Pierre Soulages sur l'universalité de l'émotion procurée par la peinture

20 octobre 1992
03m 21s
Réf. 00022

Notice

Résumé :

Pierre Soulages est l'invité de Michel Field dans l'émission Le cercle de minuit sur France 2. Au cours de cet entretien le peintre évoque l'universalité de l'émotion procurée par la peinture, qu'elle soit abstraite ou figurative.

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Date de diffusion :
20 octobre 1992
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Éclairage

Ce document présente la conclusion de l'entretien accordé par Pierre Soulages à Michel Field pour son émission Le cercle de Minuit du 20 octobre 1992. La conversation porte sur l'aspect technique de la conception des grands outrenoirs. Pierre Soulages tient à souligner la différenciation primordiale dans son travail entre le principe d'invention et celui de réception de l'œuvre par le spectateur. L'important réside dans l'émotion procurée par la peinture et non dans la méthode de conception ; ou comme le dit l'artiste avec ironie « le côté concours l'Epine de la question ».

L'entretien dévie par la suite vers des considérations courantes sur la création artistique du XXe siècle : elle serait moins accessible que la peinture figurative de l'époque moderne, en d'autres termes la peinture contemporaine serait réservée à une élite d'esthètes et non au grand public. Soulages dément et impose l'universalité de l'émotion procurée par la peinture, qu'elle soit abstraite ou figurative. Dans sa méthode de travail, l'artiste privilégie d'ailleurs le pouvoir de l'émotion à celui de la connaissance et de l'érudition.

Pour suivre, Michel Field évoque la notion de temporalité et de neutralité dans l'œuvre. Dénuée de toute velléité de transcription de l'émotion propre à l'acte de peindre, les peintures de Pierre Soulages deviennent des éléments du présent, de la constance dans le temps et l'espace. Cette affirmation emmène ensuite l'artiste à converser sur la nature même du peintre et sur celui qu'il souhaite être. En ce sens, il réaffirme le précepte selon lequel l'Art et les artistes sont les témoins de leurs temps. Les outrenoirs sont donc une proposition de ce présent du XXe siècle tout comme le furent les madones au XIVe siècle.

Cet entretien montre que même en tentant de mettre des mots sur les œuvres du maître, ou d'en proposer une explication technique, sa vérité propre ne peut qu'être effleurée car elle se trouve uniquement dans l'expérience et le ressenti personnel de chaque regardeur. Cette spécificité du travail de Pierre Soulages trouve particulièrement écho dans une phrase écrite des années plus tôt par Max Jacob dans son ouvrage Le cornet à dés : « L'émotion artistique cesse où l'analyse et la pensée interviennent. ».

Léa Salvador

Transcription

Michel Field
Et ça donne, en effet, sur une même toile, toute une série de contrastes entre un noir très satiné puis un autre rugueux.
Pierre Soulages
Voilà. Maintenant, ce que nous parlons, nous parlons du phénomène physique. Mais la peinture, ce n’est pas ça. Ce qui compte, c’est ce qui est au-delà de ça. Je ne peins pas… Ça, c’est le côté petites inventions, concours Lépine de la question. Ce n’est pas ça.
Michel Field
C’est quoi, alors ?
Pierre Soulages
C’est ce qu’on éprouve devant un tableau. Et l’organisation des formes et de ces reflets-là, tout se joue là. Ça reste toujours comme toujours est la peinture : une organisation de formes et de couleurs qui provoque la sensibilité de celui qui regarde.
Michel Field
Et est-ce que vous comprenez quand on dit que l’émotion qu’une toile ou des toiles comme les vôtres peuvent susciter sont des émotions plus difficiles ou plus élaborées ou qui ont besoin de plus de références que l’émotion qu’on peut avoir devant une madone du Quattrocento ?
Pierre Soulages
Ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas la même chose.
Michel Field
Est-ce que vous comprenez qu’on pense ça où qu’on dise ça ? Parce que c’est quelque chose qu’on dit souvent sur la peinture contemporaine.
Pierre Soulages
Je crois que l’émotion qu’on peut avoir sur une peinture est quelque chose de beaucoup plus immédiat que de passer par la représentation d’une madone ou quelconque représentation qui fait intervenir, finalement, autre chose que ce qu’on a devant les yeux. Et d’ailleurs, d’une manière générale… Enfin, dans une autre période de ma vie de peintre, il y a longtemps, à mes débuts même, je trouvais que ma peinture était assez graphique. C'est-à-dire qu’on voyait des traces de pinceau. Et finalement, je trouvais qu’elle renvoyait à quelque chose d’autre qui était le moment où le peintre avait peint. On pouvait dire : « Là, sa main tremblait. C’était l’émotion. Là, il était rageur. Là, il était… » Et ça, ça me gênait parce qu’on était… On n’était déjà plus devant le tableau. Le tableau renvoyait à une expérience passée. Et d’ailleurs, quand on en parlait, on en parlait avec le passé. Alors que dans les tableaux que je fais maintenant, au fond, on ne peut en parler qu’au présent. Et ça… Ils sont là, devant. Et bien là. Et c’est ce que je souhaite. Alors qu’un tableau qui renvoie… On peut. Il y a tout un art qui peut jouer là-dessus. Je ne nie pas. Moi, j’aime bien les madones dont vous me parlez, et puis pas que ça, dans la peinture. Bien sûr, je vais au Louvre. J’aime ces choses-là. Mais ce que je crois, c’est que je fais… C’est une autre peinture que je fais. Vous savez, la peinture, il ne faut pas croire que c’est une chose qui s’écrit avec un grand P comme Dieu dans les religions monothéistes. Ce n’est pas ça. Ça a été des tas de choses différentes. Ça a été, peut-être, au début de l’écriture. C’est contesté mais enfin, on pense que ça a été recherche d’une beauté pure, idéale. Ça a été expression, moyen d’expression, expressionnisme. Ça a été langage symbolique. Ça a été un tas de choses. Je ne vais pas faire l’inventaire de tout ça. Et je crois que la peinture est un art toujours ouvert et toujours à découvrir. Et d’ailleurs, si on voit l’histoire de la peinture à travers… depuis que les hommes existent, elle a toujours changé. Ce n’est jamais la même.