Jean-Louis Barrault à propos des Paravents de Genet

03 mai 1966
07m 29s
Réf. 00143

Notice

Résumé :

Jean-Louis Barrault répond aux questions de Michel Droit concernant la mise en scène des Paravents de Jean Genet au Théâtre de l'Odéon, dont il est le directeur. Il défend le choix de cette pièce, qu'il qualifie de satirique, tout en récusant les accusations d'outrage à l'armée française.

Date de diffusion :
03 mai 1966
Source :
ORTF (Collection: A propos )
Thèmes :

Éclairage

En avril 1966, Les Paravents de Jean Genet sont mis en scène par Roger Blin pour la première fois en France au Théâtre de l'Odéon, alors dirigé par Jean-Louis Barrault. La pièce, créée en Allemagne en 1961, suscite un scandale tel qu'André Malraux, Ministre des Affaires Culturelles, est interpellé à l'Assemblée Nationale sur la représentation de cette pièce dans un théâtre subventionné. Plusieurs élus en réclament l'interdiction. Il prononce alors un discours, justifiant la liberté de représentation de cette pièce, et par là-même refuse de la censurer : « La liberté, Mesdames, Messieurs, n'a pas toujours les mains propres ; mais quand elle n'a pas les mains propres, avant de la passer par la fenêtre, il faut y regarder à deux fois. [...] Ce qui est certain, c'est que l'argument invoqué : « cela blesse ma sensibilité, on doit donc l'interdire », est un argument déraisonnable. L'argument raisonnable est le suivant : « Cette pièce blesse votre sensibilité. N'allez par acheter votre place au contrôle. On joue d'autres choses ailleurs. Il n'y a pas obligation. Nous ne sommes pas à la radio ou à la télévision. » Si nous commençons à admettre le critère dont vous avez parlé, nous devons écarter la moitié de la peinture gothique française, car le grand retable de Grünewald a été peint pour les pestiférés. Nous devons aussi écarter la totalité de l'œuvre de Goya ce qui sans doute n'est pas rien. Et je reviens à Baudelaire que j'évoquais à l'instant... » [1].

Les représentations de la pièce au Théâtre de l'Odéon sont perturbées quotidiennement par des groupes d'extrême-droite, et notamment le groupe Occident. Au bout de quinze jours d'exploitation, les insultes et les sifflets se transforment en violences ; jets de chaises, de rats morts, fumigènes, etc. La pièce de Jean Genet se déroule en Algérie, et dénonce l'absurdité de la guerre. Quatre ans après la déclaration d'indépendance de l'Algérie, ces éléments, associés au style littéraire de Genet suffisent à déclencher des émeutes, qui obligent les forces de l'ordre à rester à l'entrée de la salle tous les soirs pour que la pièce puisse être jouée. Des défenseurs de la pièce mettent également en place des cordons de sécurité.

Les Paravents étaient joués par 65 comédiens, dont Maria Casarès, Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault ou encore Germaine Kerjean. Ce fut le dernier grand scandale théâtral, capable de provoquer des débats à l'Assemblée Nationale.

[1] André Malraux, Intervention à l'Assemblée Nationale, 27 octobre 1966.

