Danse contemporaine : la part des festivals
Introduction
Ignorant les saisons, ne se limitant plus au Sud qui les a vus naître, ils ont proliféré sur l'ensemble du territoire. En quelques décennies, les festivals sont devenus un élément incontournable du paysage culturel français. Qu'ils viennent à être annulés, comme ce fut le cas pour beaucoup d'entre eux en 2003, dans la tourmente du conflit des intermittents du spectacle et de l'audiovisuel, et l'on frôle la catastrophe nationale ! On a réalisé, cette année-là, quel était leur impact non seulement en termes d'offre culturelle, mais aussi de tourisme, d'attractivité des territoires et même de retombées économiques. « Les études économiques démontrent que cet impact a un fort effet de levier », et « cette économie est essentielle aux régions », se réjouissait le 30 août 2012 Aurélie Filipetti, ministre de la Culture et de la Communication, sans omettre d'ajouter que « les festivals sont aussi des temps de démocratisation, d'apprentissage, d'émancipation individuelle et d'engagement collectif, quelque soit l'âge des participants. »
Quand Vilar invite Béjart
Ainsi parés de toutes les vertus, les festivals devraient donc avoir encore de beaux jours devant eux. Si le phénomène touche tous les domaines du spectacle vivant (mais aussi le cinéma, la musique, la bande dessinée, les nouvelles technologies, etc.), la danse a particulièrement su surfer sur la vague festivalière. A partir du début des années 1980, à côté de lieux phares tels que le Théâtre de la Ville à Paris et la Maison de la Danse de Lyon, certaines manifestations emblématiques (Festival Montpellier Danse, Biennale de la danse de Lyon, Danse à Aix) sont venues accompagner l'émergence et l'essor de la danse contemporaine en France, en jouant un rôle moteur dans sa reconnaissance institutionnelle comme dans l'élargissement de ses publics. Mais cette histoire commence bien avant les années 1980, et elle épouse celle du Festival d'Avignon. Dès 1966, Jean Vilar invite en effet le ballet du Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, et surtout Maurice Béjart, qui y présente notamment sa chorégraphie du Boléro de Ravel. La danse entre en majesté dans la cour d'Honneur du Palais des Papes, et Maurice Béjart y revient en 1967 avec la création de Messe pour le temps présent . C'est à Avignon que le chorégraphe trouvera la consécration populaire que Paris lui a longtemps refusé, même s'il n'est pas épargné, en 1968, par la contestation qui se greffe sur le festival, et conduit à l'éviction du Living Theater de Julian Beck et Judith Malina.
Création à Avignon du Boléro de Béjart par Duska Sifnios
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Au festival d'Avignon 1966, Maurice Béjart prône un théâtre qui réunirait « toutes les tendances et qui ne serait plus du théâtre parlé, ni du ballet ni de la musique ou de l'opéra, mais où il y aurait tout cela à la fois ». En seconde partie du documentaire nous assistons à une répétition dans la Cour d'Honneur du Boléro, de loin ou en plans rapprochés, dansé ou seulement marqué, sur la fameuse table ronde par Duska Sifnios entourée de tous les garçons des Ballets du XXe Siècle.
Le Festival d'Avignon, c'est aussi la danse
Après la mort de Jean Vilar en 1971, son successeur à la direction du Festival d'Avignon, Paul Puaux, maintiendra une présence soutenue de la danse. Jusqu'en 1980, la cour d'Honneur du Palais des Papes verra ainsi se succéder la compagnie Alvin Ailey et le Ballet national de Cuba, les Ballets Félix Blaska et le Groupe de recherche théâtrale de l'Opéra de Paris, avec Les Fous d'or, de Carolyn Carlson et Barre Philips, des Events de Merce Cunningham (en 1976), Alwin Nikolaïs, Twyla Tharp, les compagnies de Lar Lubovitch et de Louis Falco... Et ce que l'on commence à appeler la « nouvelle danse française » fait son apparition sur la scène de l'Opéra-Théâtre d'Avignon : la compagnie Anne Béranger (avec une chorégraphie de Carolyn Carlson), le Théâtre du Silence (fondé par Jacques Garnier et Brigitte Lefèvre), et plusieurs programmes présentés sur l'égide du Ballet pour Demain, créé par Jaque Chaurand, et qui deviendra ensuite le « Concours de Bagnolet ».
