Molière
Introduction
Maître incontesté de la comédie en France, Molière est le seul auteur comique du XVIIe siècle dont les pièces fassent aujourd'hui l'objet de mises en scène régulières. Cette faveur particulière est due essentiellement à son statut largement prédominant dans le panthéon des dramaturges français : en effet, à l'instar de Shakespeare outre-Manche, Molière apparaît comme le saint patron du théâtre français, sa figure emblématique et son plus éminent représentant, tant pour la pratique du théâtre (puisqu'il était comédien et chef de troupe) que pour la composition de pièces. Cette qualité d'homme de théâtre « total », du reste, est sans doute pour beaucoup dans le choix que fit la postérité de Molière, et non d'un Corneille ou d'un Racine, pour incarner le théâtre national.
Une figure multiple
De fait, la légende de Molière commence dès après sa mort. Son lieutenant La Grange s'occupe de l'entretenir, assurant notamment la publication de ses œuvres complètes, tandis que Grimarest publie en 1705 une Vie de Monsieur de Molière douteusement hagiographique qui servira de base à la connaissance du dramaturge pendant des siècles. Il est vrai que sur le plan de l'écriture comique, son œuvre a modifié en profondeur les pratiques françaises : la comédie est désormais admise comme un art pleinement respectable et les poètes continuent d'imiter Molière ou de s'en inspirer pendant plus d'un siècle.
Mais cette glorieuse postérité ne s'obtient qu'au prix d'une vision quelque peu déformée du personnage. On a souvent beaucoup insisté, à la suite de Grimarest, sur sa dimension de grand auteur classique, en mettant en avant ses études au prestigieux Collège de Clermont (en réalité incertaines), ses lectures philosophiques, sa portée métaphysique. Pendant trois siècles, la tradition scolaire et intellectuelle a fait apparaître dans ses pièces les traces intertextuelles d'un Molière lettré et contemplatif, négligeant son activité plus terre-à-terre de chef de troupe. Or, à partir des années 1960, une partie des chercheurs et du monde du théâtre s'intéresse à cette dimension dédaignée de Molière, mettant en évidence les incertitudes des informations données par Grimarest, l'importance des années que Molière passa en province à jouer des farces et ses préoccupations commerciales de chef de troupe. C'est dans cet esprit qu'Ariane Mnouchkine réalise en 1978 le film Molière, longue fresque biographique en deux parties racontant la carrière du dramaturge de sa naissance jusqu'à sa mort : en donnant une image moins lisse, plus archaïque, plus turbulente aussi de la France du XVIIe siècle, Mnouchkine a cherché à replacer la figure de Molière dans son contexte historique et culturel et à combattre le mythe classique de l'homme de lettres enfermé dans son cabinet.
Tournage de Molière, film d'Ariane Mnouchkine
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Reportage sur le tournage d'une scène de carnaval pour le film Molière d'Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes. Courte interview de Mnouchkine insistant sur l'importance de situer Molière dans son époque. Précisions sur le budget et le fonctionnement atypique du tournage.
« Petites » pièces
De fait, c'est avec la composition de « farces », petites pièces en un acte généralement conçues pour terminer la soirée théâtrale, que Molière connaît ses premiers succès : La Jalousie du Barbouillé, Le Médecin volan t ou encore Gros-René écolier ont toutes été créées en province et, à en juger par leur reprise à l'arrivée de la troupe à Paris en 1658, elles y avaient été accueillies favorablement. C'est encore grâce à une farce, nous apprend La Grange, que Molière parvient à séduire le roi après l'avoir copieusement ennuyé par la représentation d'une pièce de Corneille. Molière a beau s'entêter à jouer quelques tragédies, il est loin d'y exceller autant que dans la comédie, sans doute en partie à cause d'une voix assez nasillarde, propice aux effets comiques mais peu adaptée à un héros pathétique. Dans sa première création parisienne, Les Précieuses ridicules, Molière reprend donc assez naturellement son personnage de valet comique Mascarille, qui avait déjà connu le succès dans L'Etourdi et Le Dépit amoureux . La pièce est un triomphe, mais les rivaux de Molière lui reprochent de n'être qu'un vulgaire farceur, ce qui le conduit à abandonner par la suite le rôle du valet fourbe au profit de rôles plus variés - maris jaloux, bons bourgeois, pères fantasques. C'est seulement à la fin de sa carrière, après sa brouille avec Lully, qu'il revient au rôle de ses premiers succès en créant Les Fourberies de Scapin (1671). Mais la pièce est un échec commercial, sans doute en raison de sa maladie qui le rend incapable d'assumer un rôle d'une telle exigence physique. De plus, la pièce s'attire les foudres des doctes, en particulier de Boileau, pour avoir emprunté certaines de ses scènes (particulièrement la célèbre scène du sac) au grand farceur Tabarin.
