Le théâtre d'avant-guerre ou l'avènement des nouveaux poètes de la scène
Introduction
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le théâtre français connaît un essor remarquable. Il hérite d'abord du travail mené par les tenants du « Théâtre d'Art » qui, à la fin du XIXe siècle, de Paul Fort à André Antoine en passant par Aurélien Lugné-Poe, ont combattu les divertissements spectaculaires qui prévalaient à leur époque, dont la teneur artistique était quasi inexistante et la visée purement commerciale. De cet art dramatique régénéré, exigeant tant envers ses acteurs qu'envers son public, et qui entreprend d'éduquer les uns comme les autres, Jacques Copeau s'est fait le porte-parole, le praticien et le théoricien, ouvrant à la fois une salle - le Vieux-Colombier, inauguré en 1913 - et fondant une école d'où sortira une nouvelle génération de comédiens, les Copiaus.
Cette remise en cause de la pratique et de la conception du théâtre au tournant du siècle est aussi à l'origine de l'avènement du metteur en scène, qui revendique pour l'art dramatique, et pour sa dimension scénique en particulier, un statut d'art autonome qui ne tienne plus ses lettres de noblesse du seul texte littéraire. En ce début du XXe siècle, on va donc voir apparaître une génération d'artistes complets, souvent formés par Copeau et Dullin, qui allieront aux talents de comédiens ceux de metteurs en scène, d'animateurs et de directeurs de théâtre.
Enfin, la guerre ayant provoqué l'effondrement des valeurs humanistes et bourgeoises sur lesquelles reposait la société européenne, le nouveau siècle va également profiter d'un courant artistique d'une ampleur et d'une portée sans égal. Le surréalisme, né du dadaïsme, va en effet donner naissance à une pensée et à une esthétique révolutionnaires, influencer profondément et durablement la création artistique dans tous les champs, y compris celui du théâtre.
La révolution artistique de l'après-guerre
Le théâtre surréaliste
Si le terme surréalisme, emprunté à Apollinaire, désigne bien une nouvelle façon de concevoir et de représenter la réalité, on pouvait penser que le théâtre deviendrait un lieu privilégié d'expression de ce nouveau courant artistique. Or il n'en est rien. Les précurseurs n'ont pourtant pas manqué qui, de Pierre Albert-Birot et Alfred Jarry à Raymond Roussel, ont déjà entrepris de déconstruire l'esthétique dramatique et ses conventions. Mais le groupe surréaliste conduit par André Breton voit dans le théâtre un genre trop lourdement grevé de contraintes sociologiques et esthétiques pour espérer être revivifié. Il investit donc plutôt dans le roman et la poésie, malgré quelques incursions notables dans le domaine théâtral : Breton et Soupault signent ainsi quelques textes (S'il vous plaît, Le Trésor des Jésuites, Vous m'oublierez), Aragon publie deux pièces (L'Armoire à glace un beau soir, Au pied du mur), mais ces tentatives, si elles mettent à mal les catégories dramaturgiques usuelles du théâtre de l'illusion régi par les principes de logique et de vraisemblance, si elles introduisent également de nouveaux thèmes sur la scène (le rêve, l'amour, l'enfance, l'inconscient) n'aboutissent pas à un renouvellement du genre, dans la mesure où l'image y conserve un statut purement littéraire et ne débouche pas sur une innovation scénique.
Il existe pourtant une exception de taille à ce constat général. Grâce à Roger Vitrac, le répertoire surréaliste peut s'enorgueillir de quelques titres - Les Mystères de l'amour, Victor ou les enfants au pouvoir, Le Peintre, L'Éphémère - qui marquent une étape fondamentale dans l'évolution de l'écriture théâtrale, en ce que dans ses pièces « le contenu thématique est intégré, indissolublement lié au contenant scénique », le théâtre de Vitrac abolissant tout « différence de nature » [1] entre l'écriture théâtrale et l'écriture scénique. Vitrac crée non seulement des personnages devenus inoubliables (Victor, Ida Mortemart), mais leur fait incarner les zones les plus troubles de l'être, les pulsions inconscientes qui les agitent, mettant bas les tabous pour révéler le scandale de l'enfance broyée, projetant le spectateur dans un univers onirique où s'évanouissent les rassurants repères moraux.
Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac, mise en scène de Jean Anouilh et Roland Piétri
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En 1962, Jean Anouilh et Roland Piétri mettent en scène Victor ou les enfants au pouvoir, de Roger Vitrac, au Théâtre de l'Ambigu. Interview de Georges Neveux à propos de Roger Vitrac et extraits du spectacle.
