A propos de quelques grandes salles parisiennes
Introduction
Evoquer la vie des grandes salles de spectacle en France, à l'exclusion de ce que l'on nomme le Théâtre Public (Théâtres nationaux, Centres dramatiques nationaux et scènes nationales), c'est revenir sur une singularité française (culturelle et économique), sur l'histoire du théâtre et certaines de ses évolutions esthétiques.
En effet, toutes les salles qui ne font pas partie du théâtre public constituent le secteur du théâtre privé. Or il est important de noter que l'ensemble de ces lieux se concentre à Paris et qu'il n'existe que deux théâtres privés en dehors de Paris. Cette concentration a une conséquence directe sur la diffusion des spectacles issus des théâtres privés puisqu'en région, les représentations ne peuvent avoir lieu que dans des structures publiques, quelles que soient leurs tutelles (état, ville, région ou département).
Les théâtres privés
Mais revenons sur cette notion de théâtre privé.
Cette typologie renvoie en fait au mode de financement de ces lieux qui repose sur un engagement de fonds privés, dans un système où ces théâtres ne reçoivent pas d'aide direct de l'Etat ou d'autres collectivités publiques (principalement municipale ou régionale). Ces derniers tirent principalement leur financement de l'exploitation de spectacles présentés, soit des recettes. Un théâtre privé peut donc être comparé à une entreprise qui subit la loi du marché... Mais la spécificité du théâtre privé en France réside aussi dans un élément primordial, à savoir que ces théâtres ne sont pas seulement des lieux d'accueil de spectacles mais également des lieux de production. En France, un directeur de théâtre privé décide des choix des spectacles qu'il produit, contrairement aux autres pays européens ou aux Etats-Unis qui ne font qu'accueillir les représentations sans jamais les produire. Cette singularité possède un impact sur la vie du théâtre, puisque, dans ce cadre-là, la production d'une pièce est d'autant plus liée à une rentabilité nécessaire pour la survie du lieu, l'absence de succès pouvant dans une situation extrême entraîner la faillite du théâtre.
Toutefois, si cette prise de risque est réelle, il ne faut pas oublier de prendre en compte depuis plusieurs années (voire décennies) un certain nombre de mesures mises en place non seulement par le secteur privé mais aussi par celui du public.
Situation financière du théâtre privé de création
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Reportage sur la situation financière du théâtre privé, en particulier celui de création dans lequel ont exercé Copeau, Dullin ou Jouvet, et entretien de Georges Herbert sur les aides au théâtre privé et sa diffusion en province.
Outre que les spectacles produits par les théâtres privés peuvent être revendus aux établissements subventionnés ce qui leur permet de faire de nouveaux profits puisqu'il n'existe pas de théâtre privé hors de Paris, des structures et des systèmes de subventions ont été créés afin d'aider le théâtre privé à se maintenir. Se distinguent notamment le Fond de soutien du théâtre privée (ASTP), l'association des Théâtres Parisiens Associés (TPA) et les Directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Ce qu'on appelle communément le Fonds de soutien s'intitule en fait l'Association de Soutien au Théâtre Privé d'où son acronyme ASTP mentionné plus haut. Il s'agit d'une association créée en 1964 dont une grande partie des ressources vient des dons versés par le Ministère de la culture, par la Ville de Paris et les gains sur la taxe fiscale des spectacles. Les aides gouvernementales et municipales ne sont pas là pour financer les théâtres privés mais afin de garantir la création dans ces établissements. Quant à la taxe, il s'agit d'une mesure relativement récente puisqu'elle a été instaurée au 1er janvier 2004. Cette taxe fiscale s'apparente à un impôt obligatoire sur la billetterie de la globalité des spectacles privés (du théâtre lyrique, en passant par le théâtre dramatique, les one-men/women show et tout le registre du comique). Elle représente 3,5% du prix du billet et cette somme est reversée, via l'ASTP, aux différents théâtres privés pour les soutenir financièrement dans leurs projets (en particulier dans la production de spectacle). Cette taxe est également prélevée lorsqu'une pièce du théâtre privé se joue dans une structure publique.
