Parcours thématique

La comédie d'Aristophane à Corneille : les héritages d'un genre multiple

Céline Candiard

Introduction

Si l'on écarte le répertoire de Molière, exception unique de la scène française d'aujourd'hui, on se rend compte que la comédie est un genre largement moins joué, moins étudié et même moins respecté que la tragédie : né après elle, souvent tenté de prendre modèle sur elle, il pâtit depuis l'époque classique d'une image d'infériorité qui doit beaucoup à la suspicion dans laquelle était tenu le rire par une partie de l'Eglise antique et médiévale. La comédie a donc beaucoup lutté, particulièrement en France, pour se distinguer de la farce, genre populaire sans véritable statut littéraire, quitte pour cela à se dissocier de sa visée d'origine, le rire. Et aujourd'hui encore, si artistes et spectateurs n'ont aucun mal à concevoir que la tragédie puisse avoir une valeur esthétique et poétique intrinsèque, la comédie en revanche suscite l'embarras et nécessite le plus souvent des justifications extérieures (visée morale, dénonciation d'injustices, désespoir existentiel) pour se rendre respectable.

La comédie ancienne grecque

Cela, pourtant, n'a pas toujours été le cas. Lorsqu'elle naît en Grèce dans les années 480 av. J.-C., soit une cinquantaine d'années après la tragédie, la comédie ne tarde pas à être intégrée aux festivals rituels (grandes et petites Dionysies, Lénéennes) et à être récompensée à son tour par des prix spécifiques qui confèrent richesse et gloire à leurs lauréats. Parmi eux, Aristophane est le seul poète comique du Ve siècle dont on ait gardé plusieurs pièces entières (11 au total). Ses textes sont donc pour nous les uniques représentants de ce qu'on appelle la « comédie ancienne », par opposition à la « comédie nouvelle » créée dans la seconde moitié du IVe siècle et illustrée par des auteurs comme Ménandre.

La comédie ancienne est un genre conçu comme une dérision généralisée des affaires sérieuses de la cité : Aristophane se moque donc de la politique, de la justice, de la guerre, de la philosophie, du théâtre et des gens en vue en général, en s'acharnant particulièrement sur la guerre, grand ennemi de la fête et du théâtre puisque les festivités étaient souvent suspendues en cas de conflit. Lieu de nivellement par le bas, où viennent s'abîmer les institutions et les hommes les plus respectés, la comédie donne aussi à voir la promotion bouffonne des plus insignifiants, femmes, pauvres et même parfois animaux.

Le caractère très allusif de la comédie ancienne et son ancrage dans l'actualité de son temps rendent ce répertoire assez difficile à faire entendre aux spectateurs contemporains même les plus cultivés. Deux possibilités principales se présentent alors aux metteurs en scène :

Certains choisissent les pièces les plus fantaisistes, les plus dissociées de l'actualité politique athénienne du Ve siècle. C'est ainsi que Les Oiseaux fait l'objet de mises en scène plus fréquentes que les autres pièces d'Aristophane, parce que cette comédie se déroule dans le cadre imaginaire d'une cité utopique fondée par les oiseaux dans les airs. Si la pièce visait à l'origine la secte philosophique des Orphiques, elle sert aujourd'hui à figurer toute velléité d'utopie politique. Telle est la proposition de Jean-Louis Barrault lorsqu'il présente la pièce au Théâtre Renaud-Barrault en 1985 : servie par une musique entraînante et les performances énergiques d'acrobates et de marionnettistes, la comédie d'Aristophane devient une fantaisie joyeuse où l'on vient oublier les déceptions de la réalité.

<i>Les Oiseaux</i>, mis en scène par Jean-Louis Barrault

Les Oiseaux, mis en scène par Jean-Louis Barrault
[Format court]

Les Oiseaux d'Aristophane sont mis en scène par Jean-Louis Barrault au Théâtre Renaud-Barrault. Avec plusieurs extraits chantés et chorégraphiés du spectacle, qui comporte également acrobates et marionnettistes, alterne une interview du metteur en scène Jean-Louis Barrault, qui insiste sur le travail corporel effectué pour cette mise en scène et met en évidence les fonctions de la comédie satirique dans la société.

