Tango et Salsa : cousin blanc, cousine mulâtresse ?
Des genres musicaux apparemment très différents
Bien que le Tango et la Salsa soient tous deux classés dans la catégorie des danses dites « latines », il semble exister entre eux plus de dissimilitudes que de ressemblances, au point qu'on pourrait presque les opposer terme à terme :
- Par leur aire géographique . Le Tango est fortement identifié à une région très précise, voire à une ville unique (le Rio de la Plata, Buenos Aires), alors que la musique tropicale, et tout particulièrement son avatar moderne, la Salsa, est une culture nomade, née d'interactions constantes entre Cuba, New York, Porto Rico, et certains pays d'Amérique du sud.
- Par l'esthétique de la danse . Si la Salsa comme le Tango dégagent tous deux une forte sensualité, leur esprit est fort différent. Autant la première est virevoltante, espiègle, et fait volontiers appel à de suggestifs déhanchements, autant le second est intériorisé, élégant, et teinté d'un sentiment tragique.
- Par la structure musicale . Celle-ci est largement influencée dans le Tango par les harmonies et les instruments européens (violon, bandonéon, piano), avec des compositions alternant couplets et refrain, une forte importance accordée à l'expression mélodique et une faible place laissée à l'improvisation. La Salsa, de son côté, associe les apports instrumentaux des percussions africaines et des cuivres jazz, avec une structure musicale en deux parties (exposé du thème / improvisation vocale et instrumentale) directement dérivée du Son cubain.
- Par les rythmes . Au rythme binaire assez simple - malgré la présence de nombreuses syncopes et rubato - du tango s'oppose la polyrythmie d'origine africaine relativement complexe de la Salsa, répétée pratiquement ad obstinato (à l'exception de quelques breaks) pendant tout le morceau.
- Par le climat poétique . Les paroles du Tango – quand elles existent, car une bonne partie du répertoire du 2X4 est exclusivement instrumental – sont très souvent teintées de nostalgie et de tristesse amoureuse. Celles de la Salsa, au contraire – et celle-ci fait toujours appel au chant – parcourent un registre expressif beaucoup plus large : espoir, révolte, amertume, dérision, humour...
Mais si ces deux formes d'expression sont aussi radicalement différentes, pourquoi alors les rassembler dans un même article ?
Une origine commune
Tout simplement parce que le Tango et la Salsa, malgré leur apparent éloignement, sont fondamentalement issus du même événement ethno-musical : en l'occurrence le grand mouvement migratoire qui a jeté depuis le XVIe siècle, sur les rives du Nouveau monde, des vagues successives de populations d'origines européenne et africaine entre lesquelles s'est ensuite déroulé, au fil de l'histoire, un processus de transculturation dont sont nées les musiques métissées des Amériques.
Certains musicologues contemporains sont même allés jusqu'à affirmer que le Tango, contrairement aux apparences, possèderait certaines ascendances africaines très anciennes. Une thèse chère en particulier au regretté Juan Carlos Caceres (Voir le reportage « Les racines noires du Tango » ci-dessous). Celui-ci nous explique qu'au XVIIIe siècle, Buenos Aires possédait à peu près la même composition ethnique que La Havane, avec ses nombreux esclaves noirs domestiques et son port interlope où grouillait une population métissée. Et les faubourgs noirs de Buenos Aires, comme le mythique quartier de Montserrat, résonnaient au rythme des tambours africains, des fêtes de Candombe, des réunions de danse appelées « Tango Congo », et des défilés de carnaval. De là, comme à Cuba, la naissance d'une culture musicale initialement métissée, dont l'actuelle Murga, la Milonga acandombeada, ou le Candombé encore présent à Montevideo nous offrent encore aujourd'hui de très lointains échos.
Le blanchiment de l'Argentine et du Tango
Les choses changèrent lorsque, dans les années 1880, l'Argentine du Président Julio Roca mit en œuvre une politique d'européanisation de l'Argentine comportant trois volets : le nettoyage ethnique des indiens Mapuche de la Pampa patagonienne (Guerre dite « du Désert ») ; l'éviction de la population noire par l'incorporation des hommes dans des guerres meurtrières et le déplacement des afro-descendants vers le Brésil ; enfin, l'appel massif à l'immigration européenne (on espérait des ingénieurs allemands, mais on reçut finalement des paysans italiens illettrés et des juifs russes fuyant les pogroms).
