Intervention télévisée lors de la campagne présidentielle

15 décembre 1965
07m 55s
Réf. 00172

Notice

Résumé :
Qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle des 5 et 19 décembre 1965, François Mitterrand, soutenu par le Parti communiste, la SFIO et les radicaux, dénonce à nouveau, lors d’une intervention télévisée le 15 décembre, le pouvoir personnel pratiqué par son adversaire, le général de Gaulle, et souligne les dérives de son entourage.
Date de diffusion :
15 décembre 1965

Éclairage

La première élection présidentielle au suffrage universel direct depuis 1848 a lieu les 5 et 19 décembre 1965. Alors que les opposants au général de Gaulle n’avaient guère eu accès aux ondes de l’ORTF depuis le retour de celui-ci au pouvoir en 1958, chaque candidat dispose de plusieurs heures d’antenne durant la campagne officielle, l’impact de celle-ci étant accru par la rapide croissance du parc de téléviseurs.

François Mitterrand a ainsi le loisir d’exposer les axes majeurs de sa campagne qui consistent à se présenter comme l’unique adversaire du président et à faire du scrutin un combat entre la droite, incarnée par celui-ci, et la gauche, réunie derrière lui. Recueillant 31,7 % des suffrages et poussant le général de Gaulle (44,6 %) à un ballotage, il remporte un succès personnel et stratégique le 5 décembre mais ses chances de victoire demeurent maigres. En outre, les gaullistes mènent une campagne active. Quoiqu’il affecte de la mépriser, elle l’oblige, lors de cette intervention sous forme d’entretien avec le journaliste Georges de Caunes, à y répondre pour couper court aux « rumeurs » entourant ses positions sur le service militaire ou la laïcité.

Mais cette défense s’insère dans un discours offensif contre le « pouvoir personnel » que son adversaire pratiquerait. Cette critique, développée l’année précédente dans Le Coup d’Etat permanent, est ici nourrie des polémiques les plus récentes (l’enlèvement à Paris de l’opposant marocain Medhi Ben Barka le 29 octobre) et approfondie puisqu’elle vise l’entourage du chef de l’Etat assimilé à un « syndicat d’intérêts anonymes ». Cette péroraison doit résonner dans l’imaginaire de la gauche et, au-delà, mobiliser l’image de la République menacée. Surtout, en dénonçant cette « faction », François Mitterrand continue d’égratigner le père de la Ve République, frappé de surdité et d’aveuglement qui sont aussi des atteintes de l’âge.

Il n’y a toutefois nul miracle électoral, d’autant que le général de Gaulle sait, durant l’entre-deux tours, se monter encore alerte. Il l’emporte le 19 décembre mais le résultat de François Mitterrand (44,8 %) reste prometteur. Devenu premier opposant à l’Etat gaulliste, celui-ci continue, dans les années suivantes, à s’en faire l’implacable procureur et va même renouer avec cette posture en 1988 quand, président en exercice, il affronte son Premier ministre, Jacques Chirac.
Antoine Rensonnet

