Soulages parle de ses outils et de la gravure, avec Jean-Michel Meurice

21 mai 1981
10m 54s
Réf. 00013

Notice

Résumé :

Filmé par Jean-Michel Meurice, Pierre Soulages parle de son enfance, des sons et des paysages. Il montre ses outils pour peindre, et les différences de couleur qu'il obtient sur une toile. Il parle ensuite d'eau, d'encre de Chine, de la technique de la gravure et de la qualité du papier.

Type de média :
Date de diffusion :
21 mai 1981
Personnalité(s) :

Transcription

(Bruit)
Pierre Soulages
Quand j’essaie de me rappeler ce qui m’a… enfin, mon enfance, ce que je retrouve peut-être, c’est d’abord des sons. Peut-être des odeurs aussi. Et puis, des paysages. Des choses qui m’ont beaucoup impressionné, qui m’ont beaucoup plu. Mais effectivement, je crois que dans mes souvenirs, les sons ont une grande importance. Et j’imagine, je crois, en tout cas, que ce n’est pas en eux-mêmes, pour leur qualité de son. Encore que j’aime toujours, j’ai toujours aimé le bronze, la voix de bronze des cloches. Mais c’est plutôt la manière dont les sons, en parcourant un espace, le font... permettent de l’imaginer. Et ça, ça m’a toujours beaucoup touché. Que ce soit l’enclume, le marteau sur l’enclume de la forge, que ce soit…
Jean-Michel Meurice
De ton père ?
Pierre Soulages
Oui. Que ce soit le bourdon dans les nuits, les nuits de gel dans la ville. Le bourdon, c’est surtout à Noël. Et tous ces bruits, même celui du train qui traverse la plaine comme ça et qui résonne comme ça, en faisant vivre un espace aussi vaste qu'un horizon, tout ça, ce sont des bruits qui me reviennent en mémoire facilement. Plus, peut-être, que certains paysages précis.
(Silence)
Jean-Michel Meurice
Je recherche, là, le passage… Je le trouve pas. Il y a autre chose qui, moi, m’a frappé à plusieurs reprises dans le fond. Tu parles de… Tu ne parles pas vraiment de couleur. Quand tu parles de couleur, c’est vraiment, presque, la matière, la quantité. Tu parles de lumière, de lumière et d’espace d’une part. D’autre part, les outils que tu emploies sont des outils qui enlèvent ou qui ajoutent, c'est-à-dire des pinceaux ou des racloirs. On se dit c’est plus une manière plus de sculpteur que de peintre.
Pierre Soulages
Ou ambigu. Parce que quand tu dis des racloirs, le racloir, effectivement, c’est quelque chose qui enlève. Mais les outils que j’emploie, ce sont des racloirs très particuliers. Parce que ce sont des sortes de lames de cuir ou de bois ou de métal qui me permettent, dans le même moment, de déposer de la couleur et d’en enlever. Ils me servent aussi bien à déposer qu’à retirer.
Jean-Michel Meurice
Comme sur la toile, par exemple, qui est là ?
Pierre Soulages
Comme sur la toile qui est là, oui. Et ça, c’est fait avec des outils de cuir, des lames de cuir qui étaient chargées de couleur, et qui, déposant de la couleur au début, pouvaient, avec une pression différente, une inclinaison différente de l’outil, découvrir la couleur qui était par dessous. Oui. Alors ça, ce sont des outils que j’ai fabriqués avec des lames de cuir. Des morceaux de semelle, au fond, que j’ai montés. Alors ça me permet tout à la fois de déposer de la couleur ou d’en retirer. C'est-à-dire si je mets la couleur là, dans ce geste-là, je la dépose, et puis quand je redresse l’outil, que je racle en pressant plus fortement, je découvre le bleu qui était sous le noir. Et puis si je presse encore davantage, je découvre le blanc qui était sous le bleu. Mais toutes ces valeurs-là se produisent naturellement. C'est-à-dire que le bleu, le noir, le bleu plus clair et le blanc sont liés, physiquement liés. Alors qu’avec une technique différente qui correspond à une autre époque de la peinture, on aurait pu obtenir un effet semblable mais par superposition de petites touches. Au fond, on aurait analysé la forme avant. Alors que là, tout arrive organiquement lié.
(Bruit)
Jean-Michel Meurice
Il y a une chose, d’ailleurs. Je l’ai apprise en lisant des interviews qu’il fallait une eau pas trop calcaire pour la peinture Song ?
Pierre Soulages
