Jean Eustache en compétition avec "La maman et la putain"

08 juin 1973
10m 03s
Réf. 00153

Notice

Résumé :

Entretien avec Jean Eustache, qui raconte la genèse de son film "La maman et la putain", puis les acteurs Bernadette Lafont, Jean-Pierre Léaud et Françoise Lebrun s'expriment sur leur travail avec le réalisateur.

Date de diffusion :
08 juin 1973
Source :

Transcription

Journaliste
Grand prix spécial du jury : "La Maman et la putain". Françoise Lebrun, Jean Pierre Léaud, Bernadette Lafont, dans un film de Jean Eustache.
Jean Eustache
Pour la première fois, j'ai écrit un film pour les gens qui allaient le jouer. C'est-à-dire que j'ai contacté les acteurs avant d'écrire le film. Je leur ai demandé : " Voulez-vous... J'ai l'intention de faire un film avec vous. Acceptez-vous de le faire ? ". Et ils m'ont dit : " De quoi ça va parler ? ". J'ai dit : " Je ne sais pas ".
Bernadette Lafont
C'est la première fois après seize ans de travail que j'ai un film qui est sélectionné à Cannes. Alors, ça fait plaisir parce que c'est un film jeune, c'est le nouveau cinéma, et moi, ça me réconforte.
Journaliste
Et Françoise Lebrun ?
Françoise Lebrun
Moi, sans travail, c'est le premier film, je viens à Cannes. J'ai honte.
Journaliste
A Cannes, vous êtes depuis quelques heures à peine ?
Françoise Lebrun
Oui.
Journaliste
Alors, les premières impressions ?
Françoise Lebrun
Oh, je suis fatiguée. Non, ça va très très vite.
Journaliste
Ca va plus vite que vous ne voudriez ?
Françoise Lebrun
Oui, c'est-à-dire que je ne vois pas vraiment bien ce qu'il se passe. Ça va trop vite.
Jean-Pierre Léaud
"Je ne me trompe pas ?
Françoise Lebrun
Non.
Jean-Pierre Léaud
Vous savez, j'avais un peu peur de ne pas vous reconnaître.
Françoise Lebrun
Vous ne m'en voulez pas, pour hier ? Vous savez, je suis désolée. Vous n'avez pas trop attendu, j'espère ?
Jean-Pierre Léaud
Si, j'ai attendu très longtemps, mais ça n'a aucune importance. Vous savez, en arrivant, j'ai regardé un petit peu partout, autour de moi. Dehors, il y avait un type qui me ressemblait. Tout d'un coup, je ne l'ai plus vu. J'ai pensé que vous vous étiez peut-être trompée, que vous étiez partie avec lui.
Françoise Lebrun
Non, je ne me serai pas trompée. Alors, vous m'avez attendue longtemps ? Ça m'ennuie".
Jean Eustache
Il y a, au cinéma, un raccourci schématique qui s'est établi au cours des temps, qui s'est établi au cours du temps, entre une heure et demie et deux heures. On a fait des dérogations ppur des durées plus longues, de trois, quatre heures, pour les films à grand spectacle. Pourquoi cette dérogation n'aurait-elle pas lieu pour des films intimistes ?
Bernadette Lafont
"Mais vous n'avez pas rien compris à ce qu'il s'est passé entre Philippe et moi. Il n'y a pas eu d'histoire. Personne n'y a cru. Ni lui, ni moi.
Jean-Pierre Léaud
Je n'ai pas cherché à comprendre. Je me souviens que cette nuit-là, je vous ai téléphoné plusieurs fois. Vous étiez là et vous n'avez pas décroché.
Bernadette Lafont
Vous étiez avec Gilberte, et moi, combien de nuits vous ai-je attendu ? Mais je ne suis plus avec Gilberte, maintenant, je suis avec vous, je vis avec vous. "
Jean-Pierre Léaud
Le visage de l'acteur et le son, c'est-à-dire le dialogue du film deviennent presque le sujet-même. Deviennent même le sujet du film. Et alors là, on parle pendant longtemps, longtemps. C'est un film fait sur la parole, beaucoup.
Jean Eustache
