et émotionnelle.
Dès 1952, une Commission Internationale pour la Protection des Alpes avait été mise en place afin d' étudier les mesure à prendre pour exploiter les zones concernées de manière raisonnée. Avec les collectivités locales et d'autres organisations, elle doit désormais penser le développement durable en faisant face au double défi de l'aménagement de l'espace et de la gestion d'un tourisme en constante hausse.
En devenant plus accessibles, les espaces vierges de la haute montagne permettent au rêve de devenir réalité pour un public élargi tout en générant une économie non négligeable mais, ce faisant, ils encourent le risque de subir contradictoirement une transformation de leur identité.