Sous les directions de Bernard Faivre d'Arcier (1980-1984 et 1993-2003), d'Alain Crombecque (1985-1992), puis d'Hortense Archambault et Vincent Baudriller (2004-2013), en même temps que le Festival d'Avignon essaime dans une vingtaine de sites aménagés pour la circonstance (écoles, chapelles, gymnases, etc.) et que le « off » ne cesse de gonfler, la danse contemporaine y prend ses quartiers d'été. Bien des souvenirs marquants resteront liés, pour l'histoire de la danse, au Festival d'Avignon : qu'il s'agisse de Pina Bausch à plusieurs reprises (en 1981, à l'Opéra-Théâtre, avec 1980 Ein Stück von Pina Bausch ; en 1983 dans la cour d'Honneur avec * Nelken* et son sol planté d'œillets ; en 1995, avec Café Müller et le Sacre du Printemps, toujours dans la cour d'Honneur), de Merce Cunningham et John Cage avec le fabuleux Roaratorio d'après Finnegans Wake de James Joyce, en 1985 ; de Jean-Claude Gallotta et la grande fresque de Mammame en 1986 ; de William Forsythe avec In the Middle, Somewhat Elevated et Die Befragung des Robert Scott, en 1991 ; d'Israel Galván engageant le flamenco dans la fureur de l'Apocalypse, avec El Final de este estado de cosas (Redux), dans le cadre magique de la Carrière Boulbon, en 2009 ; ou encore d'Anne Teresa De Keersmaeker choisissant le crépuscule et l'aube pour présenter le diptyque En atendant (2010) et Cesena (2011). Ces dernières années, la place de la danse contemporaine s'est encore affirmée par le choix de certains chorégraphes comme « artistes associés » du Festival d'Avignon : Jan Fabre en 2005, Josef Nadj en 2006, et Boris Charmatz en 2011, choisi pour sa capacité à « déplacer les codes et les cadres habituels de la danse pour trouver des états de corps intenses et inattendus. »
Pina Bausch au festival d'Avignon avec Café Müller et Le Sacre du printemps
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En 1995, Pina Bausch danse Café Müller dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes pour le festival d'Avignon. Images de Café Müller et du Sacre du Printemps qui complète le programme. Quelques phrases de la chorégraphe ainsi que de l'une de ses interprètes emblématiques Malou Airaudo.
Avignon 2005, la controverse Jan Fabre
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Choisi comme « artiste associé » de la 59e édition du Festival d'Avignon, le chorégraphe, metteur en scène et plasticien flamand Jan Fabre suscite une « onde de choc » qui froisse certaines susceptibilités, mais engage le festival sur la voie de l'audace.
Josef Nadj dans Asobu
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Artiste-associé du festival d'Avignon 2006, le chorégraphe Josef Nadj a investi la Cour d'honneur du Palais des Papes avec Asobu, un spectacle inspiré par le peintre Henri Michaux. Ce reportage articule des images de la pièce, assorties de commentaires du chorégraphe et de Vincent Baudriller, directeur de la manifestation.
Sigma à Bordeaux et le Festival de Nancy, francs-tireurs
Dans les années 1970 et 1980, le Festival d'Avignon n'est toutefois pas le seul à s'ouvrir largement à la danse. Sa programmation peut même paraître sage en comparaison de formes plus avant-gardistes qui trouvent refuge au festival de Nancy ainsi qu'à Sigma, à Bordeaux. Bob Wilson et son Regard du sourd, le Café Müller de Pina Bausch, La Classe morte de Tadeusz Kantor... L'histoire du festival mondial de théâtre de Nancy, créé par Jack Lang en 1963, n'a pas été avare en révélations majeures. C'est à Nancy, encore, que la « révolte de la chair » incarnée par la danse butô commence à produire son onde de choc. En 1980, débarquant pour la première fois en Europe de son Japon natal, Kazuo Ohno, alors âgé de 74 ans, y fait sensation avec le solo * Argentina Sho* (traduit en français par Hommage à la Argentina), qui entrera dans la légende.
Kazuo Ohno dans les pas de la Argentina
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Festival de Nancy, 1980 : avec Kazuo Ohno, alors âgé de 74 ans, et son Hommage à la Argentina, la critique théâtrale et le public découvrent le Butô, cette danse d'avant-garde inventée au Japon à la toute fin des années 50. Devenu légendaire, ce solo fera ensuite le tour du monde.
A Bordeaux, le festival Sigma a été créé en 1965 par Roger Lafosse, qui avait réussi à s'attirer la sympathie et la bienveillance de Jacques Chaban-Delmas, maire de la ville de 1947 à 1995. Pour Jean-François Hautin, producteur d'un film documentaire sur l'histoire de Sigma [1], ce festival « a été le générateur visionnaire d'une forme de la pensée. » Au chapitre des « actes créatifs et novateurs » qui en marquèrent l'histoire tumultueuse, on compte le Living Theatre de New York, le premier concert en France de Pink Floyd en 1969, les inventions musicales de Pierre Schaeffer, les numéros débraillés du Grand Magic Circus de Jérôme Savary à ses débuts, Bartabas et le Cirque Aligre - ancêtre de Zingaro -, les Catalans de la Fura dels Baus, etc.
En 1984, c'est un jeune agitateur scénique venu de Belgique qui déboule à Sigma avec un spectacle de quatre heures et demie, Le Pouvoir des folies théâtrales, dédié à la mémoire de Michel Foucault, et qui a été créé quelques semaines plus tôt à la Biennale de Venise. Théâtre physique, performances et happenings... Le festival Sigma s'ouvre tout naturellement à la danse contemporaine avec Carolyn Carlson, les premiers spectacles de Régine Chopinot et d'Angelin Preljocaj, ou encore les excentricités du chorégraphe britannique Michael Clark.