Transcription

(Silence)
Georges Caunes (de)
François Mitterrand, comme nous l’avons déjà fait avant le 5 décembre, je vais vous poser des questions qui m’ont été suggérées par les journaux de différentes tendances auxquels je me suis adressé. Le journaliste étant uniquement, comme il se doit, chargé d’intermédiaire entre le lecteur, ou si vous préférez en l’occurrence, les lecteurs et vous. Je ne vous ai pas rencontré personnellement depuis deux semaines et je voudrais savoir, et nous aimerions tous savoir, en particulier les lecteurs de L’Express, si vous êtes satisfait de la façon dont se déroule la campagne électorale.
François Mitterrand
Si vous me parlez des conditions pratiques, par exemple la télévision, oh ben oui, j’en suis satisfait ! On a été réduit au silence pendant sept ans, mais il faut reconnaître que depuis un mois, ce n’est pas mal, c’est même peut-être trop pour la patience des téléspectateurs. Et, dirais-je, à l’exception de ces incidents qu’on appelle techniques, je n’ai pas eu à me plaindre de la télévision. Pour ce qui concerne l’autre candidat, enfin le chef de l’État actuel, je n’ai pas à le juger sinon qu’il a rempli sa tâche comme il devait la remplir, et que jamais, la polémique politique n’a dépassé les limites que lui, comme moi-même, nous nous devons, et nous devons au peuple. Et je dois dire que je me félicite de la grande tenue maintenue de tous côtés pour la campagne présidentielle, cela valorise l’esprit civique. Mais je pense que le général de Gaulle ne peut pas tout voir. Simplement sur des détails, lorsque hier soir, je relève les erreurs nombreuses, permanentes dans les citations et dans les proportions de chiffres qu’il émet. Je n’accuse pas sa mauvaise foi, je dis seulement qu’il est mal informé. Mais comment voulez-vous qu’il soit bien informé, il ne peut pas tout faire, il ne peut pas tout voir. C’est très difficile, un chef d’État qui veut tous les pouvoirs, d’arriver à les maintenir dans ses mains. La démocratie, c’est autre chose ! La démocratie, c’est le contrôle précisément, c’est la possibilité d’obtenir le conseil de plusieurs, la délibération de plusieurs. Mais si on concentre tout sur un homme et sur un homme qui a déjà rempli beaucoup de responsabilités, qui a le droit d’en être quelquefois accablé, alors il ne peut plus rien contrôler et tout naturellement, il propose à l’opinion publique les dossiers qu’on lui glisse sous la main et qu’il ne peut pas examiner. C’est le grand danger de ce genre de régime, c’est la toute puissance de gens qu’on ne connait pas ! C’est la toute puissance du technocrate, du fonctionnaire souvent de grande valeur, mais qui n’a pas de responsabilité au regard du suffrage universel, et qui, souvent, appartient à une faction, à un parti, à un petit groupe qui s’observe comme, vous savez, comme dans toutes les cours des monarques où il y a souvent des favoris de circonstance. Donc, je n’incrimine aucunement le général de Gaulle lorsqu’il énonce des chiffres inexacts, je pense seulement que pour la bonne marche de l’État, il faudrait que le circuit ne soit pas fermé et qu’il n’y ait pas un homme tout seul comme cela, isolé, et qui est un peu à la disposition de son entourage. Il en va de même pour un certain nombre d’opérations électorales. Depuis quelque temps, les ministres se répandent dans toute la province et répandent en même temps les bruits les plus fantaisistes. Je dirais personnellement, comme une confidence, que personnellement, si j’avais certains de ces ministres-là, j’éviterais de les montrer, j’aurais peur que cela me fasse du tort. Et lorsque j’entends le ministre des Forces Armées dire à Cherbourg : Si Monsieur Mitterrand est élu, on fermera l’arsenal de Cherbourg. Lorsque j’entends Monsieur Baumel, Secrétaire Général de l’UNR dire : Si l’on supprime la force de frappe, il y aura un service militaire de vingt-huit mois. Lorsque j’entends dire que je vais nationaliser la médecine, absurdité ! Lorsqu’on dit que je vais réduire à quia l’enseignement religieux, comme si je n’étais pas essentiellement partisan de la liberté de conscience. Et si j’ai une haute conception, comme les membres de l’enseignement public, de la laïcité, cela suppose au point de départ le respect de la conscience et spécialement de la conscience qu’on peut avoir du devenir comme de l’origine du monde, la conception spirituelle qu’on a de l’univers. De ce point de vue, tout est clair, l’État a des devoirs particuliers à l’égard de son école ; mais de là à prétendre qu’il veut briser l’échange des liberté, cela est encore une tactique électorale d’assez vilain étage. On est allé jusqu’à dire, dans les puits de Lorraine, sous la bouche de je ne sais quel obscur sénateur UNR, que je voulais fermer les mines de charbon. Je ne vais pas faire ici la trop longue liste des informations de ce niveau. Seulement pour demander à l’opinion publique de ne pas se laisser aller à cette sorte de dégradation d’une campagne présidentielle qui, jusqu’ici, et j’en remercie mes adversaires, a toujours su garder une haute tenue et donner de notre pays, je le vois à travers le peuple, une certaine image dont je me félicite. Alors voilà, lorsque j’observe que cela s’aggrave, que le journal presque officiel du parti officiel, sous l’autorité du général de Gaulle, diffuse comme il vient de le faire depuis quarante huit heures, un journal de circonstance à 14 millions d’exemplaires, ce qui représente je ne sais combien de centaines de millions d’anciens francs, uniquement consacré, ou pour l’essentiel, à répandre les plus basses calomnies qui puissent me concerner ; alors, je dis tout de même, ça, ce n’est pas le général de Gaulle. Ou si le général de Gaulle y consent, ou s’il l’approuve, alors où en sommes-nous ? Gardons au moins entre nous, nous adversaires, le respect de notre pays, le respect de ce que nous sommes. Tomber à ce niveau, alors craignons qu’au lendemain du 19 décembre, si jamais le candidat des républicains n’était pas élu, la faction victorieuse ne se venge de la peur qu’elle a eue. Alors je méprise tous ces arguments, mais j’ai le droit de m’inquiéter. Comme j’ai le droit de m’inquiéter lorsque je vois les prolongements de basses affaires de police. Lorsque je vois l’affaire Ben Barka prendre le tour qu’elle prend. Lorsqu’on observe qu’en réalité, on peut enlever en plein Paris, sur notre sol, des personnalités étrangères avec les pires complicités qui montent, qui montent jusqu’à quel degré, au point qu’on s’inquiète de ce qui entoure le ministre de l’Intérieur chargé de la sécurité publique. Alors voilà, je pense que le général de Gaulle ne peut pas tout savoir, je pense que le général de Gaulle ne peut pas tout dire, je pense qu’il ne peut pas tout contrôler, mais je pense qu’il peut se faire obéir ! S’il en a désormais le temps, nous avons encore quatre jours devant nous, mes observations se résumeront à ceci : rien n’est pire que le pouvoir personnel, parce que le pouvoir personnel est toujours mal informé, parce que le pouvoir personnel ne peut pas concentrer dans ses mains toute la connaissance d’un pays et parce que le pouvoir personnel, c’est finalement un syndicat d’intérêts anonymes qui se substitue au pouvoir populaire.