Analyse du Palmarès 1978 par un membre du jury

31 mai 1978
05m 36s
Réf. 00194

Transcription

Anne Andreu
Eh bien, nous sommes particulièrement heureux aujourd’hui d’avoir avec nous Michel Ciment pour commenter ce palmarès du Festival de Cannes. D’abord, parce que Michel Ciment est un critique que nous aimons beaucoup. Il fait partie du comité de rédaction de Positif. Ensuite, parce qu’il a été cette année juré à Cannes. Alors, Michel Ciment, qu’est-ce qu’il y a de particulièrement positif dans ce palmarès de Cannes 1978 ?
Michel Ciment
Ben, c’est très difficile d’être juge et partie, c’est-à-dire d’avoir d’une part décerné les prix avec huit personnes, et d’autre part, de dire ce qu’on en pense. Donc moi, très sincèrement, je suis heureux de ce palmarès, parce que je crois que c’est un palmarès qui a une certaine homogénéité. Je crois qu’il n’y a pas eu de saupoudrage diplomatique, il n’y a pas eu d’échange entre les membres du jury. Tu as ce film, je te donne ce film. Les films primés ont tous été appréciés tout de suite dès que nous les avons vus par une majorité d’entre nous, pas par l’unanimité ; sauf le film d’Olmi, il faut le dire, à qui la palme d’or a été décernée à l’unanimité des neuf membres du jury. Et d’autre part, je crois que les prix, chaque film correspond à peu près au prix qui lui est attribué. Alors que des fois, on a des acteurs complètement inconnus, parce qu’il faut donner un prix à l’Amérique latine ou à l’Europe de l’Est, on donne un prix. Je crois que là, ça correspond vraiment à ce que nous pensions de chacun des films.
Anne Andreu
Vu de l’extérieur, on croit toujours qu’il y a des pressions économiques de producteur. En fait, ce n’est pas vrai.
Michel Ciment
Je ne peux parler que pour moi, je ne sais pas la vie privée de chacun des membres du jury. D’abord, je doute fort que l’on puisse faire pression sur des gens de ce jury. J’imagine très peu madame Liv Ullmann que j’ai observée pendant 15 jours ; une femme extrêmement rigoureuse, sensible, attachée à tout ce qu’elle dit, au poids de ses décisions, je ne la vois pas étant contacté ou faisant du réseau sur elle ; ou Alan Pakula, un des plu grands réalisateurs américains aujourd’hui, qui n’a rien à faire de ce type de pression. Alors moi en tout cas, dans mon cas personnel, il n’y a pas eu de pression du tout. Je veux dire, ça s’est passé très bien, on a passé tout notre temps ensemble, on ne s’est pas quitté. Moi j’ai beaucoup d’amis à Cannes, je ne les ai pratiquement pas vus. On a fait des repas ensemble constamment. Après chaque projection, le service du festival nous demandait de quitter la salle, parce qu’au balcon, on conversait pendant un quart d’heure ou vingt minutes après chaque film. On s’est réuni deux fois pendant le festival pour des délibérations officielles, une autre fois pour une grande délibération entre nous ; plusieurs fois pour des verres ensemble ou des repas, des échanges à quatre ou cinq ou à huit ou neuf. Et il n’y a pas eu de clan, de problème de tendance, de gens qui étaient à l’écart, etc. Donc, ça a été très harmonieux, et je dois dire que j’ai été très impressionné par le sérieux avec lequel les réalisateurs ou les décorateurs ou les producteurs qui sont au jury ont parlé des films. Moi, je trouve que souvent, le niveau était un niveau vraiment un niveau très bon. Ils auraient pu devenir critiques de cinéma, je crois que c’était très intéressant.
Anne Andreu
Bon alors, à tout seigneur, tout honneur. Commençons par l’Arbre aux sabots qui a eu la palme d’or.
Michel Ciment
L’Arbre aux sabots est un film serein, un film qui se déroule pendant trois heures sur un rythme majestueux, et qui se termine mal. Ça c’est très intéressant, je crois. Et je ne sais pas, c’est un film qui est peut-être en contraste avec tout ce qu’on a vu. Non seulement, parce qu’il est d'une perfection totale, mais aussi par un regard justement totalement chaleureux et totalement humain sans vouloir tomber dans les clichés ; et par rapport à des films qui avaient de très grandes qualités, mais qui étaient tous dans un registre, au contraire, extrêmement tragique, tendu, névrotique.
(Musique)
Anne Andreu
Alors, continuons maintenant, prix spécial du jury qui se partage ex-æquo entre Rêve de singe de Ferreri, The Shout de Skolimowski.
Michel Ciment
Oui alors, le prix spécial du jury, on a essayé aussi de donner le prix à des films qui concordaient avec l’esprit de ce prix. Le prix spécial du jury, c’est pour des films qui ne représentent pas tellement la recherche. N’exagérons rien, ce sont des films qui sont pour un public très large, mais qui représentent, si vous voulez, un univers personnel ; qui représentent, disons, une affirmation d’un monde poétique ou d’un monde moral qui se détache, disons, du cinéma, peut-être du tout-venant. Je crois que les deux films correspondent parfaitement à ce prix. Le film de Ferreri, c’est un metteur en scène déjà connu, mais qui n’avait jamais été consacré par Cannes, puisque ni Dillinger est mort , ni La Grande Bouffe n’avait eu de prix. Je crois que c’est une profonde injustice. L’univers de Ferreri, qui provoque des réactions très violentes dans un sens ou dans l’autre, à mon avis, méritait d’être couronné. Je crois qu’en plus Rêve de singe est un de ses films les plus achevés. Et je pense qu’il correspondait parfaitement à ce prix, cet univers poétique que possède Marco Ferreri de désespoir, de fin du monde avec une tendresse dans Rêve de singe qu’il n’y a peut-être pas dans certains de ses autres films. Et d’autre part, le film de Skolimowski, qui a surpris beaucoup, c’est un prix qui a plus, davantage surpris ; qui je crois, attire l’attention sur un cinéaste tout à fait remarquable, en exil, avec toutes les difficultés que représente l’exil, qui a débuté il y a 14, 12 ou 13 ans ; qui a fait des films admirables comme Deep End ou Le Départ , et qui je crois là, fait une démonstration sur un sujet qu’on peut trouver mince ; mais qu’il réussit à amplifier par une mise en scène d’une fluidité et d’une virtuosité extraordinaire, qui réussit à créer un monde poétique qui est un monde totalement original ; très différent de celui de Ferreri, qui est un cinéma beaucoup plus pictural et, disons statique d’une certaine façon. Alors que le film de Skolimowski, c’est un film en mouvement permanent, c’est un film magique, avec une extraordinaire interprétation d’Alan Bates. Je crois que ça attire aussi l’attention. C’est différent d’Olmi, mais ça attire l’attention sur un cinéaste parmi les plus doués de sa génération, il a 39 ou 40 ans, et j’espère que ça lui permettra de continuer à progresser.