Les théâtres de cabotans

13 mars 1957
07m 12s
Réf. 00021

Notice

Résumé :

M Normand évoque l'histoire des cabotans : si on trouve une archive de 1797 dans le quartier Saint-Leu à Amiens, les théâtres de cabotins remontent certainement au XVIIIe siècle. Il raconte comment le picard a été employé par hasard lors d'une représentation ; ce fut un succès tel qu'il fut généralisé. M Domon de Chés Cabotans explique qu'il est amené à se déplacer hors d'Amiens pour les représentations. Si les enfants sont friands de Lafleur, les grandes personnes, elles, s'amusent avec les expressions en picard. Extrait de Lafleur et les pirates.

Type de média :
Date de diffusion :
13 mars 1957
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Éclairage

La tradition des spectacles de marionnettes constitue une manifestation artistique vieille de plusieurs siècles et présente dans plusieurs régions du monde, que ce soit en Asie, en Amérique du Sud ou encore en Afrique. Des traces de spectacles religieux de ce type se retrouvent par exemple en Égypte et en Inde plusieurs siècles avant notre ère.

Au fil du temps, cette tradition du théâtre des marionnettes va se décliner avec des finalités dépassant le simple cadre religieux, notamment avec l'affirmation d'une orientation davantage populaire.

La grande variété des traditions de théâtre de marionnettes s'accompagne d'une importante diversité des types de marionnettes eux-mêmes, lesquels se déclinent en marionnettes à manche, à gaine, à doigts, à fils, à tringles, à tiges, à baguettes, etc.

En France, c'est surtout à la fin du XVIIIe siècle que va se développer cette tradition du théâtre des marionnettes, avec notamment l'apparition de l'incontournable Guignol puis celle de personnages comme Barbizier – originaire de Besançon – et bien entendu Lafleur à Amiens.

Jouissant d'un grand succès dès le XIXe siècle, "Lafleur"est le personnage à tringles et à fils – les cabotans en picard – le plus célèbre des différents théâtres de marionnettes ( Chés Cabotans ) amiénois existant avant la première guerre mondiale. Ainsi,voisinent avant la Grande Guerre plus d'une vingtaine de théâtres populaires dans les différents faubourgs d'Amiens. Pour la plupart amateurs, ces théâtres font vivre un répertoire divers, transmis par la tradition orale, préservé au sein des familles par les histoires racontées aux enfants. Les pièces s'enrichissent alors par ce passage par le peuple de la langue picarde et d'un vocabulaire populaire.

En fondant, à la suite de l'Association des Amis de Lafleur, en 1933, le théâtre "Chés Cabotans d'Amiens", Maurice Domon met sur pied le véritable héritier de ces établissements et redonne au théâtre de marionnettes un succès significatif. Et à travers la création, de Chés Cabotans d'Amiens, Domon rassemble les divers traditions pour constituer, et affirmer par là-même, l'existence d'un véritable répertoire.

Tout en étant porteur des traditions picardes, ce théâtre est teinté de véritables revendications sociales dont la devise du personnage anti-cléricaliste et anarchiste Lafleur, bien manger, bien boire, et ne rien faire, fournit un aperçu ludique. À travers cette expression théâtrale, ce sont en effet toutes les aspirations d'une société à une vie meilleure qui s'affirment. C'est précisément ce qui explique que ce type de théâtre, même s'il s'adresse à un jeune public, connaît également le succès auprès de toutes les tranches d'âge.

Cet esprit frondeur est une constante des personnages du théâtre et de la littérature populaires picardes. C'est le cas par exemple de Jacques Croédur, personnage de maçon colérique créé par l'imprimeur Clément Paillart en 1845, a qui il fait signer des lettres moqueuses et satiriques dans son journal L'Abbevillois pour dénoncer l'actualité politique locale et nationale.

Malgré un succès indéniable, la vie de Chés Cabotans d'Amiens fut souvent agitée et parfois menacée. Un premier coup d'arrêt intervient en 1962. Faute de personnel et menant son aventure de façon trop solitaire Maurice Domon doit mettre un terme aux représentations. Le rideau restera alors clos durant 4 années. En 1965, Domon cède son théâtre à la ville d'Amiens et avec le soutien de la municipalité et du ministère de la la Culture, il parvient à reprendre pour le grand plaisir des amiénois les aventures de Lafleur. Et pour assurer la transmission de son savoir et du répertoire, Domon constitue une troupe de jeunes comédiens-marionnettistes dont Jean-Bernard Dupont et Françoise Rose, élèves de la classe d'Art Dramatique du Conservatoire d'Amiens.

