La danse flamenca, une fabrique d'altérités
L'écrivain et historien José Manuel Gamboa situe les prémices du flamenco au temps de la Révolution française. L'Europe connaît des bouleversements ; la vie sociale toute entière est en pleine mutation. En Espagne, « les rois Charles III (1759-1788) et Charles IV (1789-1808) sont devenus conscients de la nécessité de moderniser le pays sur les plans économique et administratif, mais aussi juridique et culturel » [1]. La Pragmatique publiée en 1783 accorde aux Gitans le statut de citoyen. En revanche, elle impose des mesures afin d'effacer toute marque de différence. L'acculturation subie depuis les Rois Catholiques (1499) prend un nouveau visage. Elle contribue notamment à la disparition de leur langue ; la musique se mue en culture refuge, elle devient un langage selon le guitariste Pedro Peña Fernández [2].
« Quel meilleur moyen, pour des musiciens millénaires, que celui de déplacer un sens commun des sentiments vers le langage de leurs musiques ? Ce langage subliminal s'est constitué, avec le temps, en une espèce de code du lien qui se manifeste, dans la pratique, lors des rencontres familiales et collectives. C'est ainsi que les Gitans chantent et dansent pour l'ensemble des Gitans, parce qu'ils sont les mieux disposés à les comprendre. S'il s'agit d'un artiste et qu'il se produit sur la scène la plus prestigieuse, il cherchera, comme cela est normal, à triompher en plaisant à la majorité. Mais au fond, il sait et il est nostalgique de l'ambiance propice à chanter et à danser gitan de façon authentique dans l'intimité des siens. Parce que c'est là que le chant et la danse deviennent une forme de langage de l'âme. Véhicule, de profonds sentiments partagés, avec lesquels ils arrivent à communiquer, à se comprendre, à ressentir et à réaffirmer leur identité d'appartenance. Le langage musical des Gitans traduit ces sentiments. » [3]
L'art de l'émotion et du lien
Cette approche particulière du sentiment et de son partage à travers la musique fait du flamenco un art de l'émotion et du lien dans la pratique privée. À ce sujet, Pedro Peña évoque la relation particulière qui se tisse entre le chant et la danse dans les fêtes familiales et collectives gitanes de son enfance en Basse Andalousie.
« Le chant s'exprimait avec force et sentiment, de manière qu'il émouvait et incitait quiconque présent à sortir du groupe pour danser dans le cercle. Lorsque certains se mettaient à dessiner dans l'air, transmettant avec leur corps, le même message que le chant, il arrivait quelque chose d'inénarrable. (...) S'il se produisait cette conjonction, de façon spontanée et naturelle, le chant se visualisait à travers les mouvements et les gestes expressifs de la personne qui dansait. Je (Pedro Peña) compris que dans nos fêtes, il ne s'agit pas seulement de chanter pour la danse, mais de danser le chant. D'après les anciens, nos véritables danses ont plus de sens si elles atteignent l'intériorité, de sorte que les gestes traduisent le recueillement. Il est rare qu'ils soient agressifs ou qu'ils recherchent un effet démesuré. Ils nous touchent d'autant plus quand ils se déploient de la ceinture vers le haut, en se concentrant essentiellement sur les bras et les mains. Au moins deux > desplantes > [4] doivent figurer dans chaque danse. Enfin, nombreux sont les femmes et les hommes qui chantent et dansent en même temps. » [5]
Cette perception du flamenco a été portée à la scène par le cousin de Pedro Peña, guitariste de profession Pedro Bacán, dans le cadre de ses spectacles à partir de 1989 autour du clan des Pinini.
Cette démarche consistait à remettre en question l'image d'Épinal d'un flamenco gitan aux relents exotiques et de ramener l'enjeu scénique à une dimension musicale visant l'émotion dépouillée de toute théâtralité. Pour ce faire, le jeu guitaristique réévalué permettait de repenser l'identité expressive de la danse, de recentrer les langages instrumentaux et chorégraphiques à partir du chant.
La recherche artistique de Pedro Bacán atteste l'impossibilité de définir un flamenco unique. Elle réintroduit dans le flamenco un espace de liberté musicale : celui de l'improvisation nécessaire dans le passé pour décrocher un cachet, ou pour être écouté par les siens dans une fête familiale. Elle vient compléter de nouvelles façons de penser le flamenco apparues au cours des années 1970. Dans ses deux disques : Despegando et Homenaje a Don Antonio * Chacón* (1977), Enrique Morente rappelle que l'interprétation ne passe plus nécessairement par l'imitation des modèles transmis. Elle devient création dès qu'il y a dialogue entre présent et passé, entre le matériau musical et ses diverses sources populaires et savantes, autochtones et étrangères. Ce défi sera relevé en danse au cours des années 1990 par les danseurs Andrés Marín et Israel Galván.
