Soulages dans son atelier de Sète

05 septembre 1970
15m 09s
Réf. 00043

Notice

Résumé :

Claude Dupont interviewe à Sète le peintre Pierre Soulages sur le choix qu'il a fait d'y avoir une maison et un atelier. Le peintre et son épouse ont construit cette maison en fonction du paysage, du terrain et de la végétation. Béton, verre et acier forment des matières vivantes.

Type de média :
Date de diffusion :
05 septembre 1970

Transcription

Claude Dupont
Soulages, vous n'êtes pas né à Sète, et cependant c'est là où vous avez bâti votre maison ?
Pierre Soulages
Oui c'est vrai, mais j'aime beaucoup Sète. Alors je ne suis pas né à Sète mais ma femme est Sétoise. Et je me suis marié à Sète en 42. Ca fait déjà un bout de temps.
Claude Dupont
Alors cette maison est bâtie à flanc du Mont Saint-Clair, tout près du cimetière marin, à proximité du musée Paul Valéry.
Pierre Soulages
Du futur musée Paul Valéry.
Claude Dupont
Pas tout-à-fait futur puisqu'il est déjà sorti de terre. Et elle a d'autres dispositions assez étonnantes. On sent qu'elle a été dessinée, pensée, j'allais presque dire rêvée amoureusement, et j'aimerais beaucoup que vous la présentiez à nos auditeurs.
Pierre Soulages
Oui rêvée, je trouve que c'est... C'est un mot que j'aime bien. A propos de cet endroit. C'est en effet une chose que nous avons construite en fonction du paysage, en fonction de ce terrain, en fonction de cet horizon, et en fonction aussi de la végétation méditerranéenne qui est propre à Sète. Parce que vous parlez de maison, mais c'est aussi un jardin. C'est... nous l'avons même voulue comme une sorte de mélange entre la construction et le paysage. Le jardin, par conséquent.
Claude Dupont
Mais la maison déjà, dans sa conception même, va, va très très loin dans le fini, dans le détail, dans l'intégration totale, non seulement au paysage, mais à la nature, puisque je crois que vous avez calculé les, l'ouverture des baies, leur disposition, en tenant compte de l'évolution solaire durant les saisons de l'année.
Pierre Soulages
Oui c'est vrai. Mais enfin ça, c'est une chose assez classique, c'est ce qu'on appelle, je crois, un calcul de brise-soleil. Enfin, ça a été fait en fonction, elle a été faite en fonction du paysage, en fonction de ce lieu que, comme vous le disiez, nous avons rêvé, puisque cette maison est à la fois l'oeuvre de ma femme, de moi. Nous l'avons pensée en fonction de l'endroit. Mais nous avons tenu compte aussi des mouvements du soleil, c'est-à-dire que pendant l'été le soleil ne rentre pas. Pendant l'hiver, il baigne toutes les pièces. Nous l'avons aussi conçue en fonction des vents dominants : elle évite le Mistral , qui est un vent qui n'est pas toujours agréable, et qui... Le Mistral passe par-dessus nos têtes, et elle évite également un vent qui est assez désagréable ici, qui est le vent d'Est - qu'on appelle le Grec à Sète, le Grégaou en Provence - et elle se décroche par rapport à ce vent-là. Mais les choses que nous avons fait ici n'ont jamais qu'une seule raison : chaque chose conjugue et répond à une fonction. Par exemple, le mur-écran que vous voyez à l'Est est là pour éviter le vent d'Est, mais il n'est pas là que pour ça. Il est là aussi parce que il fait un beau rectangle, qui cache une partie du paysage que je n'aime pas, et qui découvre au contraire et met en valeur une autre partie du paysage que j'aime. Par ailleurs, ce mur n'est pas n'importe quel rectangle. C'est un rectangle dont les proportions me paraissent convenir avec l'entourage naturel de l'endroit. C'est-à-dire que dans l'exemple particulier de ce mur, il y a trois raisons qui nous ont conduit à le construire : une raison fonctionnelle - le vent -, une raison, disons, esthétique, dans le cadre, dans le paysage, et sa forme elle-même est aussi un rapport qui me paraissait convenir avec le paysage.