Ayant pris la succession de Maurice Domon à la tête de ce théâtre de marionnettes en 1969, Françoise Rose-Auvet (titulaire du rôle de Sandrine), aidée de son frère Guislain Rose (Lafleur) et de Jaques Auvet (Tchot Blaise et papa Cucu), donne encore aujourd'hui vie à cette petite troupe et perpétue ainsi l'œuvre de son créateur. Une association,

En assurant la pérennité de cette forme artistique très ancienne, Chés Cabotans d'Amiens, désormais hébergés dans une salle communale permettant de recevoir un public nombreux, endossent avec succèsà travers l'association Le théâtre d'animation picard, créée en 1977, une mission de sauvegarde et de valorisation du patrimoine culturel et linguistique picard.

Christophe Rey

Transcription

Dominique Varenne
D’abord une date, la naissance des Cabotins.
Normand
Eh bien, une date officielle, une pièce d’archive, une pièce de police 1797. La naissance du premier théâtre de Cabotins, chez un nommé Normand, rue Pavé, Saint-Leu.
Dominique Varenne
Ah bon ? Un homonyme ?
Normand
Un homonyme. Et ce fut le premier théâtre officiel, n’est-ce pas. Mais voyez-vous, il faut remonter quand même un peu plus loin. Parce qu’on joua librement et sans contrôle de police, si bien que nous pouvons remonter à la fondation, bref, quelques années après la fondation du théâtre c'est-à-dire la fin du siècle XVIIIe.
Dominique Varenne
Quel rapport avec le grand théâtre ?
Normand
Oh ! Un rapport d’imitation et d’extrême envie. Les Amiénois des bas quartiers n’avaient pas beaucoup d’argent, ne pouvaient pas aller souvent au théâtre, et s’étaient dit qu’il serait bien intéressant de faire à domicile un petit théâtre maison qu’ils construiraient, dont ils feraient les personnages, les décors, les costumes et tout. Et ils ont imaginé de transporter le grand théâtre chez eux.
Dominique Varenne
Et dites-moi, pour ce théâtre populaire, je pense que les joueurs, les manieurs de fils, les directeurs n’en tiraient pas un bénéfice suffisant. Donc c’étaient des amateurs. Ils avaient un métier en-dehors ?
Normand
Mais oui. Les différents corps du bâtiment : ils étaient peintres, charpentiers, généralement bien d’autres métiers mais surtout ceux-là.
Dominique Varenne
Mais à l’époque, ces ouvriers étaient illettrés. Comment pouvaient-ils reconstituer ces pièces de théâtre ? Ils jouaient au canevas ?
Normand
Ils jouaient au canevas retenu d’après les pièces entendues au grand théâtre. [inaudible] prodigieuse et qui n’excluait pas, du reste, de terribles trous parfois. Je pense en ce moment à cette scène d’Athalie où le joueur devait raconter le [inaudible] et le reste. Et il en était au moment où « et je ne trouvais plus, et je ne trouvais plus », et comme il ne trouvait plus, il fut obligé d’inventer. Il ne trouvait plus ses mots et il n’eut que des mots picards, du reste, très orduriers. Et ce fut, dans la salle, un vrai délire. On s’est dit, à ce moment, qu’il faudrait en redonner, de ce patois picard. Et c’est ainsi que le patois est entré sur la scène des marionnettes. Dorénavant, on a parlé picard au milieu des tirades du théâtre classique.
Dominique Varenne
Vous jouez quand ces pièces ? Comment s’installait-on ?
Normand
Eh bien, on s’installait dans la pièce du devant des maisons ouvrières. Une petite pièce de 4,50 mètres, peut-être, sur 4,50 mètres. Pas de meubles. Des bancs pour placer le public. Dans le fond, il y avait un réduit. Alors on mettait le castelet entre la grande pièce et le réduit et ce dernier servait de dégagement, de coulisses. C’était là toute l’installation du théâtre.
Dominique Varenne
Et c’est ce qu’il se passait dans les faubourgs et dans les quartiers populaires, je pense ?
Normand
Oui, les bas quartiers d’Amiens : Saint-Leu, Saint-Germain.
Dominique Varenne
Et ça a pris de l’importance ? Les salles se sont… sont devenues plus nombreuses ?
Normand
Mademoiselle, on a connu, à un certain moment, une vingtaine de théâtres en même temps à Amiens.
Dominique Varenne
Mais on faisait de la réclame ?
Normand
On faisait de la réclame, très pittoresque, l’ancêtre de l’affiche : un papier noir sur lequel, en blanc, on inscrivait le programme. Et ça restait là toute la semaine, à la porte du joueur. Ou bien on donnait 2-3 sous à des gosses qui allaient de carrefour en carrefour clamer « Dimanche, chez Zacharie, on vous joue Les deux orphelines », et ainsi de suite. On disait ça une centaine de fois.
Dominique Varenne
N’y a-t-il pas eu même des affiches à la fin du siècle ?
Normand