Festival de flamenco : Andres MARIN
Le festival Flamenco à Nîmes, dans les pas d'Andres Marin, un danseur sévillan qui a donné le ton de ce grand rendez vous... Une star et un portrait tourné à Séville. Notez la prise d'antenne exceptionnelle ce soir aux alentours de minuit... Une nuit flamenco à Nîmes.
Au croisement des continents
Le flamenco naît d'un métissage improbable entre l'Europe, l'Afrique, l'Orient et le Nouveau Monde selon le musicologue Faustino Nuñez. Un territoire circonscrit à Cadix et sa baie, Séville et Malaga, situé pour l'essentiel en Basse Andalousie, est au cœur des premières étapes de l'histoire du flamenco. Les villes portuaires concentrent les échanges commerciaux entre l'Espagne et les Amériques. Elles attirent une population démunie en quête de travail qui dépasse les frontières de l'Andalousie. Les répertoires du flamenco témoignent de cette diversité géographique et culturelle.
L'Ordre Royal du 28 décembre 1799 provoque un changement radical dans l'univers du spectacle d'alors : il interdit à tous les acteurs, danseurs et chanteurs d'autres nations de se produire. Il permet aux danseuses espagnoles et en particulier andalouses de s'imposer. Un nouveau répertoire est créé : l'école bolera, stylisation de danses populaires sous l'influence de la danse classique. À la fin des années 1840, des répétitions publiques sont programmées dans les académies de danses sévillanes. Au côté de danseuses boleras, des danseuses gitanes viennent spécialement de Triana [6] pour attirer un public friand d'exotisme et prêt à traverser le fleuve Guadalquivir pour les admirer lors des bals dit del candil / éclairés à la lueur des lampes à l'huile. De nouvelles façons de danser préfigurent la danse flamenca : les bailes de jaleos qui font appel au chant et à l'accompagnement de la guitare. Dans les années 1860, ils évolueront en jaleo flamenco [7].
Durant ces années, certaines interprétations sont différenciées en les qualifiant de « à la manière gitane », puis « à la manière flamenca », ce qui expliquerait la dénomination de danses dites gitanes, puis flamencas. Elles sont à rapprocher d'une tradition théâtrale naissante au XVIe siècle, mettant en scène des personnages gitans exécutant des chants et des danses « à la façon des Gitans ». Comme le rappelle José Luis Navarro García [8], les comédiens appelés « comiques » étaient issus des couches populaires andalouses. Cependant cette profession était désapprouvée pour une Andalouse, alors qu'elle ne l'était pas pour une Gitane. Certes, la fusion des genres est à l'origine du flamenco comme de la danse flamenca. Mais il semble que le métissage de styles y ait contribué aussi. Il en est de même pour le jeu spéculaire né de la fascination du Gitan, figure d'une altérité musicale et dansante.
Séville, place forte dans la danse flamenca
La ville de Séville participe de ce processus de métissage. Lors de son voyage en Andalousie dans les années 1860, l'écrivain Charles Davillier remarque que chaque ville principale a sa danse, Cadix le olé, Jerez le jaleo, Ronda la rondeña, Malaga la malagueña . Séville est « la ville où ces danses se modifient, se recomposent et se perfectionnent. (...) C'est l'atelier où les anciennes danses se transforment en danses modernes ; c'est l'université où s'apprennent la grâce inimitable, l'attrait irrésistible, les ravissantes attitudes, les tours brillants et les mouvements délicats de la danse andalouse ». Toute danse nouvelle venue d'Inde ou d'Amérique ne devient à la mode que si elle passe par l'école sévillane [9]. Séville reste une référence forte dans l'univers de la danse flamenca encore à l'époque de Manuela Vargas qui se prête à la mise en scène d'une leçon de danse avec son maître Enrique el Cojo.