Méconnu du vivant de l'auteur, le théâtre de Vitrac n'est perçu dans son originalité et sa profondeur que par Antonin Artaud, qui le met en scène au Théâtre Alfred Jarry.
[1] Michel Corvin, « Subversions : de Jarry à Artaud », in Le Théâtre en France, sous la direction de Jacqueline de Jomaron, Paris, Armand Colin, 1992, p. 841.
Antonin Artaud
À défaut d'avoir jamais pu mener à terme son projet littéraire et scénique, Antonin Artaud laisse à la scène française une œuvre d'une exigence telle que le théâtre ne pourra désormais que se définir par rapport à elle. S'il intègre en arrivant à Paris le groupe des artistes surréalistes, dont les recherches se rapprochent des siennes, il le quitte bientôt pour concentrer sa réflexion sur le théâtre. En quête d'un art qui lui permette de renouer avec l'essence même de la pratique artistique, à savoir la révélation ou la réactivation d'un état incandescent de l'homme enfin sorti des gangues (physiques, psychiques, idéologiques, esthétiques) qui l'empêchent d'accéder à la vie véritable, Artaud a en effet été tenté puis très vite déçu par le cinéma, moyen d'expression encore vierge des conventions de la représentation mais bientôt rattrapé par elles. Il se tourne alors vers le théâtre, à qui il assigne la mission impossible d'être à la fois art et expérience de l'être au cœur des forces cosmiques.
Pour en finir avec le jugement de Dieu, émission radiophonique conçue et réalisée par Antonin Artaud
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Le 28 novembre 1947, Antonin Artaud enregistre avec Paule Thévenin, Maria Casarès et Roger Blin une émission radiophonique intitulée Pour en finir avec le jugement de Dieu. Il s'agit de la dernière création d'Artaud, quelques semaines avant sa mort.
Il est ainsi à l'origine d'une révolution dramatique, renouvelant la technique sur le plan des lumières, du décor, du son, inventant une nouvelle utilisation du corps et de la voix, ouvrant la voie au théâtre de l'image dont son scénario Le Jet de sang donne une idée assez précise. Mais il est aussi, simultanément, celui qui conduit le théâtre à ses limites, provoquant ce mouvement très contemporain d'un théâtre qui se cherche désespérément hors de ses cadres pour saisir la source même où se forment le sens et la vision. En dépit des échecs et des souffrances subis, Artaud restera assez lucide pour tenter un dernier examen des ressorts de sa pensée et de son œuvre, dans la célèbre conférence donnée au théâtre du Vieux-Colombier.
Le renouvellement du répertoire dramatique
Jacques Copeau appelait de ses vœux les auteurs de théâtre à venir, dont les œuvres pourraient rivaliser avec la perfection de la littérature dramatique classique sur le plan de la beauté comme de la densité poétique. Il fut d'une certaine manière exaucé, et la première moitié du siècle est marquée par une sorte de nouvel âge d'or du théâtre, où quelques grandes écritures dramatiques, de Claudel à Pirandello en passant par Cocteau, rencontrent des comédiens et des metteurs en scène de très haute volée.
Paul Claudel
Né en 1868, Claudel a presque achevé la rédaction de son œuvre dramatique avant la guerre de 1914, à l'exception du Soulier de satin et du Livre de Christophe Colomb . Il est le plus grand dramaturge français de cette époque, mais c'est seulement à partir de sa collaboration avec Jean-Louis Barrault, en 1939, que son œuvre rayonnera pleinement sur la scène. Auparavant, L'Annonce faite à Marie est mise en scène par Lugné-Poe en 1912, et c'est en 1914 que Claudel remporte son premier triomphe avec L'Otage, monté par Lugné-Poe encore.
Tête d'or est créée en 1924 par les Autant-Lara, puis il faudra attendre 1959 pour que Jean-Louis Barrault arrache enfin au poète son autorisation de reprendre la pièce dans une splendide distribution réunissant Alain Cuny et Laurent Terzieff.
Enfin Le Soulier de satin est portée à la scène par Barrault en 1943, à la Comédie-Française, et y obtient un durable succès. Ce spectacle marque une nouvelle compréhension de l'œuvre claudélienne qui s'offre comme une synthèse des recherches modernes sur le théâtre, et comme un pont entre les textes et formes du passé (Eschyle, Shakespeare, théâtre nô et bunraku, danses d'Extrême-Orient) et les questions scéniques contemporaines.