Claude Dupont
Ce qui me paraît admirable, en pesant bien les termes, c'est le fait que cette maison sétoise est aussi une maison merveilleusement moderne. On a le sentiment que c'est un civilisé vraiment du XXe siècle qui a bâti sa maison, et qui l'a bâtie en tenant compte justement, de la totale réalité. On aimerait que toutes les maisons soient à cette image, bien sûr.
Pierre Soulages
Remarquez, ça, je ne me rends pas compte. Vous savez, on ne se... chaque fois qu'on fait quelque chose, si on est vraiment soi-même, la chose que l'on fait est moderne, parce que nous vivons au XXe siècle. Nous n'avons pas essayé de faire une maison moderne. Il se trouve qu'elle l'est, peut-être, vous trouvez qu'elle l'est, mais en réalité, si elle l'est, c'est parce qu'elle nous correspond et que nous sommes des gens qui vivons au XXe.
Claude Dupont
Enfin vous faites aussi la démonstration que ciment, verre et acier, au milieu de cette montagne, enfin à flanc de, du Mont Saint-Clair, s'intègrent parfaitement, que rien ne choque...
Pierre Soulages
Oui, je relèverais un mot. Ce n'est pas ciment, verre et acier, c'est béton, verre et acier. Et le béton, c'est quelque chose de très particulier. Le ciment est une chose morte, plastique, une sorte de savon, de matière inerte, une sorte de... Alors que le béton est une chose vivante. Le béton, avec la trace des planches, avec le souvenir du bois, qu'il garde, du bois de coffrage, est une chose qui a sa vie, qui a une certaine nervosité, une certaine tension, celle des fers que l'on pressent ou que l'on suppose être ceux qui le tendent à l'intérieur. Le béton est un matériau noble. Le ciment... pas grand-chose.
Claude Dupont
Il y a même une couleur qui peut être particulière, puisque dans votre atelier, on a le sentiment qu'il y a deux genres de béton par exemple.
Pierre Soulages
Oui ! Mais alors ça, dans l'atelier, les deux genres de béton viennent peut-être aussi de la lumière. D'un côté il y a une lumière au nord, de l'autre côté une lumière zénithale, et c'est un matériau qui vit, qui n'est jamais... Vous savez, le ton local, ça n'existe pas. Un grand mur blanc n'est jamais un grand mur blanc, il y a toujours un côté qui reçoit un reflet de la mer et qui est bleu, un autre côté qui reçoit le reflet du soleil et qui est chaud, il suffit de savoir voir et d'ouvrir les yeux.
Claude Dupont
Alors si on sort de votre maison, d'ailleurs on ne sort jamais, on entre dans le jardin, mais le jardin et la maison sont tellement mariés que on a l'impression qu'ils mordent l'un sur l'autre. Et là, il y a quantité de fleurs odoriférantes, il y a...
Pierre Soulages
C'est vrai, il y a beaucoup de plantes, d'odeurs dans le jardin, mais ce mariage dont vous parlez entre la maison et le jardin est une chose qui est en réalité aussi la conséquence de ce que nous voulions ici. Nous voulions une maison ouverte. Nous vivons une partie de l'année à Paris, où il est nécessaire de s'isoler, de se fermer, de se retrancher du monde extérieur, où les pièces sont des sortes de cubes ou de parallélépipèdes isolés de la vie extérieure, des bruits de la rue, du voisinage, ici c'est le contraire que nous voulions. Nous voulions un endroit où on puisse vivre en accord avec la nature, en accord avec les arbres, avec les pins, avec les cyprès, en accord avec la mer, c'est-à-dire, nous avons fait une maison ouverte. Et c'est pourquoi l'architecture même qui en découle n'est pas une architecure cubiste. Je pourrais même dire que c'est une architecure anticubiste puisque ce n'est pas un volume isolé de l'espace extérieur, c'est plutôt une répartition de l'espace extérieur, couverte par endroits, répartition qui nous permet d'avoir des lieux isolés du froid, isolés du chaud, isolés du soleil, mais qui en réalité ne sont pas une discontinuité de l'espace extérieur.