A la fin du siècle, il y eut quelques affiches quelquefois manuscrites encore, quelquefois imprimées, mais très peu.
Dominique Varenne
Il est de rigueur, au théâtre de marionnettes, de participer à l’action pour le public, de crier son enthousiasme. Vous avez connu cela vous-même. Comment était-ce ?
Normand
J’ai vécu ces soirées, ces après-midi vraiment inoubliables. On était des partisans. Voilà. Nous n’étions pas des spectateurs, nous étions des combattants. Nous allions nous bagarrer au théâtre. Nous avions, au mélodrame, des personnages sympathiques et des personnages antipathiques. Le traître, par exemple, était antipathique et la pauvre veuve était sympathique. Lafleur, lui, aidait la pauvre veuve. Il était notre héros et nous l’aimions bien. Mais voyez-vous, lorsque, par exemple, nous voyions derrière un arbre, un bandit avec son fusil et que ce pauvre Lafleur allait se faire tuer, nous criions à Lafleur : «Be a ti ach'l'arbre » qui voulait dire : « Fais attention derrière l’arbre », n’est-ce pas. Et quand il venait, lui, tenir des propos mensongers à la pauvre veuve, «minteux » ce qui voulait dire : « Menteur, veux-tu de taire, menteur ! » Voyez-vous ? Nous participions, nous allions jusqu'à lancer des pommes, nos casquettes, ce que nous avions sous la main.
Dominique Varenne
Vous aviez des pommes comme maintenant les bonbons
Normand
On les vendait, 1 sou, ce qui était l’unité monétaire de l’époque, 1 sou l’entrée, 1 sou la pomme, 1 sou la canne à sucre.
Dominique Varenne
La canne à sucre, c’est important. Et aujourd'hui, comment cela se passe-t-il ?
Normand
Aujourd'hui, eh bien, il y a encore des théâtres de cabotins. Mais puisque vous avez tout à l’heure les marionnettes de monsieur Domon, nous pourrions peut-être lui demander…
Dominique Varenne
Bien sûr, oui…
Normand
Ce qu’il pense de son public. Domon ?
Dominique Varenne
Monsieur Domon, nous avons entendu, tout à l’heure, votre voix parmi celles… avec celles de vos compagnons derrière les visages de ces petits comédiens de bois. Je voudrais vous demander maintenant de nous situer la position de ces cabotins d’Amiens.
Maurice Domon
Maintenant, les marionnettes amiénoises sont obligées de se déplacer. Chaque dimanche, nous partons dans la nature, nous allons en campagne donner des représentations dans des salles de spectacle quand nous pouvons profiter. Parfois dans des granges, sur des bottes de paille.
Dominique Varenne
C’est encore la tradition. Et quel est le rythme des représentations ?
Maurice Domon
Actuellement, nous en sommes arrivés à notre 1030ème séance et nous avons à peu près 50 à 60 représentations assurées par an.
Dominique Varenne
Dites-moi, vous avez un public enthousiaste ! Et quel genre de public ? Quel intérêt [ont-ils] à ces marionnettes ?
Maurice Domon
Les enfants, évidemment, s’amusent toujours au théâtre de marionnettes. Et ils suivent avec beaucoup d’intérêt l’action,les batailles que Lafleur provoque lorsqu'il se lance avec son pied vengeur sur le méchant, sur le traître, ou sur le cadoreux, le gendarme.
Dominique Varenne
Et les grandes personnes ?
Maurice Domon
Et les grandes personnes, ma foi, elles retrouvent un plaisir qui leur a beaucoup plu lorsqu’elles étaient enfants. Elles s’amusent d’abord avec l’esprit de terroir mais les expressions dites par Lafleur
Dominique Varenne
Oui, parce qu’elles connaissent le patois alors que les enfants le comprennent moins.
Maurice Domon
C’est, pour elles, une réminiscence et puis, en même temps, un plaisir naïf qui leur plaît aussi.
Normand
Oui. Voyez-vous, mademoiselle, les petits viennent pour l’action et pour la bagarre de Lafleur surtout, et les grands viennent retrouver cet esprit picard. Il y a toujours des gens en Picardie pour applaudir les marionnettes.
Marionnette (princesse)
Ainsi, nous sommes prisonniers des pirates !
Marionnette le capitaine
Eh oui, chère princesse. Telle est la dure loi de la guerre des mers.
Marionnette (princesse)
Et quel sort nous réservez-vous ?
Marionnette le capitaine
Toute prise est bonne ! Une princesse, un seigneur, cela peut s’échanger contre une forte rançon.
Marionnette(H)2
Le capitaine a décidé de m’envoyer sur parole auprès de votre père pour lui proposer notre liberté contre paiement de 50 000 pistoles.
Marionnette (princesse)
Hélas ! Me sentir seule, abandonnée, et Lafleur, que peut-il lui être arrivé ?
Marionnette le capitaine
Allons, venez, princesse. Venez vous reposer. Une hutte de branchage vous a été préparée.