Paul Claudel, artisan de théâtre
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Documentaire sur la collaboration entre Jean-Louis Barrault et Paul Claudel dans la mise en scène du Soulier de satin, et sur le rôle de Claudel dans la création de ses pièces au théâtre. Témoignage de Jean-Louis Barrault et extraits des répétitions du Soulier de satin et de L'Annonce faite à Marie.
Le Soulier de satin de Paul Claudel, mise en scène d'Antoine Vitez
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En 1987, Antoine Vitez fait date dans l'histoire du théâtre par sa mise en scène de la plus longue pièce du répertoire français, Le Soulier de satin de Paul Claudel, dans la cour d'honneur du Palais des Papes, au festival d'Avignon. Extrait du spectacle.
Jean Giraudoux
De même que la rencontre du couple Claudel-Barrault a scellé la destinée de l'œuvre dramatique claudélienne, celle de Jean Giraudoux et de Louis Jouvet oriente de façon décisive la carrière théâtrale des deux hommes. Le succès de Siegfried, en 1928, signe le début de leur éclatante collaboration. L'apport de Giraudoux ne peut certes être comparé à celui du théâtre de Claudel, dans la mesure où Giraudoux ne reconnaît pas de spécificité au texte théâtral, affirmant qu'il revient aux acteurs de démontrer la nature dramatique d'un texte, et fait porter l'accent sur la qualité littéraire du texte, la puissance incantatoire du beau langage. Mais les pièces de Giraudoux ont à la fois bénéficié du génie de Jouvet et du contexte particulier des années noires de 1929-1945. De ce point de vue, la création de La Guerre de Troie n'aura pas lieu, en 1935, reste comme une date historique dans les annales du théâtre parisien, et consacre Giraudoux comme poète national.
La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux, mise en scène de Jean Vilar
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En 1962 au Festival d'Avignon, puis en 1963 au Palais de Chaillot et à nouveau en Avignon, Jean Vilar met en scène La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux. Interview de Jean Vilar et extraits du spectacle.
La mise en scène d' Ondine en 1939 remporte aussi un immense succès, la féérie du spectacle venant contrebalancer le pessimisme de l'époque. Toutefois, depuis la mort du directeur de l'Athénée, le théâtre de Giraudoux peine à survivre.
Jean Anouilh
Le théâtre de Jean Anouilh connaît un sort assez comparable à celui de Giraudoux. Secrétaire de Louis Jouvet à ses débuts, c'est grâce à la mise en scène en 1937 du Voyageur sans bagage par un autre membre du Cartel, Georges Pitoëff, qu'Anouilh connaît son premier succès.
Puis c'est grâce à sa rencontre avec André Barsacq, directeur du Théâtre de l'Atelier qui va monter ses pièces pendant plus de quinze ans, qu'il trouve la stabilité nécessaire à l'épanouissement de son œuvre. La création d' Antigone durant l'Occupation allemande pare également l'héroïne de tout l'intérêt que son acte de résistance peut susciter en un tel moment historique. Jusqu'à la fin de sa vie, Anouilh continuera d'écrire pour le théâtre et de superviser la création de ses pièces, bénéficiant de son compagnonnage avec le metteur en scène Roland Piétri à la Comédie des Champs Élysées.
Armand Salacrou
C'est encore à l'un des fondateurs du Cartel, Charles Dullin, qu'Armand Salacrou doit le lancement de sa carrière dramatique. Ayant commencé à écrire des pièces d'inspiration surréaliste, il se fait connaître avec Une Femme libre (1934), L'Inconnue d'Arras (1935), Un Homme comme les autres (1936), La Terre est ronde (1937) ou L'Archipel Lenoir (1947), qu'interprète souvent Dullin. Ses œuvres mêlent une réflexion sur l'injustice sociale et une méditation sur l'absurdité de la condition humaine vouée à la mort.
Luigi Pirandello
Pirandello est sans doute le dramaturge étranger le plus joué dans cette période de l'entre-deux guerres. Il est révélé par les Pitoëff lors de la création, en 1923, de Six personnages en quête d'auteur qui avait déjà triomphé en 1921 à Milan. Mais à Paris le succès est si grand qu'il fait vieillir du jour au lendemain le répertoire traditionnel.