Si l'ASTP n'est pas la seule association à venir en aide aux théâtres privés, elle en constitue cependant la principale source d'aide. Concernant les DRAC, il est à noter qu'elles ne viennent pas en aide directement aux lieux, mais aux compagnies théâtrales qui s'inscrivent dans la vie culturelle d'une région, que ce soit par l'animation d'un lieu ou la production de spectacles, ou par la création et la diffusion. Placées sous la tutelle du préfet de région, elles sont un relais de la politique de l'Etat au niveau régional, chargées de coordonnée et de mettre en place les orientations décidées par le gouvernement.
Le théâtre privé en France possède donc cette facette singulière : outre qu'il est à la fois diffuseur et producteur, il est aussi un secteur privé subventionné. Selon le montant de l'aide directement au lieu ou à la compagnie, on peut dire qu'il y a une partie du monde théâtral qui s'apparente à un théâtre conventionné, à mi-chemin du théâtre privé et du théâtre public (entre autres exemples : le théâtre de la Madeleine subventionné par la Ville de Paris, Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie et il y a peu encore Peter Brook aux Bouffes du Nord).
La mémoire des théâtres
Par ailleurs, évoquer ces grandes salles, c'est évoquer la mémoire collective, mémoire chargée d'histoire, mémoire urbaine d'une ville, d'une région. Georges Banu a convoqué cette mémoire des lieux dans son essai Mémoires du théâtre . Il explique à juste titre que « Le théâtre [...] tient de la chose remémorée. Et cette chose peut être aussi lui-même. Non seulement ses formes ou ses œuvres, mais, plus encore, ses architectures, son bâtiment.» [1]
[1] Georges Banu, Mémoires du théâtre, Arles, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », p. 86.
Les incontournables
L'exemple du Théâtre du Châtelet en plein centre de Paris est en cela significatif. Ce bâtiment, construit à la fin du XIXe siècle, est l'un des multiples édifices érigés dans le cadre de la révolution haussmannienne entamée par la Ville de Paris. Il est inauguré en août 1862, en présence de l'impératrice Eugénie, et fait face dès sa construction à l'actuel Théâtre de la Ville. La dimension musicale, après quelques digressions, reste à l'œuvre au Théâtre du Châtelet et renoue ainsi avec sa vocation d'origine.
De plus, nombre de théâtres ont été marqués par la présence d'illustres pensionnaires qui sont soit à l'origine du bâtiment (le Théâtre Libre d'André Antoine, le Théâtre de l'Œuvre de Lugné-Poe), soit leur ont donné leur nom suite à leur passage mémorable. Certains lieux sont ainsi indissociables de leurs occupants, c'est le cas notamment du Théâtre de l'Athénée-Louis Jouvet, du Théâtre de l'Atelier et de Charles Dullin ou du Théâtre du Vieux-Colombier pour lequel Jacques Copeau a imaginé un espace scénique unique.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, il y a aussi l'aventure du Théâtre du Rond-Point et de la compagnie Renaud-Barrault. Ancien panorama du rond-point des Champs Élysées (spectacle oculaire populaire au XIXe siècle), transformé en Palais des Glaces avec patinoire, il est réinvesti par Jean-Louis Barrault qui amène avec lui son « chapiteau en charpente » qu'il avait planté dans l'ancienne gare d'Orsay (avant qu'elle ne devienne le musée que l'on connaît). Le hasard veut que Barrault se retrouve non loin du théâtre Marigny qui l'avait accueilli à ses débuts, trente cinq ans plus tôt.
Enfin, ce lien entre un lieu et la recherche et la création d'un metteur en scène devient parfois l'enjeu même de la manière dont un édifice participe à la scénographie d'une œuvre. Il se présente comme un élément essentiel en adéquation avec la pensée et le développement d'une esthétique. Les exemples du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes avec Ariane Mnouchkine et du Théâtre des Bouffes du Nord avec Peter Brook sont sans conteste parmi les plus probants et les plus fructueux pour la création théâtrale de ces cinquante dernières années.