Claude Dupont
En tout cas, pour vous apprécier complètement, Soulages, je ne saurais trop conseiller aux admirateurs, je sais que ça ne vous plairait guère, de voir votre maison. Parce que on a le sentiment qu'on a un artiste total. Que là, la peinture, plus la maison, plus le jardin, plus le paysage, plus la philosophie qui en découle, alors ça c'est Soulages.
Pierre Soulages
Alors là je vous arrête. La vraie raison, la vraie raison de cet endroit, c'est, c'est un lieu de travail. Les gens qui bâtissent des maisons au bord de la mer bâtissent des maisons de vacances. Moi, ce n'est pas une maison de vacances. J'ai bâti cette maison justement parce que je n'aime pas les vacances. Parce que je ne comprends pas ce que c'est que les vacances. Et il se trouvait que à Paris, à certaines périodes de l'année, il est difficile de travailler. Trop, trop de gens au téléphone, trop... On est trop attiré vers l'exérieur. Et c'est à ce moment-là que nous avons pensé qu'il serait bien que j'aie une maison où je puisse être tranquille. Alors si vous m'envoyez des visiteurs, je crois que ça va à l'encontre du but que nous avons poursuivi.
Claude Dupont
On les laissera seulement rêver avec toutes les indications que vous nous avez donné sur votre maison, mais je voulais indiquer là, tout en faisant, donner ces explications-là, à quel point cette maison, je vais pas dire vous ressemble, parce qu'on peut jamais dire ça de qui que ce soit, mais permet de mieux comprendre vos valeurs, votre philosophie.
Pierre Soulages
Oui, maintenant, vous savez, vous dites me ressemble... Il est à peu près certain que si j'avais eu envie d'une maison ailleurs, je n'aurais pas du tout construit cette chose-là. Quelquefois, je rêve d'avoir, d'aller vivre dans le Causse ou dans les paysages qui me... que j'aime beaucoup. Et il est à peu près certain que ça ne serait pas du tout la même chose. A tel point d'ailleurs que je dis que cette maison, ce n'est pas moi qui l'ai voulue, qui l'ai dessinée, mais c'est le paysage sétois et l'environnement qui lui, l'a faite, et je n'ai fait que suivre les indications que me donnait le lieu.
Claude Dupont
Dans une certaine mesure, cette maison c'est de l'anti-peinture. Je veux dire que la peinture, c'est exactement autre chose. C'est ce que vous avez vraiment envie de faire. Alors que là, vous avez suivi le paysage, quand vous peignez, j'imagine que ce n'est pas...
Pierre Soulages
Non cette maison, ce n'est pas de l'anti-peinture, c'est une manière d'aimer un paysage. C'est pas... c'est pas vraiment de l'anti-peinture. C'est, l'architecture, c'est un autre art, c'est autre chose, et... l'architecture, enfin c'est beaucoup dire que cette maison est architecture, en réalité c'est un lieu pour vivre, et c'est un lieu pour vivre comme j'aime vivre, c'est-à-dire en peignant. C'est pourquoi vous avez vu les ateliers que j'ai, euh... Vous n'avez pas vu l'atelier de gravure mais enfin je vous montrerai ça.
Claude Dupont
Euh, vous auriez aimé être architecte ? Enfin vous l'êtes, d'ailleurs.
Pierre Soulages
Je ne crois pas. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Vous savez, beaucoup de choses me tentent. Mais... J'aurais aimé être beaucoup de choses. Mais la vie est un choix perpétuel et j'ai choisi la peinture. Et j'ai choisi la peinture dans un mouvement vers la peinture, positif, mais ce mouvement-là, obligatoirement, sous-entend, non pas le refus, mais l'abandon de certaines autres choses que j'aimerais faire. Et il est possible... Effectivement, j'aime beaucoup l'architecture. Et je dois même dire que je suis venu à la peinture... la première émotion d'art que j'ai eue, c'est devant l'architecure, quand j'avais douze ans, devant une abbatiale romane, tout près de Rodez, qui est mon lieu de naissance, à Conques.
Claude Dupont