Ces comédies où Molière s'était ménagé le rôle vedette du valet fourbe ne sont pas, de nos jours, les pièces les plus jouées du dramaturge : on leur préfère généralement les « grandes » comédies en cinq actes et en vers, jugées plus profondes. Les Précieuses ridicules ont cependant fait l'objet de quelques mises en scène marquantes au cours des dernières décennies, particulièrement celle de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff au Théâtre de l'Odéon et au Théâtre National de Bretagne en 1997 : de manière significative, c'est au sein d'une troupe déjà constituée, coutumière d'un théâtre ludique mettant en valeur les comédiens, que ce spectacle prend forme.
Les Précieuses ridicules, mises en scène par Jérôme Deschamps et Macha Makaïeff au Théâtre National de Bretagne
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Les comédiens François Morel et Bruno Lochet conversent avec des passants pour mieux observer leurs contemporains, comme le faisait Molière. Extraits du spectacle, scènes 4, 7 et 9. Interview de Jérôme Deschamps qui revendique pour la pièce un propos actuel, ancré dans une société où les gens peinent à s'inscrire.
Mais le plus souvent, les pièces les plus farcesques de Molière sont aujourd'hui chargées de cruauté, voire de violence, comme pour démentir leur apparente légèreté et leur donner une portée plus sérieuse : c'est ainsi que la troupe de Deschamps fait apparaître la violence sociale contenue dans les dialogues des Précieuses . De la même manière, Jean-Louis Benoît donne au Scapin incarné par Philippe Torreton, dans sa mise en scène proposée à la Comédie-Française en 1997, une gravité désabusée, qui contraste avec le Scapin jubilatoire et métathéâtral de Daniel Auteuil dans la mise en scène de Jean-Pierre-Vincent, au Festival d'Avignon, en 1990.
Les Fourberies de Scapin mises en scène par Jean-Louis Benoît à la Comédie-Française
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Interview de Jean-Louis Benoît qui explique avoir cherché à retrouver dans sa mise en scène l'esprit d'une pièce à tréteaux. Un extrait du spectacle, la scène où Scapin enferme Géronte dans un sac et le bat (acte III, scène 2), vient illustrer ce propos, puis Philippe Torreton insiste sur le caractère retors et solitaire de Scapin.
Les Fourberies de Scapin de Molière, mis en scène par Jean-Pierre Vincent au Festival d'Avignon
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Extrait d'une répétition de la scène du sac (acte III, scène 2), où Jean-Pierre Vincent dirige Daniel Auteuil. Interview de Jean-Pierre Vincent expliquant que Scapin est plutôt un mauvais garçon, un escroc, qu'un valet. Extrait de représentation de la scène de la galère (acte II, scène 7).
De manière significative, les pièces les plus souvent jouées et les plus commentées de Molière aujourd'hui sont ses « grandes » comédies en cinq actes et en vers - auxquelles il faut ajouter Dom Juan, écrit en prose par manque de temps. Il s'agit en effet des pièces les plus originales de Molière et de celles qui établirent durablement sa réputation d'auteur comique d'exception.
« Grandes » comédies
L'Ecole des femmes donna lieu au premier grand scandale de la carrière de Molière : il fut accusé d'immoralité à cause de l'équivoque sexuelle de l'acte II, scène V (la fameuse « scène du « le » »), et même d'outrage à la religion à cause des « Maximes du mariage » parodiques qu'Arnolphe fait lire à Agnès. C'est cet aspect corrosif et potentiellement scandaleux qui intéresse en premier lieu les metteurs en scène français à partir des années 1960 : ainsi Jean-Paul Roussillon, dans sa mise en scène de 1973 à la Comédie-Française qui présente pour la première fois au public parisien la toute jeune Isabelle Adjani dans le rôle d'Agnès (00276), donne une vision cruelle et sombre du rapport de domination trouble entre Arnolphe et Agnès ;
L'Ecole des femmes mise en scène par Jean-Paul Roussillon à la Comédie-Française
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Alternance entre une interview de Jean-Paul Roussillon, qui revendique une attention particulière au propos sérieux de la pièce et explique son choix d'un décor tournant, et deux extraits du spectacle, la scène 5 de l'acte II entre Agnès (Isabelle Adjani) et Arnolphe (Michel Aumont) et le monologue d'Arnolphe (Pierre Dux) à la scène 1 de l'acte IV.