Six personnages en quête d'auteur de Luigi Pirandello, mise en scène d'Anatoli Vassiliev
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En 1988, Anatoli Vassiliev présente Six personnages en quête d'auteur, de Luigi Pirandello, au Festival d'Avignon. Extraits du spectacle et interview d'Anatoli Vassiliev. Antoine Vitez expose comment Vassiliev conçoit son activité théâtrale, puis mentionne la création d'un festival de théâtre en Russie, à l'image de celui d'Avignon.
Désormais les directeurs de théâtre et les metteurs en scène majeurs de l'époque (outre Pitoëff il y eut aussi Dullin et Gaston Baty) cherchent à le jouer, et cet intérêt ne se démentira pas, comme le prouvent les mises en scène ultérieures et contemporaines de ses pièces.
En 1957, Bernard Dort pouvait constater à quel point l'œuvre de Pirandello avait influencé l'écriture théâtrale française.
Les enfants de Copeau et Dullin
On a pu le constater à la lecture des lignes précédentes, la découverte des auteurs de ce demi-siècle doit beaucoup, sinon tout, à des comédiens, metteurs en scène et directeurs animés par la passion du théâtre et décidés à prolonger la pensée et l'action de Jacques Copeau en mettant leur art au service du texte. Dans le même temps, la fonction du metteur en scène prend son essor et aboutit à des représentations qui font évoluer le regard porté sur cet art. La mise en scène prend peu à peu son autonomie vis-à-vis du texte. Les poètes de la scène sont nés.
Les membres du Cartel
Servir le texte et fonder leur pratique du théâtre sur une éthique rigoureuse, c'est la mission que se donnent les fondateurs du Cartel, Louis Jouvet, Gaston Baty, Charles Dullin et Georges Pitoëff, qui oeuvrent infatigablement et souvent au prix d'une vie entièrement vouée au théâtre, à reconstruire un répertoire digne de ce nom.
D'une part ils font ré-entendre les classiques dont ils renouvellent l'interprétation ; d'autre part ils montent des auteurs étrangers dont ils révèlent l'œuvre et l'importance. C'est grâce à eux que le public français prend connaissance d'Ibsen, Strindberg, Pirandello, Tchekhov, B. Shaw, Synge, O'Neill, Maeterlinck... Enfin, ils créent les pièces des auteurs contemporains. L'enseignement qu'ils dispensent et l'exemple qu'ils donnent en font à la fois des figures historiques, saluées comme telles par le public de l'époque et qui continuent de faire référence dans la conception et la pratique du théâtre aujourd'hui, et des professeurs hors pair qui ont réformé le jeu et formé toute une génération de comédiens.
Obsèques de Louis Jouvet à l'église Saint-Sulpice à Paris. Marguerite Moreno dans La Folle de Chaillot [Document muet]
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Louis Jouvet meurt le 16 août 1951 à Paris. L'immense foule rend à l'artiste un hommage à la mesure de son talent et de sa renommée. Louis Jouvet et Marguerite Moreno apparaissent dans un extrait de La Folle de Chaillot, pièce écrite par Jean Giraudoux pour Marguerite Moreno et mise en scène par Louis Jouvet au Théâtre de l'Athénée en 1945. Interview de Marguerite Moreno dans sa loge.
La génération héritière du Cartel
Il existe ainsi une filiation très forte entre trois générations. Jouvet, élève de Copeau, forme à son tour au Conservatoire nombres de jeunes acteurs. À l'école de Dullin naissent les talents futurs, ceux d'Alain Cuny, de Jean-Louis Barrault, de Vilar, et se côtoient Antonin Artaud comme Roger Blin et André Barsacq. Ce dernier formera à son tour Michel Bouquet et Maria Casarès. Tous ces comédiens se caractérisent par leur connaissance approfondie des grands textes dramatiques dont ils se font les interprètes les plus exigeants, et par leur engagement en faveur des nouveaux auteurs, qu'ils portent à la scène parfois au milieu des tempêtes : Jouvet monte Les Bonnes de Genet, Blin fait découvrir Beckett, Maria Casarès et Blin font entendre Artaud ou Genet à leur tour.
Les Paravents de Jean Genet, mise en scène de Roger Blin
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En 1966, Roger Blin crée un spectacle qui suscite une forte polémique en mettant en scène la pièce de Jean Genet, Les Paravents, à l'Odéon-Théâtre de France, avec Maria Casarès dans le rôle de la Mère. Interview de Maria Casarès et extraits du spectacle.