Pierre Soulages, un atelier à Sète

09 avril 1961
08m 16s
Réf. 00001

Notice

Résumé :

Le peintre explique le choix architectural de sa maison à Sète au bord de la mer. Il commente la première période de sa peinture, qu'il vient de revoir à l'occasion d'une rétrospective sur son oeuvre montrée à Hanovre.

Type de média :
Date de diffusion :
09 avril 1961
Source :

Transcription

(Musique)
Journaliste
Dans ce lieu qui est celui du cimetière marin, on a quelques scrupules à interroger Pierre Soulages car Paul Valéry disait que rien n’est plus dangereux que faire parler la peinture. La peinture se regarde.
Pierre Soulages
Les lieux, comme les maisons, comme les peintures, ne m’intéressent que s’ils ouvrent à l’imagination. Construire une maison est une aventure. C’est imaginer une manière de vivre. Avant d’être un objet dans l’espace, une architecture, une maison est une manière de vivre. Ce qui m’a touché dans ce lieu, c’est sans doute la distance à la mer et cette grande ligne d’horizon, ni trop dominatrice, ni intime. Je n’ai pas cherché à trouver ici la mesure humaine, cette juste mesure qui se confond trop souvent avec celle du bras ou du corps de l’homme. Cette maison a été voulue comme un ensemble de circulations, un ensemble de possibilités à vivre. Je retrouve cet endroit après deux mois d’absence. Je viens de voir quinze ans de peinture réunis en une rétrospective au musée de Hanovre. Les sens qu’on prête à une oeuvre, comme la mer sur les rochers, viennent se faire et se défaire sur elle. Je croyais que tout ce cheminement, que cette lente aventure était guidée par un refus de l’anecdote. Je me trompais. C’est le temps qui me paraît, maintenant, au centre de ma démarche de peintre. Le temps et ses rapports avec l’espace. Jamais la figuration ou son contraire, la négation de la figuration. A mes débuts, pendant une courte période, quelques toiles montrent une expérience du graphisme, de l’écriture du mouvement. Ces toiles découlent de mes peintures d’enfant et d’adolescent dont les thèmes étaient surtout des arbres noirs l’hiver. Le dessin des branches y était compris comme une sorte de mouvement dans l’espace. Mais très vite, cette inscription du mouvement, cette trace sur la toile du mouvement de la main, qui invitait le spectateur à le retrouver, m’a gêné. La figuration du mouvement est une anecdote aussi bien que la figuration d’une apparence d’un objet. Plus qu’une anecdote figurative, cette ligne déviait la poésie que je pressentais vers une expression de sentiment. C’est en 47 que j’ai commencé à grouper les traces du pinceau, toujours très larges, en un signe se livrant d’un coup, d’une manière abrupte. Le temps du récit, celui de la ligne que suit l’oeil, ce parcours, ayant une durée, était ainsi supprimé. La durée de la ligne disparut. Le temps était immobile dans un signe hiératique. Je me rends compte maintenant que le temps était toujours au premier rang des préoccupations dont ma peinture témoigne. Dans ces formes hiératiques, faites de coups de brosse sommaires et directs, le mouvement n’étant plus décrit, il est devenu tension, mouvement en puissance c'est-à-dire dynamisme. Plus le rythme est fort et moins l’image - je veux dire la tentative d’association figurative - est possible. Si ma peinture ne rencontre pas l’anecdote figurative, elle le doit, je crois, à l’importance qui y est donnée au rythme, à ce battement des formes dans l’espace, à cette découpe de l’espace par le temps. L’espace et le temps cessent d’être le milieu dans lequel baignent les formes peintes. Ils sont devenus des instruments de la poésie de la toile. Plus que des moyens d’expression et des supports d’une poésie, ils sont eux-mêmes cette poésie.
(Musique)
Journaliste
La réflexion à haute voix de Pierre Soulages nous incite à lui faire préciser les rapports du peintre avec le réel, les rapports du peintre avec l’objet.
Pierre Soulages
L’objet lui-même, ce n’est pas la réalité. La réalité, ce sont les rapports que nous, les hommes, avons avec les objets. Nous, ce que nous pensons, ce que nous croyons, ce que nous sentons, c’est ça la réalité. C’est… Ce n’est pas que ça mais ce sont les rapports que toutes les données de nos sens et ce que nous pensons entretiennent avec le monde, et non pas seulement avec les objets mais avec le monde et tout ce qu’il comporte. Les impressionnistes se sont attachés à l’apparence d’un objet. Ils se sont attachés à restituer un moment donné de cet objet avec une lumière donnée. Par exemple, La Cathédrale de Rouen de Claude Monet, à 5 heures de l’après-midi, c’est un aspect de l’objet. Pour plus de réalité, les cubistes ont figuré plusieurs aspects de l’objet sur la même toile. Mais c’est une démarche très différente de la mienne. Je pense qu’un aspect de l’objet, bien sûr, ce n’est pas l’objet. C’est un moment seulement dans le temps de cet objet. Et choisi encore par un peintre. Je pense que ce qui compte, lorsqu’on regarde une toile, ce n’est pas de retrouver les états d’âme d’un être privilégié, l’artiste. Ce qui compte, c’est la manière dont l’expérience du monde du spectateur, autant d'ailleurs que celle de l’artiste qui a peint la toile - se trouve engagée dans cette expérience poétique qu’est un tableau. C’est une expérience poétique aussi bien pour le peintre que pour le spectateur qui regarde. Et cette poésie-là, qui naît d’une peinture ainsi comprise… dans cette poésie-là, le monde n’est plus vu seulement sous l’angle de l’apparence mais il est vu sous l’angle de l’expérience qu’on peut en avoir, expérience dans laquelle se mêlent la sensibilité, les mythes, les idées, les croyances, tout ce qu'est un homme.
(Musique)
Journaliste
La conclusion, elle vous appartient.