La Cartoucherie de Vincennes
La troupe du Théâtre du Soleil, avec à sa tête Ariane Mnouchkine, s'installe à la Cartoucherie de Vincennes dans le sillon de mai 1968. Si elle acquiert reconnaissance et renommée dans ce lieu, elle est née plusieurs années auparavant et a déjà à son actif plusieurs spectacles. Toutefois, investir ce lieu permet à la troupe de créer les spectacles selon sa volonté et de ne jamais être contraint par l'espace.
Du théâtre de foire et de tréteaux avec 1789 et 1793, avec la multiplication des aires de jeu, le Soleil revient au frontal (Les Atrides, Tartuffe, etc.), en passant par le bi-frontal (Les Ephémères par exemple). L'espace s'invente à chaque fois en fonction du projet de la troupe. Mais si, désormais, le lieu est indissociable de l'histoire du Théâtre du Soleil (et inversement), il ne faut pas oublier que la Cartoucherie, ce sont cinq théâtres au total. Le Théâtre du Soleil est la troupe pionnière lorsqu'elle s'installe en plein Bois de Vincennes et décide d'occuper un des immenses hangars-entrepôts qui s'étendent sur un terrain clôturé - un site militaire désaffecté que la troupe squatte avant démolition. Suivent le Théâtre de la Tempête avec les réalisations de Jean-Marie Serreau, le Théâtre de l'Aquarium avec ses créations collectives parmi lesquelles La Jeune Lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras (1976) [2] et fondé par la troupe du même nom issue de l'Ecole Normale Supérieure, constituée, entre autres, de Jacques Nichet (professeur de la Chaire de création artistique du Collège de France en 2009-2010), Didier Bezace (actuel directeur du Théâtre de la Commune à Aubervilliers) et Jean-Louis Benoît (il était jusqu'à récemment directeur du Théâtre de la Criée à Marseille). Il y a enfin le Théâtre de l'Epée de Bois et le Théâtre du Chaudron dont la mission est d'accueillir des spectacles, avec une programmation s'articulant principalement aujourd'hui autour de la danse contemporaine.
[2] A ce sujet voir la revue Théâtre/Public, « L'Usine en pièces. Du travail ouvrier au travail théâtral », n° 196, coordonné par Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot.
Les Bouffes du Nord
Quant à Peter Brook, son aventure théâtrale s'est sédentarisée dans le magnifique théâtre des Bouffes du Nord. Pour comprendre la démarche qui est la sienne lorsqu'il décide de s'installer à Paris dans cet étrange théâtre intégré à un immeuble, les mots d'Antoine Vitez concernant la mise en scène de pièces classiques peut apporter un éclairage riche de sens :
« Le mot qui aujourd'hui m'irrite le plus est celui de > dépoussiérage > (je veux dire : des classiques). Et non point parce que la mode change, mais parce qu'en effet il dit quelque chose que je refuse : l'idée que les œuvres seraient intactes, luisantes, polies, belles, > sous une couche de poussière> , et qu'en ôtant cette poussière on les retrouverait dans leur intégrité originelle. Alors que les œuvres du passé sont des architectures brisées, des galions engloutis, et nous les ramenons à la lumière par morceaux, sans jamais les reconstituer, car de toute façon l'usage en est perdu, mais en fabriquant, avec les morceaux, d'autres choses... Le dépoussiérage, c'est de la restauration. Notre travail à nous est tout au contraire de montrer les fractures du temps... Notre reconstitution sera tout à fait imaginaire. Presque la même chose que l'original. Presque. Nous savons, bien sûr, que notre reconstitution est fausse, notre plaisir (à faire partager) est de montrer en tout cas au public l'art et l'artifice du poète, la différence d'avec la nature, et par conséquent, à une certaine profondeur, la nature. » [3]
Avec cette citation du metteur en scène Antoine Vitez, il est possible d'établir un parallèle avec l'entreprise artistique de Peter Brook lorsqu'il décide de s'installer dans le théâtre des Bouffes du Nord au début des années soixante-dix. Il décide de réinvestir un lieu, en ruines, à l'abandon, sans masquer d'aucune sorte non seulement le passage du temps mais aussi son usure. Donner à voir les marques du temps, ses cicatrices sur les murs du théâtre, rendre visible la mémoire et ses imperfections, voilà ce qu'entreprend Peter Brook. Cette volonté se manifeste d'autant plus que le metteur en scène britannique investit cet ancien théâtre à l'italienne comme s'il s'agissait d'un espace élisabéthain.