Et on sent d'ailleurs, quand on voit le dessin de cette maison et de ce jardin, à quel point chaque élément reste plastique. Vous parliez du béton tout à l'heure, mais vous en parliez comme un peintre peut parler de sa couleur, n'est-ce pas. Je veux dire que l'architecture, pour vous, c'est dans l'élan de la peinture. Vous êtes, vous avez choisi un élément qui est être peintre mais en étant architecte, vous restez peintre.
Pierre Soulages
Oui. Remarquez, je crois que tout ça est assez normal, vous savez. Si on fait ce que l'on aime, obligatoirement, tout ce que l'on aime doit avoir une certaine cohérence.
Claude Dupont
Comment vivez-vous, alors, ici ? Comment travaillez-vous ? Puisque pour vous, la vie et le travail se...
Pierre Soulages
Oui. Ici, je travaille par désoeuvrement. Je n'ai pas l'impression que je travaille, ici. Je me surprends, certains jours, en train de peindre dans mon atelier, et je n'ai pas pris la décision de peindre. Alors que à Paris, lorsque je veux travailler, je marque sur mon carnet, tel jour : travail, pas de téléphone, pas de rendez-vous, pas de vernissage, pas de sortie, et c'est un temps que j'arrache à la vie quotidienne. Ici, il n'y a pas de problème, je... A certains moments, je me trouve en train de me baigner, je n'ai pas pris la décision de me baigner. A certains autres moments, je me trouve en train de peindre, je n'ai pas pris la décision de peindre. Tout ça coule et s'enchaîne naturellement.
Claude Dupont
C'est la définition du civilisé que vous nous donnez là.
Pierre Soulages
Je ne sais pas. Le sauvage vit comme ça aussi, vous ne croyez pas ?
Claude Dupont
C'est peut-être la même chose, d'ailleurs ! (rires) Mais vous êtes un nocturne pour le travail, pour la peinture ?
Pierre Soulages
Oui, oui il m'arrive souvent - je suis un insomniaque - je dors mal. Alors il m'arrive souvent de me mettre au travail la nuit. J'aime beaucoup travailler la nuit. Mais ce n'est pas un principe. Il m'arrive aussi de travailler le jour. Et d'ailleurs maintenant... Comment ?
Claude Dupont
La lumière électrique vous intéresse, peut-être, aussi.
Pierre Soulages
Euh non, pas du tout ! Pas du tout, parce que rien ne vaut la lumière du jour. Mais il existe maintenant des lampes qui ne sont plus ce qu'on appellait il y a encore cinquante ans la lumière électrique. Il y a des lampes qui ont des spectres complets et avec lesquelles on peut travailler avec la même sûreté, la même subtilité que avec la lumière du jour.
Claude Dupont
Dans votre atelier, vous avez fait creuser une fenêtre, si j'ose dire, maintenant, une fenêtre, enfin vous avez fait installer une fenêtre qui donne sur la mer, alors qu'il y a deux ans, l'atelier était une sorte de bloc fermé.
Pierre Soulages
C'est vrai, j'ai ajouté cette partie-là. Et bien il y a quelques années, j'avais fait un atelier très austère, très fermé, sur une cour intérieure, qui était un cloître, en quelque sorte. Mais c'était un atelier qui avait un défaut. Parce que c'est un atelier qui n'avait qu'un centre, et un seul centre de travail. Et lorsque j'avais un tableau en train, lorsque je me mettais par exemple à peindre à l'huile, je ne pouvais pas faire autre chose. Il m'était impossible d'imaginer de, de me mettre par exemple à faire du dessin ou de la gouache, parce que la présence de ce tableau en train était trop importante, et puis aussi, matériellement, les couleurs, les pinceaux, tous les impedimenta de la peinture encombraient le lieu. Et ce nouvel atelier est fait pour donner plus de souplesse au travail. Pour que je puisse à la fois, si j'en ai envie, commencer une gouache, commencer un dessin, sans être obligé de continuer une peinture qui est en train.
Claude Dupont
Vous avez élargi votre palette avec l'atelier, en quelque sorte.
Pierre Soulages
Oui, enfin je me suis donné plus de liberté.