08 avr 1985
04m 51s

D'autres, à l'inverse, préfèrent faire parler Aristophane sur le monde qui leur est contemporain et faire ainsi de ses pièces un théâtre militant : leurs spectacles sont alors plutôt des adaptations que des traductions à proprement parler. C'est ainsi que le dramaturge canadien Michel Tremblay fit de Lysistrata, en 1969, le porte-voix d'un féminisme en plein essor et d'un pacifisme rendu particulièrement vibrant par la Guerre du Viêtnam. La mise en scène de Marcel Maréchal, présentée au Théâtre de la Criée à Marseille en 1991, entend elle aussi faire œuvre politique en protestant contre l'engagement français dans la Guerre du Golfe.

<i>La Paix</i> d'Aristophane à La Criée

La Paix d'Aristophane à La Criée
[Format court]

Entrecoupée de plusieurs brefs extraits du spectacle, interview du metteur en scène Marcel Maréchal, qui compare la force comique d'Aristophane à celle d'un Rabelais et explique le travail de transposition qu'il a fallu effectuer pour inscrire la pièce dans le contexte contemporain. Il souligne également la poésie et l'universalisme de ce théâtre, qui exalte la vie et la fête.

09 mar 1991
02m 45s

La comédie romaine

À ce premier modèle de comédie, ancré dans l'actualité publique d'une Athènes démocratique, vient bientôt s'en ajouter un second, inauguré par Ménandre en Grèce à l'époque de la domination macédonienne au siècle suivant : désormais soumise à une monarchie étrangère, la cité athénienne n'a plus la possibilité d'exercer sur ses personnalités en vue une telle force de dérision. Celle-ci est donc confinée à un cadre purement fictif et domestique, celui de la « comédie nouvelle ». C'est ce modèle que reprendront les Romains, et particulièrement leur poète comique le plus vénéré, Plaute, que nous pourrions comparer à notre Molière. Les pièces de Plaute, puis de Térence, seuls auteurs comiques romains dont les textes nous soient parvenus, se présentent comme des spectacles grecs, racontant des histoires arrivées en Grèce à des personnages grecs ; elles n'ont donc pas la prétention de s'inscrire dans l'actualité factuelle de la cité, mais au contraire de proposer une réalité alternative, pleinement festive, d'où toute dimension civique (politique, guerre, justice) aurait disparu. Ainsi les fictions de ces comédies s'organisent le plus souvent autour des amours d'un jeune homme pour une jeune fille ou une prostituée, amours contrariées par l'opposition de vieillards avares ou cupides, et finalement permises par l'intervention rusée d'un esclave impertinent.

Pour rendre justice à la fantaisie de ces pièces, écrites comme des comédies musicales où alternent scènes parlées et scènes chantées, les metteurs en scène oscillent généralement entre deux choix :

Certains, à l'exemple de Daniel Sorano dans sa mise en scène du Carthaginois de Plaute au Théâtre du Vieux-Colombier en 1959, s'efforcent de faire apparaître l'éternelle jeunesse du théâtre de Plaute et la mettent en valeur par un travail d'adaptation ;

<i>Le Carthaginois</i> de Plaute

Le Carthaginois de Plaute
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Le Carthaginois est mis en scène par Daniel Sorano au Théâtre du Vieux-Colombier. Ce petit film publicitaire pour le spectacle met en scène un touriste qui rencontre successivement les divers personnages de la pièce et se fait raconter l'intrigue par le protagoniste, l'esclave Milphion.

11 avr 1959
03m 22s

D'autres au contraire cultivent les effets d'étrangeté de ce répertoire : avec La Marmite de Plaute, présentée en 2002 à la Cartoucherie de Vincennes, Brigitte Jaques-Wajeman s'appuie sur une traduction inédite de Florence Dupont pour creuser l'écart avec L'Avare de Molière, qui reste encore aujourd'hui la plus célèbre adaptation de la pièce de Plaute, en donnant à voir un univers de fantaisie pure où dominent gags invraisemblables et auto-désignation du théâtre.

<i>La Marmite</i> de Plaute à la Cartoucherie de Vincennes

La Marmite de Plaute à la Cartoucherie de Vincennes
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Outre quatre brefs extraits du spectacle, le reportage présente une interview de la metteuse en scène, Brigitte Jaques-Wajeman, qui explique sa démarche de transposition de la pièce antique et souligne l'importance de la musique et du travail sur le corps. Le comédien Cyril Anrep évoque ensuite les conditions de représentation du théâtre à l'époque de Plaute.