Antoine Vitez, quant à lui, inverse ce rapport dans sa mise en scène de 1978-1979, en faisant d'Arnolphe le jouet des manipulations perverses d'Agnès.
L'Ecole des femmes de Molière, mis en scène par Antoine Vitez au CDN du Nord
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Des extraits de l'acte II scène 5 du spectacle alternent avec des interviews du metteur en scène Antoine Vitez, qui met l'accent sur le caractère sentimental des quatre pièces de Molière mises en scène et rappelle le lien indissociable de la modernité à la tradition, et de Gildas Bourdet, directeur du Centre Dramatique National du Nord, qui vante la fécondité artistique de Vitez.
De la même manière, malgré les témoignages du XVIIe siècle qui évoquent le jeu « bouffonnant » de Molière dans le rôle d'Alceste, Le Misanthrope est le plus souvent joué comme une comédie sérieuse, voire un drame : Antoine Vitez, dans sa mise en scène de 1988 à Chaillot, propose une méditation sur la solitude, une lecture biographique sur les tourments personnels de Molière.
Le Misanthrope de Molière, mis en scène par Antoine Vitez
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Extrait de la première scène de la pièce, entre Alceste (Patrice Kerbrat) et Philinte (Jean-Claude Durand), et interview du metteur en scène Antoine Vitez sur Alceste, rôle d'amant jaloux écrit par Molière pour lui-même, et où se retrouvent les souffrances physiques et morales de l'auteur.
Les comédies les plus volontiers mises en scène sont aussi les plus subversives, particulièrement Tartuffe, qui suscita à sa création un scandale religieux sans précédent : devant l'opposition de la Compagnie du Saint-Sacrement, puissant groupe de pression dévot, Molière mit cinq ans à pouvoir faire jouer sa pièce dans son théâtre, malgré le soutien du roi. On lui reprochait d'avoir donné de l'Eglise et des religieux, à travers son personnage de faux dévot Tartuffe, une image irrévérencieuse. C'est ce parfum de scandale qui séduit souvent les metteurs en scène, préoccupés avant tout de la portée de la pièce. Roger Planchon insiste ainsi, dans ses deux mises en scène de 1962 et 1973, sur les enjeux sociopolitiques de la pièce et la relation trouble, fortement érotisée, qui se joue entre Tartuffe et Orgon.
Tartuffe de Molière, mis en scène par Roger Planchon
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Créée en 1973 avec le TNP, la mise en scène de Tartuffe par Planchon est reprise au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris. Extrait des scènes 5 à 7 de l'acte IV, où Elmire prend Tartuffe au piège en faisant semblant de céder à ses avances afin de le démasquer devant Orgon.
Ariane Mnouchkine choisit quant à elle, dans sa mise en scène de 1995, de transposer l'intrigue de Molière dans l'univers islamique contemporain afin de dénoncer les ravages des fanatismes religieux.
Tartuffe de Molière, mis en scène par Ariane Mnouchkine au Festival d'Avignon
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Images d'échauffement de la troupe au Parc des Expositions d'Avignon et quelques courts extraits de la pièce, notamment à l'acte I, scène 5 et à l'acte II, scène 2. Ariane Mnouchkine explique avoir voulu montrer par sa mise en scène la survivance des fanatismes religieux, et le comédien Brontis Jodorowski insiste sur le caractère militant du spectacle.
Des démarches comparables s'observent dans les spectacles inspirés par Dom Juan : tandis que Planchon, qui présente la pièce en regard avec l' Athalie de Racine dans un spectacle de 1980, voit en Dom Juan un révolté, le martyr d'un dogmatisme religieux hypocrite, Jacques Lassalle propose en 1993 à la Comédie-Française la lecture d'un Dom Juan pascalien et tourmenté auquel la grâce aurait manqué.