Peter Brook parle des Bouffes du Nord
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Extrait d'un reportage sur les Bouffes du Nord, dans lequel Peter Brook évoque sa conception de l'espace où l'espace élisabéthain vient côtoyer cet ancien théâtre à l'Italienne. Puis un extrait de répétition de la scène du serment au début de Hamlet.
L'occupation du théâtre des Bouffes du Nord concrétise au fur et à mesure la réflexion de Peter Brook sur ce qu'il nomme l'espace vide et consacre l'hybridation de la salle à l'italienne avec ses balcons, sa scène disparue mais toujours présente par son empreinte encadrée par des colonnes qui forment le cadre de scène et la trace d'un proscenium, avec la scène élisabéthaine qui s'avance vers les spectateurs, mêlant espaces privés et espaces publics pour nous dire aussi bien l'intimité du pouvoir que le spectaculaire des combats. D'ailleurs, Peter Brook inaugure les lieux de manière emblématique en 1974, en montant une pièce méconnue de Shakespeare, Timon d'Athènes (1974) [4].
[3] Danielle Kaiserbruber, Antoine Vitez, « Théorie/pratique théâtrale », in Dialectiques, n° 14, 1976.
[4] Voir un extrait de Timon d'Athènes filmé aux Bouffes du Nord.
Nouveaux espaces
Aujourd'hui encore, l'architecture cherche à répondre aux évolutions et mutations qu'a connues et que connaît le théâtre. Il s'agit d'inventer des lieux qui puissent non seulement répondre aux processus de création actuels (notamment à l'ouverture interdisciplinaire de beaucoup de spectacles) mais aussi de permettre aux compagnies et autres troupes de répéter dans des conditions adéquates pour mener leur projet. La reprise du Théâtre du Rond-Point en 2002 par Jean-Michel Ribes va dans ce sens. Il s'agit pour le nouveau directeur de proposer un lieu qui puisse accueillir des spectacles très variés dans leurs formes (théâtre, cirque, one-man show) et dans leur réception (intimiste, populaire), de créer un lieu de discussion, notamment par son partenariat avec la maison d'édition Actes Sud et l'ouverture d'une librairie théâtrale, et par des rencontres avec des philosophes, journalistes, critiques.
Le Théâtre du Rond-Point, direction Jean-Michel Ribes
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Reportage sur le Théâtre du Rond-Point, présentation des lieux, évocation de son histoire et vocation actuelle, entretien de Jean-Michel Ribes et de différents comédiens qui y jouent (Ged Marlon, Luis Rego, Philippe Caubère) et extraits de leur spectacle (Un simple froncement de sourcil et 68 selon Ferdinand).
Face aux exigences de création contemporaine, il faut également mentionner la réhabilitation des anciens bâtiments des pompes funèbres de la ville de Paris inauguré en 2008 : le 104. L'immense superficie (plus de 39000m²) a donné lieu à la création de multiples salles (ateliers et salles de spectacles) qui permettent d'accueillir en résidence de nombreux artistes en même temps et surtout de tous horizons (théâtre, danse, cinéma, art plastique, musique, performance, littérature, etc.).