Carlotta Ikeda : L'effroi et la grâce
Notice
Au Festival de Marseille, en juillet 2002, Carlotta Ikeda crée Togué, où elle prend une certaine distance ironique vis-à-vis de quelques archétypes du Butô, tout en conservant certains fondamentaux, tel le maquillage blanc, effacement de la peau pour ouvrir le corps aux métamorphoses.
- Danse > Danse contemporaine > Butô
- Danse > Festivals > Autres
- Institutions > Festival
Éclairage
« On ne sort pas indemne d'un spectacle où l'effroi le dispute à la grâce » : la preuve par l'image.
Dans son apparente étrangeté, le Butô est photogénique : visages grimaçants, postures grotesques, corps blanchis peuvent aisément constituer une collection de difformités exotiques et inquiétantes. Ce sont, d'une certaine manière, des clichés rassurants, si l'on considère, avec la journaliste de France 3 Provence-Côte d'Azur qui présente un spectacle de Carlotta Ikeda au Festival de Marseille en 2002, que le Butô, « danse des ténèbres », a été créé au Japon à la toute fin des années 50 « pour exorciser le cauchemar d'Hiroshima » (ce que répète à foison toute une vulgate insuffisamment informée) et qu'il s'agit d'« exprimer l'inexprimable » et de manifester « l'instinct de survie dans le pire des chaos ».
Rien de tel, pourtant, dans le propos de Carlotta Ikeda qui sous-tend le spectacle Togué (« Epine », en japonais), qu'elle a créé avec cinq danseuses et le groupe de rock techno Spina, en juillet 2002 dans la cour de la Vieille Charité, à Marseille. A 61 ans, la chorégraphe prend même une certaine distance ironique avec les origines du Butô. Poupées, ballerines, sauvageonnes, les femmes évoluent comme les fantômes d'elles-mêmes quand elles ne deviennent pas de dangereux blousons noirs déguisés en bouteilles d'Orangina.
Mais tous les attributs du Butô ne sont pas abandonnés pour autant. Le reportage de France 3 s'attarde longuement sur le maquillage blanc des danseuses : seconde peau, ou plutôt effacement de la peau pour en faire un parchemin des métamorphoses. Lisière, porosité : le maquillage blanc des corps du Butô dessine cette surface neutre, qui abstrait le corps réel, dé-personnalise ses affects, et en fait la page blanche où vie et mort, présence et absence, échangent leurs densités. « La transformation idéale serait de devenir ce qui n'existe pas, et pour devenir rien il faut se transformer en toutes choses », disait Ko Murobushi, alter ego en chorégraphie de Carlotta Ikeda. Tout l'art de Carlotta Ikeda a toujours tenu dans cet intense recueillement où l'invisible du monde prend forme et éclot dans le mystère d'un corps. Dans un entretien en 1987, Carlotta Ikeda confiait : « Quand je danse, il y a deux « moi » qui cohabitent : l'un qui ne se contrôle plus, en état de transe, et l'autre qui regarde avec lucidité le premier. Parfois ces deux « moi » coïncident et engendrent une sorte de folie blanche, proche de l'extase. C'est cet état que doit chercher le danseur de Butô. Je danse pour ce moment privilégié » [1]. Ariadone, nom de la compagnie qu'a créée Carlotta Ikeda en 1974, désigne ce fil d'Ariane que suit Carlotta Ikeda d'un spectacle à l'autre.
[1] Entretien publié dans Le Monde de la Musique, février 1987.