Dom Juan de Molière et Athalie de Racine, mis en scène par Roger Planchon au TNP de Villeurbanne
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Roger Planchon propose avec ces deux pièces une réflexion sur la religion : Athalie montre les extrémités totalitaires auxquelles peuvent venir certains défenseurs de la foi, tandis que Dom Juan présente une figure d'athéisme qui interroge les religieux comme les athées. Extraits de la fin d'Athalie (acte V, scènes 6 et 8) et de la scène 3 de l'acte I de Dom Juan.
Dom Juan de Molière, mis en scène par Jacques Lassalle à la Comédie-Française
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Extrait d'une répétition du dialogue entre Dom Juan (Andrzej Seweryn) et Sganarelle (Roland Bertin) à la scène 2 de l'acte I, suivi d'une interview du metteur en scène Jacques Lassalle qui situe son spectacle par rapport aux principales traditions de mise en scène de Dom Juan.
La comédie-ballet
Cependant, ces interprétations d'un Molière métaphysicien et interprète de l'âme humaine ne doivent pas faire oublier ses préoccupations d'homme de spectacle engagé dans une activité non seulement commerciale, mais aussi courtisane : trouvant à la Cour ses principaux mécènes et ses plus puissants soutiens, Molière travaille à les divertir de la manière la plus grandiose et la plus spectaculaire. C'est ainsi qu'il s'allie avec Lully pour la création d'un nouveau genre dramatique, la comédie-ballet, auquel il consacre une part majeure de ses travaux au cours des années 1660. Il crée notamment des formes courtes, rarement jouées aujourd'hui, comme L'Amour médecin (1665) et Le Sicilien ou l'Amour peintre (1667), redécouvertes en 2005 par le duo Villégier-Christie à la Comédie-Française.
L'Amour médecin et Le Sicilien ou l'Amour peintre de Molière, mis en scène par Jean-Marie Villégier
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Alternant avec plusieurs brefs extraits de L'Amour médecin (acte III scène 6, acte II scène 5 et acte III, scène 8), interviews du comédien Loïc Corbery, qui décrit la pièce comme un divertissement léger, puis du metteur en scène Jean-Marie Villégier, qui souligne l'attaque qu'elle renferme contre toute forme de charlatanisme, puis du comédien Christian Gonon, qui insiste sur le rythme et l'énergie du spectacle.
Le chef-d'œuvre du genre reste sans doute Le Bourgeois gentilhomme, turquerie en cinq actes écrite à l'occasion de la visite des ambassadeurs ottomans à la Cour de France (1670) ; longtemps joué sans les ballets, il a fait l'objet en 2004 d'une mise en scène de Benjamin Lazar reprenant les codes de jeu baroques (gestuelle, prononciation, éclairage) appris auprès d'Eugène Green et incluant tous les intermèdes musicaux et dansés originaux.
Le Bourgeois gentilhomme mis en scène par Benjamin Lazar au théâtre l'Apostrophe de Pontoise
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Courts extraits du spectacle (acte I, scène 2 ; acte IV, scène 5 ; acte II, scène 4 ; acte IV, scène 1), alternant avec des interviews de la chanteuse Claire Lefilliatre, qui explique l'intérêt de l'éclairage aux bougies, du chef d'orchestre Vincent Dumestre, sur l'alliance entre théâtre et musique, et du metteur en scène Benjamin Lazar, sur la collaboration de Molière et Lully.
C'est d'ailleurs sur une comédie-ballet que se termine la carrière de Molière : brouillé avec Lully, il fait appel au compositeur Marc-Antoine Charpentier pour la musique du Malade imaginaire . Longtemps perdues, les partitions originales des ballets ont été retrouvées par William Christie à la fin des années 1980. C'est avec son ensemble les Arts Florissants que celui-ci les présente au public, avec une mise en scène de Jean-Marie Villégier, en 1990.
Le Malade imaginaire de Molière, mis en scène par Jean-Marie Villégier
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Extrait de la scène 5 de l'acte II : introduit chez sa bien-aimée Angélique et son père Argan sous le costume d'un maître à chanter, le jeune Cléante emploie le détour d'un petit opéra impromptu pour faire connaître ses sentiments à la jeune fille et apprendre d'elle ses intentions.