Je préfère, dans un film fait sur la parole, filmer le récit de l'action que l'action.
Jean-Pierre Léaud
"Si ce que je vous dis vous ennuie, vous m'arrêtez. Non, pas du tout. Parce qu'on peut parler d'autre chose : de la pluie, du beau temps, du MLF.
Françoise Lebrun
Qu'est-ce que c'est ?
Jean-Pierre Léaud
Vous ne connaissez pas ? C'est le Mouvement de Libération de la Femme. Ce sont des femmes qui en ont assez de porter le petit-déjeuner au lit de leur mari. Alors, elles se révoltent. Elles ont trouvé un slogan. C'est : " On ne veut plus d'hommes sous nos édredons ", un truc comme ça.
Françoise Lebrun
Mais c'est triste. Moi, quand j'aime quelqu'un, j'aime bien lui porter son petit-déjeuner".
Journaliste
Vous considérez-vous comme une comédienne ?
Françoise Lebrun
Oui, par rapport au film. Comme une professionnelle, non, dans la mesure où c'est un premier film. Mais le personnage de Veronica que j'ai eu à jouer dans "La Maman", ne correspond vraiment en rien à ce que je suis, moi. Donc, je pense pouvoir dire que c'est un travail de comédienne. C'est-à-dire d'invention, de création de quelqu'un d'autre.
Jean-Pierre Léaud
" Vous paraissez fatiguée ou de mauvaise humeur. Si c'est le cas, on peut se voir un autre jour.
Françoise Lebrun
Non, non, ça va. Mais vous, vous êtes toujours libre ? Vous n'avez pas de femme ? De maîtresse ? D'amie ? ".
Journaliste
Lorsqu'on voit le film, on se demande quelle part plus ou moins grande d'improvisation il y a ?
Françoise Lebrun
Il n'y a pas une seconde d'improvisation. Le texte était écrit du début à la fin. Il n'a pas été question de changer une virgule. Vous savez, le scénario était prêt quelques mois avant le tournage. Donc, j'ai eu le temps de le lire, d'entrer dans ce personnage et puis, surtout, de l'apprendre. Parce que c'est un texte énorme. " Je le trompais. Je suis très exigeante. J'attends beaucoup trop des gens et je suis toujours déçue. Mais vous, vous n'avez jamais vécu avec une femme ? "
Journaliste
Et pour vous assurer que les comédiens ne changeaient pas un seul mot, vous deviez vous-même vous référer à votre texte ?
Jean Eustache
Je le connaissais par coeur. Et si vous voulez, je peux vous le réciter. Vous souvenez-vous de la scène où Françoise Lebrun chante une chanson de [Delmet] ?
Françoise Lebrun
" ... vous le donne tout simplement ".
Jean Eustache
Après, Jean Pierre Léaud allume la radio pour entendre celui qu'il nomme "le prédicateur du petit matin", et comme il s'endort très tard, le matin, il écoute à cinq heures dix, cinq heures vingt " Les gens ont une occupation sédentaire.
voix off
Ils ne s'exercent pas suffisamment, je dirais même qu'ils ne marchent pas assez.
Jean Eustache
Après, il éteint le radio et il dit : " Je l'écoute souvent, le matin, quand je ne dors pas. Depuis longtemps. Il ne s'écarte jamais d'un pouce de son texte. Son débit est parfaitement égal depuis des années, il parle de la même façon ". Je ne sais pas s'il est grand ou petit, gros ou maigre, chauve ou barbu. Il n'est qu'une voix.
Jean-Pierre Léaud
" Je ne sais pas s'il est grand ou petit, gros ou maigre, chauve ou barbu. Il n'est qu'une voix ".
Journaliste
Le fait que ce ne soit, à aucun moment, de l'improvisation, pensez-vous que cela vous a aidé à entrer dans un personnage qui au départ était, selon vous, aussi différent de vous ?
Françoise Lebrun