Mais même à la fin du XIXe siècle, lorsque les populations noires ont déjà été décimées par les guerres et les épidémies ou déportées hors d'Argentine, puis quantitativement marginalisées par l'immense vague migratoire venue d'Europe, le Tango qui naît alors dans des faubourgs populaires intègre quelques échos lointains des rythmes africains, transmis par les tambours de carnaval ou les milongas chantées par les gauchos de passage et les filles de mauvaise vie au sang souvent mêlé.
Musique des mauvais lieux, musique de marginaux et de demi-sang, musique grossière et obscène, ce Tango-là n'avait pas de place dans le projet culturel de la classe dominante argentine de l'époque, entièrement tourné vers la réplication de la culture de distinction européenne. Mais se produit alors un événement incroyable : ce même Tango méprisé par les élites argentines va déclencher à Paris une véritable frénésie. Paris, ville maîtresse des élégances, capitale de la haute culture européenne !!! Ce succès provoque, au seuil de la Première Guerre mondiale, un revirement d'attitude de la bourgeoisie portègne, qui accepte alors de s'approprier le Tango, comme le petit peuple de la ville a déjà commencé à le faire depuis le début du siècle. Mais à une condition : qu'il se dépouille de toutes ses stigmates d'obscénité, de négritude, de marginalité pour devenir une danse honorable, sans grossiers mouvements de hanches et sans paroles inconvenantes. Viennent alors Gardel et ses chansons pleines de la nostalgie de l'amant abandonné, les académies de Tango où l'on apprend à danser avec le buste bien droit, sans contact physique avec la partenaire, et la transformation rythmique du piquant et léger 2/4 au plus solennel 4/4. Une musique désormais exclusivement interprétée, par la force des choses, par des artistes d'ascendance européenne, et plus particulièrement italienne.
Pendant ce temps, dans les Caraïbes, et tout particulièrement à Cuba, les musiciens de toutes les couleurs de peau continuent d'inventer des rythmes métissés, et tout particulièrement le Son, né dans les montagnes de l'Oriente. Un rythme associant les harmonies et le sens mélodique européen avec la polyrythmie et le goût africain de l'improvisation collective ; et qui va bientôt migrer vers La Havane pour y animer, sous une forme incorporant des influences du Jazz, les nuits des cabarets et des maisons de jeu.
Vers 1920, la grande rupture entre un Tango blanchi, européanisé, élégant, aux sonorités un peu solennelles, et une musique tropicale, métissée, piquante, entraînante, est ainsi déjà entièrement consommée.
Des trajectoires différentes au cours du XXe siècle
Les deux genres musicaux vont ensuite poursuivre au cours du XXe siècle des évolutions profondément distinctes.
Le Tango, en effet, reste, malgré sa diffusion internationale au cours des années 1930, une musique fortement identifiée, par ses thèmes poétiques comme par ses sources créatives, à une seule ville : Buenos-Aires. De plus, malgré de constantes évolutions stylistiques, cette musique urbaine du Rio de la Plata continue tout au long du siècle à s'appeler Tango – un genre auquel les Portègnes font désormais référence comme à une composante essentielle de leur identité et qui se traduira par la production d'un immense corpus musical, estimé à 100 000 enregistrements. Un patrimoine d'ailleurs aujourd'hui menacé de destruction, et dont le musicien Ignacio Varchauski a entrepris d'assurer la préservation (Voir « les archives du Tango »).
La musique tropicale, au contraire, se renouvelle constamment au gré des influences croisées et de l'inventivité de ses artistes, prenant autant de noms que d'époque et de régions : Son, Plena, Cumbia, Valenato, Merengue, Mambo, Cha Cha Cha, et bientôt Salsa et Reggaeton. Un mouvement constant de métissage et de recombinaison stylistique qui intègre également une influence importante de la musique afro-américaine, avec le Son montuno jazzifié de la Havane et le Latin Jazz new-yorkais des années 1940, et bien sûr le Boogaloo et la Salsa à partir de la fin des années 1960.
C'est d'ailleurs sans doute la raison pour laquelle Portoricains et Cubains se déchirent parfois sur la question des origines de la Salsa. Celle-ci, en effet, est incontestablement née sous ce nom à New York au tout début des années 1970, à l'initiative de jeunes musiciens majoritairement portoricains ou d'ascendance portoricaine, comme Ray Barretto, Willie Colon ou Eddie Palmieri.
