Alain Platel, Purcell et l'accordéon
Notice
Cofondateur à Gand des Ballets C. de la B., le chorégraphe Alain Platel a construit sa réputation sur un alliage unique de grâce et de trivialité, de grotesque et de sublime. Avec La Tristeza Complice, en 1995, il donne forme à une sorte d'opéra contemporain dégagé des conventions.
Éclairage
Avec Bonjour madame, comment allez-vous, il fait beau, il va sans doute pleuvoir, etc., en 1993, Alain Platel a fait irruption, sans crier gare, dans le paysage chorégraphique européen. Il signait là, en quelque sorte, sa Fureur de vivre. C'était la première fois, en tout cas, qu'un tel « infra-monde » révélateur de toute une « marge » sociale était à ce point porté sur scène. Le moment était opportun : le sociologue et philosophe Pierre Bourdieu venait de publier sa Misère du monde, et, dans la foulée, le tube de la « fracture sociale » grimpait soudainement au hit-parade des laïus électoraux. Orthopédagogue de formation, Platel fut vite catalogué chorégraphe de la mouise, adepte d'un nouveau réalisme social. Cliché passablement réducteur : le réalisme de Platel, s'il existe, n'est en rien sociologique : il consiste à saisir, dans une palette de tempéraments et de corps, les traits d'une vérité humaine. Et il y a alors, entrelacés, du sordide et du magnifique, de l'exhibitionnisme et de l'intime, du tendre et de l'ironique, du violent et du fragile. C'est cela que montre Platel, dans un alliage unique de grâce et de trivialité, de grotesque et de sublime. Iconoclaste, il compose pour le concours de Bagnolet de succulentes “Pièces de concours” qui tournent en dérision l'esprit d'une compétition chorégraphique. Les jurés ont modérément apprécié, mais Platel persiste et signe en organisant en Belgique sa propre manifestation, “le concours du meilleur solo de danse belge” où se précipitent jeunes danseurs de discothèques et de quartiers paumés. Sidi Larbi Cherkaoui émergera de cette « compétition ».
A Gent, outre sa compagnie, les Ballets C. de la B., Platel travaille alors avec Victoria, une structure de production qui intègre le «jeune public » à ses projets. C'est dans ce cadre qu'il crée, avec Arne Sierens, un épatant Moder & Kind, portrait tendrement cynique d'une famille délabrée ; puis Bernadetje dans un fameux manège d'autos-tamponneuses ; et encore Mouchette (un hommage explicite au cinéma de Robert Bresson). En quelques pièces, Alain Platel creuse le sillon d'un art faussement naturaliste. Prenant « la pauvreté comme métaphore », observant le monde comme il va de guingois ; Platel a su mettre en situation, comme personne avant lui, la truculence pagailleuse d'une humanité hors normes et bienséances. Et si le champ de la danse, dans une grande palette expressive, a été le terrain privilégié d'une énergie sans chichis, le théâtre est venu s'immiscer dans la continuité d'un univers indisciplinaire qui ne se refuse rien. C'est ainsi qu'abordant enfin quelques-uns des sommets du répertoire musical, il a donné forme, sur le vif d'une verve haute en couleurs, à une sorte d'opéra contemporain fort éloigné des conventions du genre. Avec La Tristeza Complice, en 1995, Alain Platel convoque la musique de Purcell, ré-instrumentalisée à l'accordéon par l'ensemble Het Muziek Loed, avec une soprano légère et décalée, au-dessus du gouffre matérialisé par le décor d'un chantier en construction-déconstruction.
« Dans un pays de grand formalisme comme l'est la France, enivrée d'une suffisance ridicule, et parfois affligeante, dans une époque où le postmoderne renoue parfois avec un académisme refoulé (en danse comme ailleurs), où la grande communication a fait de sa propre vacuité et de la bêtise la dernière production esthétique du consensus, il est assez tonique que viennent de Belgique des gus capables de montrer dans un délirant et dérisoire théâtre dansé la vitalité impressionnante de ce qui se travaille dans l'hiatus, le désajointement, les discordances, les mixités, l'hétérogène », écrit Philippe Brandily dans L'Humanité, lors de la présentation du spectacle au Théâtre de la Ville, à Paris [1]. Et le chorégraphe confie quelque temps plus tard au journal Libération : « La compagnie est un mélange extraordinaire de nationalités. Je ne peux être le porte-drapeau d'une communauté, alors que parallèlement le politique trace des frontières pour accentuer l'identité flamande. (...) On ne peut plus vivre isolé, sans confrontation au monde. J'ai envie de faire ce lien entre la scène et la vie. En tant que spectateur, j'ai aussi envie de voir ce lien. Le reste m'ennuie. Par ailleurs, cela correspond à des réalités dans la compagnie. Les danseurs ne viennent pas de grandes compagnies. Certains démarrent et souvent, ils survivent. La lutte pour la survie est un thème fort aujourd'hui qui dépasse les situations sociales. J'ai envie d'en parler » [2].
[1] Philippe Brandily, « La Tristeza complice », L'Humanité, 17 février 1996.
[2] Alain Platel, propos recueillis par Marie-Christine Vernay, Libération, 5 février 1997.