Sidonie Han

Transcription

C
Jean-Louis Barrault, vous êtes actuellement l’un des hommes les plus visés de Paris. Souvent au sens propre du terme d’ailleurs, vous et vos comédiens depuis que vous avez créé, sur la scène du théâtre de France, Les Paravents de Jean Genet qui ont provoqué les manifestations que l’on sait. J’ai vu Les Paravents hier soir, je n’étais pas à Paris lorsqu’ils furent créés. C’est évidemment une pièce qui appelle des réserves, et même peut-être beaucoup de réserves. En tout cas, ce qui est incontestable, c’est que c’est une oeuvre importante, et c’est l’oeuvre d’un homme de théâtre important. Maintenant que cette oeuvre choque certains, c’est tout à fait compréhensible, et je dirais même c’est tout à fait légitime, mais ce qui m’apparaît comme beaucoup plus choquant, c’est que certains, enfin, certains agitateurs, en profitent pour introduire, à l’intérieur même du théâtre, des violences qui relèvent d’une sorte de totalitarisme qui n’est pas de… d’un esprit totalitaire, qui n’est pas de chez nous. Quand vous avez lu Les Paravents de Jean Genet, quand vous avez décidé de les accepter et de les monter, est-ce que vous pressentiez - je ne dis pas des réactions, bien sûr, vous les pressentiez les réactions - mais ce genre de réactions ?
Michel Droit
Les Paravents de Genet, appartiennent au genre agressif, c’est certain. Cela vient de l’enfance de Genet, qui a peut-être un petit compte personnel à régler avec la société. C’est un personnage agressif de toute façon.
Jean-Louis Barrault
Oui, nous le savions. Mais le théâtre est un lieu libre, et c’est ce qui en fait sa rareté et sa grandeur. L’auteur jouit de la liberté d’expression, l’acteur de la liberté du travail, mais le spectateur, jouit également de la liberté entière d’approbation ou de désapprobation. Il vient pour applaudir, ou pour siffler, il en a le droit. A condition toutefois, de ne pas en venir aux voies de fait, ni aux sévices. Qui dans ce cas là, déforment la situation, et changent l’oeuvre qui lui est présentée en action politique. Or, il n’y a pas de politique dans la pièce de Genet ! Car le sujet essentiel et profond de la pièce de Genet, c’est le jeu de la misère et de la mort.
C
Oui. Et d’ailleurs, quand on lit les journaux, quand on n’a pas vu la pièce, qu’on lit les journaux, qu’on voit le compte-rendu des manifestations on a l’impression que l’on va assister à une pièce politique. Or, ce n’est pas du tout une pièce politique ! La politique en est complètement absente. Elle se déroule dans un cadre historique, qui est celui de la guerre d’Algérie, mais il n’y a pas de politique. En revanche, comme vous dites, la misère et la mort sont tout le temps là et d’un coté et de l’autre de la barricade. Et je crois que, d’après les critiques que j’ai lues et d’après les motivations de certaines manifestations, on a l’impression que les gens qui sont contre Les Paravents, sans toujours les avoir vus d’ailleurs, trouvent qu’il y a, dans cette pièce, non pas une insulte à la mort mais une insulte aux morts. Aussi bien, aux morts français, qu’aux morts algériens. Premièrement c’est faux, et deuxièmement je me permettrai de vous dire que les morts hélas, sont toujours insultés. Tant qu’il y aura des guerres, ceux qui ont donné leur vie pour qu’il n’y en ait plus, sont insultés. Je suis moi-même orphelin de guerre, mon père est mort le 16 octobre 1918, trois semaines après éclatait l’armistice et dans la petite classe de l’école communale de la rue Ampère c’était une explosion de joie ! L’instituteur qui marchait avec une canne, blessé de guerre et réformé, fut patriotiquement scandalisé de voir un enfant pleurer et patriotiquement, il se crut autorisé de lui casser sa canne sur le dos. Le lendemain, ma mère trainant son fils tuméfié, vint gifler l’instituteur et sincèrement cette femme insultait un ancien combattant. C’est une histoire vraie, malheureuse mais qui prouve le malentendu et l’atrocité des guerres. Et les outrages à l’armée française qu’on a relevés ou qu’on a cru devoir relever et contre lesquels protester dans Les Paravents ? Si on écoutait bien, on s’apercevrait qu’il n’y a pas d’outrage à l’armée. Les légionnaires, ont un langage cru. On n’allait pas tout de même leur donner un style de Saint-Sulpice... Et ils ne sont pas du tout insultés, ils sont traités d'une façon satirique comme Aristophane aurait pu le faire. Maintenant, insulter l'armée, quelle armée ? Les soldats de Valmy, l'armée de Lafayette ? L'armée française qui au début du XIXe siècle en Uruguay, quand l'Uruguay luttait pour son indépendance, aidait les insurgés pour l'indépendance, et à un moment donné l'armée française était possesseur du terrain, c'était la victoire, le chef de cette armée s'arrêta, roula le drapeau français et déplia le drapeau uruguayen pour reprendre la lutte. C'est cette armée-là, qui est aussi l'armée française, et celle-là n'est pas du tout, au contraire, injuriée, elle est l'honneur de l'armée française.
Michel Droit
Alors là, la France elle-même, aussi, on a le sentiment... Enfin je dirais une certaine France, la France coloniale ou la France colonialiste que beaucoup de Français ont encore - ce qui est compréhensible d'ailleurs - à fleur de peau. Une France colonialiste qui n'avait ni toutes les vertus qu'on voulait bien lui prêter, ni tous les vices non plus, qu'on lui attribuait... euh Cette France, est-ce que vous avez le sentiment qu'elle est attaquée, qu'elle est bafouée, injuriée, qu'il y a une satire violente qui s'exerce contre elle ou non, et que ça peut être choquant pour le spectateur ?
Jean-Louis Barrault
Non, Genet est un poète satirique, mais il critique autant le néo-nationalisme algérien que le colonialisme. Or, il n'y a pas un seul colon français dans sa pièce. Les deux colons qui existent s'appellent Sir Harold - anglais - et monsieur Blankensee - batave. Et tout cela est fait, je crois, tout en étant très cru, avec une pudeur sincère.
C
Mais d'ailleurs, quand vous dites que Genet attaque aussi bien le colonialisme français que le néo-nationalisme, que le nationalisme un peu frais et adolescent presque encore des Algériens, cela me fait penser à une chose, j'ai le sentiment que si cette pièce était jouée actuellement à Alger ou à Oran ou à Constantine au lieu d'être jouée à Paris, elle pourrait de la part d'une certaine frange du public, de certains, disons de certains excités, de certains agitateurs, elle pourrait recueillir, provoquer, exactement les mêmes réactions que celles qui ont eu lieu au théâtre de l'Odéon.
Michel Droit
Les gens pourraient venir dire "on insulte les patriotes algériens, on insulte les combattants".
C
Il est aussi délicat de jouer Les Paravents de Genet dans une certaine Algérie que dans une certaine France. Mais il y a un endroit où Les Paravents de Genet doivent être joués, c'est dans un théâtre, car le théâtre est un Etat indépendant qui devrait être reconnu à l'ONU, et qui est la gloire et l'honneur de l'humanité, qu'il y ait tout à coup, dans la géographie de la Terre, des endroits de 100m2 où la liberté est absolue et où la justice est mise en question, c'est à l'honneur de l'humanité. C'est ça le théâtre.