La salsa, Willie Colon
Bernard Lavilliers nous entraîne à la découverte de la Salsa à New York. Interview du musicien Willie Colon à propos de ses origines et qui qualifie New York de "La Mecque du son tropical" . Bernard Lavilliers dans un bar du quartier porto-ricain compose, à la guitare, un air de salsa. Des séquences de danses dans les discothèques illustrent le reportage.
Mais ses rythmes fondamentaux, comme le Son, viennent en grande partie de Cuba. Et si, au cours des 30 années qui ont suivi la révolution castriste, Cuba a été quelque peu marginalisé sur la scène de la musique tropicale internationale, il va en revanche connaître à partir du milieu des années 1990 un spectaculaire « come back », avec la diffusion d'une musique nouvelle dite « Timba », popularisée par des groupes tels que Van Van, Irakere, Adalberto Alvarez, NG La Banda, ou encore le chanteur Isaac Delgado. Le documentaire « Cuba la Havane /musique sans frontière » nous propose un témoignage très précieux sur le moment – au début des années 1990 – où cette musique, déjà en pleine vigueur à La Havane, s'apprête à partir à la conquête des scènes mondiales.
Un mouvement quasi-simultané de globalisation à l'aube du XXIe siècle
Au cours des 30 dernières années, la Salsa et le Tango ont connu un succès international croissant, qui s'est étendu par cercles concentriques jusqu'aux régions culturellement les plus éloignées des Caraïbes, comme la Chine (Voir « La fièvre de la Salsa a touché la Chine »). Une similitude de destins qui révèle d'une certaine manière leur identité commune, celle de musiques métisses fondamentalement liées à la danse.
Les raisons de ces engouements simultanés sont en effet assez proches : essor de la société des loisirs et recherche de l'épanouissement individuel ; désir de vaincre la solitude et de rentrer plus facilement en contact avec les personnes du sexe opposé ; plaisir de retrouver une identité à travers la pratique d'un loisir différenciant et permettant d'intégrer une communauté d'aficionados ; attrait de l'exotisme et réinvestissement des identités sexuelles brouillées par la révolution féministe ; possibilité de pratiquer une activité physique alliant plaisir, détente et satisfaction esthétique, etc... Le documentaire « Envoyé Spécial : le temps du tango » nous fait bien ressentir, à travers une série d'interviews de tangueros français, les différents facteurs de cet essor international des danses latines.
Le temps du tango, cours de tango, interview d'amateurs de tango
Le tango a traversé les frontières et dépasse le phénomène de mode. Portraits de passionnés, qui de cours, en salles de bal, s'adonnent à cette danse au son des bandonéons. Guy Marchand évoque lui son amour pour ces rythmes.
Celui-ci a contribué à alimenter en retour, dans leur pays d'origine, un intérêt renouvelé pour les formes d'expression populaires autochtones. C'est notamment vrai en Argentine, où le Tango avait été marginalisé dans les années 1960 par le Rock, le Disco, la Pop et la Nueva cancion. A partir des années 1990 et surtout 2000, au contraire, il a recommencé à séduire la jeunesse portègne. Un mouvement qui s'est traduit par l'apparition d'une nouvelle génération d'artistes, tant danseurs que musiciens, qui ont contribué de manière décisive à renouveler et revivifier le genre. C'est ce dont témoigne le documentaire « Forever tango » consacré à un de ces danseurs emblématiques de la jeune génération, Pablo Aubia, qui contribue à diffuser le tango dans le monde tant à travers ses nombreuses tournées internationales qu'en attirant à Buenos Aires même des aficionados étrangers désireux de s'abreuver à la source même du Tango.
Tango forever
Reportage. A Buenos Aires, rencontre avec des jeunes qui pratiquent le Tango. Portrait de Pablo Inza danseur qui organise de nombreuses soirées et donne des cours de Tango. Chaque soir, les milongas accueillent des danseurs. Rencontre avec Christy, étudiante américaine qui est venue en Argentine pour être à la source de cette danse. Commentaire sur images factuelles entrecoupés des interviews de Pablo Inza et Mariana, danseurs et professeurs de tango.