Oui. Pour toute la peinture chinoise. Parce que si on broie l’encre avec une eau calcaire, il y a toujours une auréole qui s’établit autour de la tache dans le papier, une auréole calcaire. Parce que l’encre de l’encre chinoise, quand on travaille sur des papiers de Chine, ça a une manière de diffuser dans le papier très particulière. Quand nous, nous travaillons sur du papier avec une encre, l’encre se dépose à la surface du papier, pénètre relativement peu dans le papier. Alors que le papier de Chine est un papier absorbant. L’eau le traverse. Et il agit comme filtre pratiquement. C'est-à-dire que les fibres du papier retiennent les pigments qui constituent la couleur de l’encre et l’eau s’en va. Et elle s’en va dans le feutre qui est dessous sous forme de vapeur déjà ou sous forme de… enfin, elle ne coule pas dans le feutre mais elle est absorbée par le feutre. Et autour aussi de la tache, il y a une partie qui diffuse dans le papier. Et alors dans cette partie, l’encre ne diffuse pas, le pigment de l’encre ne diffuse pas mais l’eau de l’encre diffuse. Et en diffusant, elle entraîne du calcaire. Et le calcaire jaunit. Alors quand on travaille avec une eau calcaire qui n’est pas… Enfin, au fond, l’idéal, c’est de travailler avec de l’eau de pluie. Mais quand on travaille avec une eau calcaire, comme celle qu’on a le plus souvent au robinet, eh bien, au bout de quelque temps, on a des auréoles jaunes qui viennent du calcaire. Voilà l’histoire de… Mais tout ça, c’est plein de subtilités qu’on n’imagine pas. Quand on parle de la peinture chinoise, on imagine que c’est subtil parce que les Chinois passent pour très subtils. Mais nous avons, dans le travail de la gravure notamment, des subtilités qui sont au moins aussi grandes. Quand on est en train d’imprimer une gravure, si le papier n’est pas mouillé convenablement, ça n’imprime pas bien. Si le papier, même, n’est pas rendu, comme disent les graveurs, « amoureux » de l’encre, ça n’imprime pas bien. Et pour le rendre amoureux de l’encre, on le brosse une fois humide avant de le passer sous la presse, sur le cuivre. Tout ça, c’est fait de… Quand on est attentif à ces choses-là, à ces métiers-là, on s’aperçoit de la quantité de subtilités qu’il y a mais que les hommes qui pratiquent ces métiers connaissent car ce sont des artisans. Alors que les trois quarts du temps, nous rencontrons des phénomènes physiques extrêmement complexes dans la peinture dont on nous ne prenons pas toujours conscience. Mais si nous sommes sensibles et attentifs à ce que nous ne connaissons pas, en regardant, on s’aperçoit qu’il se passe des choses importantes qu’on n’a pas besoin, d’ailleurs, d’expliquer physiquement comme je viens de le faire pour l’encre de Chine, mais que l’on voit sans qu’il soit besoin d’analyser.
Jean-Michel Meurice
Je voudrais revoir les cuivres, là, ou les verres. Je ne sais pas ce que tu as.
Pierre Soulages
Là, dans ce coin de l’atelier, j’ai un certain nombre de choses qui datent de moments de travail anciens. Là, les plus anciens que j’ai, ce sont ces verres que j’avais commencés à faire il y a très très longtemps, que j’ai ramenés ici parce que ce sont des choses fragiles. Ce sont des traces de… J’ai fait ça au goudron, sur des morceaux de verre plus ou moins cassés.
Jean-Michel Meurice
Quelle année ?
Pierre Soulages
Ça, c’était après mon premier séjour à Paris. Ça devait être entre 45 et 48. Je ne me souviens plus exactement. C’est à la même époque que mes premières peintures sur papier. Mes peintures sur papier au brou de noix sur fond blanc, les premières choses abstraites datent de 46-47.
(Bruit)
Jean-Michel Meurice
Montre-le bien.
Pierre Soulages
L’idée m’en était venue après ce que j’avais vu dans la verrière de la gare de Lyon. Mais dans la verrière de la gare de Lyon, c’était quelque chose de plus complexe que ça finalement. Parce que les traits du pinceau de l’ouvrier qui avait réparé cette verrière cassée et qui avait été réparée avec du goudron, ses traits de pinceau s’organisaient non pas pour leurs qualités de forme (ça, on se rendait bien compte que pour lui, ça n’avait pas compté) mais il y avait quand même une cohérence qui s’établissait entre ses traits, et qui étaient dûe, je crois, à la cohérence de la cassure. Parce qu’un verre ne casse pas n’importe comment, surtout quand il est tenu par un châssis. Alors il y a une relation qui s’établit entre la cassure, la flexibilité du verre, la manière dont il est tenu. Ce n’est pas n’importe quoi. Et la cohérence de ces coups de pinceau ne venait pas des coups de pinceau eux-mêmes mais leur organisation était celle de la cassure du verre. Et ça, je trouvais très intéressant, ce mariage de deux choses. Enfin, cette combinaison de deux… de deux logiques différentes.