Faustino Nuñez rappelle que « le rayonnement du flamenco est dû au fait que cet art fut porté à la scène, en particulier à travers la guitare et la danse » [10]. L'histoire du flamenco est jalonnée de lieux marquée par la présence de la danse :
- les bailes del Candil très courus durant la première moitié du XIXe siècle, voire jusque dans les années 1860,
- les démonstrations organisées dans les académies de danses dès les années 1840,
- les cafés cantantes, sorte de cafés-concerts à la parisienne dont le premier est ouvert à Séville en 1847,
- les théâtres qui consacrent dès les années 1915-1925 l'ère du ballet flamenco et la création des premières compagnies de danses flamencas,
Interview Antonio Gades et extrait danse flamenco
Dans un bar de Saint Germain des Prés à Paris, interview de Antonio Gades à propos du flamenco, de son histoire, de son enseignement et des recherches qu'il mène pour faire évoluer cet art. Extrait de son spectacle à l'affiche à Paris.
- la création d'un théâtre flamenco engagé en 1971.
Flamenco, la flamme de l'Espagne
Reportage à Séville. La renaissance du flamenco traditionnel, partie intégrante de la culture des gitans, banni sous la dictature de Franco, a connu un renouveau avant de devenir depuis peu un produit commercial. Commentaire sur images Paco Lira, le propriétaire de la taverne la Carboneria, Bettina Castano, danseuse, et de Felipe Luis Maestro, directeur de la Foire internationale du Flamenco
Parmi toutes ses étapes, l'histoire écrite du flamenco ramène l'âge d'or au temps des cafés cantantes durant les dernières décades du XIXe siècle jusqu'en 1936. Le succès de ses établissements dépasse les frontières de l'Andalousie. C'est dans ces lieux exportés dans toute l'Espagne que les bases musicales et chorégraphiques sont définies. Les premières danses flamencas s'y élaborent : les alegrías, les tangos, les soleares et les zapateados . Elles posent les premiers jalons d'une esthétique féminine et masculine. La création et les audaces sont nécessaires pour faire face à la concurrence féroce. Le flamenco devient définitivement un art de professionnels. Il se fabrique à la fois à partir de l'image de l'Autre, le Gitan, d'un sens créatif de l'emprunt et du bricolage afin d'inventer de nouveaux styles de danses. En 1912, le maître de danse sévillan José Otero dénonce une pratique nouvelle depuis la fin du XIXe siècle qui consiste à créer de nouveaux répertoires en chorégraphiant de plus en plus de chants flamencos. Selon la définition de Faustino Nuñez, le flamenco ne serait que la réinterprétation artistique de la tradition. Face à cette histoire officielle du flamenco, une autre s'écrit dans la pratique de la danse. Elle revendique une filiation à géométrie variable, propre à la transmission orale. Elle se projette plus facilement dans des modèles connus grâce aux témoignages filmés tels que Vicente Escudero, Antonio El Bailarín, Carmen Amaya..., que dans les figures des cafés cantantes . Elle se trouve face à un nouveau défi de la danse flamenca, celui de la création qui ne se suffit plus de la virtuosité.
Notes
[1] TODOROV, Tzvetan, Goya à l'ombre des Lumières, Paris, Flammarion, 2011, p 24.
[2] PEÑA FERNÁNDEZ, Pedro, Los Gitanos flamenco, Séville, Almuzara, 2013, p. 102-103.
[3] Ibid., p. 94.
[4] Un desplante est une posture immobile à valeur de défi ou de suspension du temps, venant conclure un passage dansé.
[5] PEÑA FERNÁNDEZ, Pedro, Loc.Cit., p. 22-23.
[6]Triana fut longtemps le quartier populaire de Séville ayant la plus forte présence gitane. Il est situé sur l'île fluviale de la Cartuja.
[7] NAVARRO García, José Luis, Historia del baile flamenco. Vol 1., Séville, Signatura Ediciones, 2008, p. 256.
[8] Ibid., p 40. Un cómico est un artiste polyvalent, habile notamment au chant et à la danse.
[9] DAVILLIER (Gustave), Voyage en Espagne, Paris, édition pré-originale Hachette, 1873. Livraison issue de la revue Le Tour du monde. Nouveau journal des voyages dirigée par Edouard Charton., n° 365, décembre 1866, p. 414. [Il s'agit d'un ouvrage complet en 41 livraisons issues de la revue Le Tour du monde. Nouveau journal des voyages dirigée par Edouard Charton, Paris, édition Hachette, novembre 1862- juin 1873, 640 p et 328 gravures de Gustave Doré.]
[10] NUÑEZ, Faustino, El reloj que nunca atrasa. De las habaneras a los tangos flamencos, conférence lors du III Ciclo Catalunya Arte Flamenco.