09 fév 2002
02m 51s

Expérimentations de Corneille

Si l'époque « moderne », depuis la Renaissance jusqu'à la Révolution française, a pris pour principal modèle de son théâtre le répertoire de l'antiquité, et en particulier les pièces de Plaute et de Térence pour la comédie, cela n'empêche pas les dramaturges de poursuivre l'exploration des limites du genre. Le jeune Pierre Corneille en particulier, à une époque où le théâtre français n'est pas encore soumis au contrôle sévère des règles de la doctrine classique, commence sa carrière en proposant des comédies « sans personnages ridicules », visant non pas à faire rire le spectateur mais à lui plaire par leur « humeur enjouée » [1] : c'est le cas de Mélite (1629), de La Veuve (1632), de La Galerie du Palais (1633), ou encore de La Place Royale (1634). Ces pièces déconcertantes, plus proches de la pastorale par leurs thématiques et leur tonalité sentimentales que de la comédie antique, sont aujourd'hui rarement mises sur le théâtre. Brigitte Jaques a cependant proposé en 1992 une mise en scène de La Place Royale au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, en faisant de la pièce le portrait d'une jeunesse brûlante et tourmentée, situé dans un café parisien des années 1960. Benoît Jacquot immortalise cette mise en scène en 1995 en la filmant à la manière très libre des cinéastes de la Nouvelle Vague.

<i>La Place Royale</i> mise en scène par Brigitte Jaques, un film de Benoît Jacquot

La Place Royale mise en scène par Brigitte Jaques, un film de Benoît Jacquot
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Acte I, scène 1 de la pièce, où Phylis (Marie-Armelle Deguy) tâche en vain de convaincre Angélique (Anne Consigny) de répondre aux avances de son frère Doraste. Angélique, qui aime Alidor, affirme sa fidélité, tandis que Phylis refuse de s'engager de manière exclusive.

07 aoû 1995
05m 59s

Mais là ne s'arrêtent pas les expérimentations du jeune Corneille, qui propose dès 1636 avec L'Illusion comique une méditation sur les frontières du théâtre, sur ses effets et ses jeux d'illusion : à travers une tragédie enchâssée, au cinquième acte, mais aussi le personnage de Matamore, bouffon sans utilité dramaturgique directe qui tourne en dérision l'héroïsme des tragédies, Corneille fait apparaître avec une jubilation toute ludique les conventions du théâtre de son temps. Aujourd'hui, à l'heure où le théâtre aime à se déconstruire sous les yeux du spectateur, une telle démarche retrouve toute sa modernité : c'est donc sur cette auto-désignation du théâtre qu'insiste déjà la mise en scène proposée par Georges Wilson au Théâtre National Populaire de Chaillot en 1966.

<i>L'Illusion comique</i> de Corneille, mis en scène par Georges Wilson au TNP de Chaillot

L'Illusion comique de Corneille, mis en scène par Georges Wilson au TNP de Chaillot
[Format court]

Interview du metteur en scène Georges Wilson qui évoque sa fascination pour cette pièce de jeunesse, ce « monstre » alors peu joué de Corneille : auteur visionnaire, Corneille propose ici une réflexion sur le spectacle vivant et ses moyens, réflexion que la concurrence du cinéma rend de nouveau actuelle. Extraits du début de la pièce, acte I et premières scènes de l'acte II.

20 mar 1966
05m 39s

C'est encore au pouvoir suggestif de la fiction comique que rendra hommage Alain Françon dans sa mise en scène, présentée en 1986 à la Comédie-Française, du Menteur, avant-dernière pièce que Corneille consacrera au genre comique avant de céder à ses ambitions littéraires et de se consacrer exclusivement à la tragédie.

<i>Le Menteur</i> de Corneille, mis en scène par Alain Françon à la Comédie-Française

Le Menteur de Corneille, mis en scène par Alain Françon à la Comédie-Française
[Format court]

Interview d'Alain Françon sur sa mise en scène du Menteur de Corneille : il évoque le jeu de la pièce entre registres comique et tragique et la qualifie d'« utopie » dépourvue de vraisemblance. Il se réjouit des réactions du public et salue l'action de Jean-Pierre Vincent à la tête de la Comédie-Française. Extrait de l'acte II, scène 5 de la pièce.

15 fév 1986
05m 52s

[1] Corneille, Examen de Mélite (1660).

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