Oui, absolument. Je crois que j'aurais refusé de jouer un personnage qui pouvait me ressembler. Et puis, j'aurais refusé, de toute façon, de dire des phrases qui auraient été les miennes.
Journaliste
Par peur de ne pas trouver le ton juste ?
Françoise Lebrun
Parce que je ne trouvais pas ça intéressant !
Journaliste
En somme, ce qui vous intéresse, c'est la performance ?
Françoise Lebrun
Et bien oui ! " Ce n'est pas très brillant.
Jean-Pierre Léaud
Je ne sais pas. Vous voulez rester ici ?
Françoise Lebrun
Ça m'est égal.
Jean-Pierre Léaud
Vous n'avez pas faim ?
Françoise Lebrun
Non.
Jean-Pierre Léaud
Moi non plus ".
Journaliste
Vous avez de nombreuses scènes face à deux comédiens qui eux, ont tout le poids du métier, de l'expérience. Comment avez-vous ressenti cette inégalité de chances au départ ?
Françoise Lebrun
C'est très stimulant. D'abord parce qu'il y a une difficulté supplémentaire et puis parce que des acteurs, de bons acteurs vous donnent une réplique, d'une certaine manière, et ça vous aide beaucoup pour jouer vous-même. Et c'était à la fois un handicap et à la fois une aide, au contraire.
Bernadette Lafont
Effectivement, elle avait quand même un bloc professionnel devant. Et ça, qu'on le veuille ou non, bien que c'était une amie de gens, qu'on la connaissait... pas très bien mais enfin qu'on la connaissait, qu'on savait que tout allait bien avec elle, il y avait quand même ce truc, c'est qu'elle n'était pas professionnelle. Et ça, on n'y peut rien. C'est sûr. Et elle a été formidable parce que vous avez vu le film ? Je ne sais pas si vous l'avez vu. C'est vraiment une performance que n'importe quelle comédienne chevronnée serait heureuse de jouer. C'est un rôle fantastique. Attention, parce qu'il faut parler quand même du metteur en scène, Eustache, qui est un catalyseur de force et d'énergie. On n'était pas... On était complètement véhiculés, vous voyez, portés par sa pensée, par tout ce qu'on connaissait.
Françoise Lebrun
Et puis, il y avait l'urgence du tournage, il y avait toutes les difficultés en cours.
Bernadette Lafont
Des fois, on travaillait quarante heures d'affilée sans dormir. C'est ça. On était dans un même train, quoi. Chacun avait mal au coeur dans son coin et tout ça, mais on était dans le même train, toujours.
Jean Eustache
Mon premier film, mon tout premier film avait beaucoup d'idées, comme tous les premiers films. On a tellement de choses à dire. Cela fait dix ans. Le temps a passé. J'ai pratiquement pensé à renoncer au cinéma. Disons pensant que je n'étais peut-être pas fait pour faire du cinéma, que ça avait été une erreur d'adolescence, cet espoir... Et puis, j'ai décidé de nouveau à en faire. Et j'ai considéré ce film, "La Maman et la putain" comme mon premier film, comme si je n'avais rien fait auparavant. J'ai eu envie de dire énormément de choses, d'un seul coup, comme on fait pour un premier film, c'est-à-dire en vrac, bric-à-brac, comme ça, sans schématiser, sans styliser.
Jean-Pierre Léaud
C'était risqué dès le départ de mettre cent francs sur le film. De dire : " Tiens, on va donner dix francs pour ce film-là, pour donner quatre centimètres de pellicule. C'était un risque énorme.
Ingrid Bergman
Grand prix spécial d'une majorité du jury : "La Maman et la putain" de Jean Eustache.
Journaliste
Vous êtes fier d'avoir été couronné par un jury ainsi composé ?
Jean Eustache
Oui, je suis très très fier. Très surpris et très fier. Très heureux. Je ne les connaissais pas. Maintenant, j'ai un peu envie de les connaître.