Alain Platel, Mozart et les chiens
Notice
Wolf, dont les représentations n'ont pu avoir lieu au Festival d'Avignon 2003 (l'édition fut annulée), déboule en mars 2005 sur la scène de l'Opéra Garnier à Paris. Sur une musique de Mozart, dans un décor de centre commercial délabré, trente-quatre interprètes, danseurs, musiciens et chanteurs mais aussi une meute de chiens : l'effet ne passe pas inaperçu !
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Éclairage
Une chorégraphie sur des musiques de Bach. Des danseurs (ceux des Ballets C de la B), des musiciens (du Klangforum Wien) et trois solistes vocaux. Jusque-là, rien que de très normal. Ajoutez à la distribution quatorze chiens, et pour décor une sorte de carcasse de centre commercial désaffecté, avec graffitis, néons et grilles métalliques : voilà qui peut surprendre. Qu'un tel spectacle ait pu être présenté sur la scène de l'Opéra Garnier, à Paris : l'incongruité est totale. En mars 2005, pourtant, c'est dans le saint des saints de la danse classique que le chorégraphe flamand Alain Platel, se retrouve avec Wolf, un an et demi après la création prévue en juillet 2003 dans la Cour d'honneur du Palais des Papes au Festival d'Avignon, et dont les représentations seront annulées avec l'ensemble du festival, "coulé" par la grève des intermittents du spectacle.
Poète des humanités en marge, le turbulent fondateur des Ballets C de la B, à Gand, s'est fait connaître en 1993 avec Bonjour madame, comment allez-vous, il va sans doute pleuvoir, etc, une chorégraphie « brute de décoffrage » fondée sur l'exposition sans fard des rapports humains. Entre grâce et trivialité, Platel a trouvé sa marque de fabrique, celle d'une œuvre étonnante dans laquelle le plus grand raffinement se mêle au prosaïsme le plus cru. Après Purcell (La Tristeza Complice, en 1995, voir la vidéo) et Bach (Iets op Bach, en 1998) il s'attaque donc, dans Wolf, à l'univers de Mozart. Cette création arrive pour lui après une pause de trois années. Après la création de Tous des Indiens, en 1999, il avait fait part de son intention de ne plus chorégraphier ou mettre en scène, estimant avoir dit tout ce qu'il avait à dire. In fine, il s'aperçoit qu'il ne peut se passer du temps des répétitions, du travail en studio avec les interprètes, et enfin de la création : « c'est là que je trouve des réponses à mes questions », déclare-t-il alors dans la revue Mouvement [1]. Pendant ces trois années « sabbatiques », Alain Platel, orthopédagogue de formation, a appris la langue des gestes et il décide d'intégrer deux interprètes sourds dans Wolf : « l'idée s'est imposée à moi comme une nécessité. Si l'on veut parler du monde, on doit tout y inclure. J'étais aussi intrigué d'avoir des sourds dans un projet où le thème central est la musique. Leur rapport au corps est fascinant ».
Quant à Mozart... La proposition initiale vient de Gérard Mortier, alors directeur artistique de la RuhrTriennale en Allemagne (qui co-produit la création) : « Gérard Mortier voulait un opéra. Je n'étais pas un grand amateur de la musique de Wolfgang Amadeus. J'étais simplement étonné par la fascination qu'il exerce sur tant de gens. J'ai écouté toutes ses œuvres et opéré une sélection basée sur le mélange d'une cinquantaine de pièces ».
« Une fois de plus, Platel accouche d'une création survoltée, entre crises de rire et crises de larmes, abandon sexuel et tuerie générale », écrit Marion Vignal dans L'Express. « Le chorégraphe aime les rencontres surprenantes de genres, d'époques, de styles. Son but: sortir Mozart de son contexte pour mieux lui rendre sa popularité. Car, regrette-t-il, sa musique a trop longtemps été confisquée par une certaine classe qui l'a rendue inaccessible ». Pour prouver le contraire, le Gantois est prêt à célébrer les noces les plus incongrues : celle du compositeur avec la star de la variété. Les premières notes de Wolf ne sont pas du Mozart, mais du Céline Dion ! Les archets s'immobilisent pendant que les enceintes crachent A New Day Has Come, plein tube. L'irrévérence flamande dans toute sa splendeur » [2].
Et l'irrévérent Platel plante le décor de son Mozart dans le temple de la marchandise, de la consommation et de l'aliénation de masse. « Nous voici plongés dans un monde interlope, peuplé de trente-quatre interprètes, musiciens compris, où se côtoient - non sans relents sado-masochistes - des gens à beau linge et un SDF, des sopranos, un rasta, des beurs, un adepte du hip hop fou de danse classique, des hommes déguisés en femmes, une jeune fille enceinte d'un chien, un ange baroque suspendu dans un drap blanc, sans oublier nos deux sourds », poursuit Muriel Steinmetz dans Mouvement. Wolf, c'est la moitié de Wolfgang (Amademus Mozart), mais c'est aussi, en allemand, « chien ». « Les chiens ne sont-ils pas censés incarner la peur liée, dans notre esprit, à ces endroits de solitude que sont ces centres sans âme, exclusivement voués au commerce ? Sur scène, les chiens vont et viennent, dorment, se grattent. Ils sont presque trop gentils, remarque le chorégraphe. Ce sont les hommes qui leur font peur et non l'inverse. Mais j'aime amener des éléments sur lesquels il est presque impossible de travailler. Je n'ai quasi aucune prise sur eux. C'est l'incursion du réel au cœur du théâtre ».
[1] Muriel Steinmetz, « Mozart interlope », Mouvement n° 23, juillet-août 2003.
[2] Marion Vignal, L'Express, 3 juillet 2003.