Les folies théâtrales de Jan Fabre au festival Sigma
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Dans les années 1970 et 1980, le festival Sigma, créé par Roger Lafosse, vient secouer la torpeur culturelle bordelaise. Un jeune artiste flamand, Jean Fabre, y défraie la chronique en 1984 avec un spectacle de 4 heures et demie, Le Pouvoir des folies théâtrales.
Peurs bleues, première création chorégraphique d'Angelin Preljocaj
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A l'affiche du festival Sigma, à Bordeaux, le jeune chorégraphe Angelin Preljocaj présente l'une de ses premières pièces, Peurs bleues (1985), par laquelle il revendique la rupture avec les codes de la danse classique.
[1] - Les années Sigma, la provocation amoureuse (52'), réalisé par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, production La SMAC, en coproduction avec France 3 Aquitaine, 2008.
Le Festival d'Automne à Paris, pro-américain
On ne saurait enfin omettre le rôle prépondérant qu'eut à partir de 1972 le Festival d'Automne à Paris, sous l'impulsion de Michel Guy, dans l'introduction en France de toute l'avant-garde américaine, qu'elle soit théâtrale, musicale, et bien évidemment chorégraphique. Dès la première édition du Festival d'Automne, (qui s'organisa essentiellement autour de la coordination du Festival international de la danse, de Jean Robin et des Semaines musicales internationales de Paris, de Maurice Fleuret), Robert Wilson et Merce Cunningham étaient présents, mais aussi Yvonne Rainer, figure de proue de la « post-modern'dance » qui avait éclos quelques années plus tôt à New York. Outre Merce Cunningham, à qui Michel Guy puis son successeur, Alain Crombecque, ont voué jusqu'à sa mort une indéfectible fidélité, tous les grands noms de la danse contemporaine américaine (Trisha Brown, Lucinda Childs, Steve Paxton, Douglas Dunn, Karole Armitage, et plus récemment Anna Halprin et Deborah Hay) se sont fait connaître en France grâce au Festival d'Automne. Cette présence soutenue n'a pas manqué d'irriguer et d'influencer durablement le paysage chorégraphique français, qui se structure à partir du début des années 1980.
Biped de Merce Cunningham
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Le chorégraphe américain Merce Cunningham, 80 ans, est de passage dans sa maison parisienne du Théâtre de la Ville, à Paris. Toujours simple et direct, ce "passant", comme il aime à se définir, précise ce qui le passionne dans cette rencontre entre les images virtuelles projetées et les corps vivants. Une danseuse donne également son point de vue sur ce type de travail très nouveau dans la compagnie...
Danse à Aix, Les Hivernales d'Avignon
Et là encore, certains festivals portés par des « militantes », sur le mode associatif, et exclusivement voués à la danse, vont se trouver aux avant-postes. A Aix-en-Provence, le festival Danse à Aix est créé en 1977 par Ginette Escoffier-Carrère. A l'ombre du Festival d'art lyrique, beaucoup mieux doté, et devant composer avec une faible réserve de lieux de représentation, Danse à Aix se fera une spécialité des « projets de rue ». Odile Duboc (1941-2010), elle-même d'origine aixoise, y déploiera les Fernands (du nom de la rue Fernand-Dol où elle avait son studio), ces drôles de personnages qui, dans les rues, font surgir la poésie du quotidien par des interventions dansées...
A Avignon, Amélie Grand lance en 1979 les Hivernales : ce festival d'une semaine, en février, où nombre de chorégraphes des années 1980 ont été invités, de Georges Appaix à Elsa Wolliaston, se caractérise en outre par un programme intensif d'ateliers et de stages qui attirent les amateurs.
Montpellier Danse et la Biennale de Danse de Lyon
Dans la foulée de Danse à Aix et des Hivernales d'Avignon, la Biennale de danse du Val-de-Marne, dirigée par le chorégraphe Michel Caserta, et le festival Montpellier Danse voient le jour en 1981, et la Biennale de danse de Lyon et 1984, avec des ambitions élargies. Le festival montpelliérain vient prolonger la création en 1980 d'un Centre chorégraphique régional, dont la direction est confiée à Dominique Bagouet. Le maire de Montpellier, Georges Frêche, a eu l'intuition que la danse contemporaine, un art jeune en plein essor, pouvait contribuer à donner de sa ville une image moderne et audacieuse. Dans un colloque tenu en 1983 à Montpellier, sur les collectivités territoriales et la culture, il fut l'un des premiers à envisager une politique culturelle en termes d'investissement plutôt que de dépense. Très vite, la critique spécialisée fit de Montpellier Danse l'un de ses points de ralliement, assurant ainsi des retombées médiatiques qui confirmèrent l'intuition de Georges Frêche. Mais pour Dominique Bagouet, la pression politique devenait trop forte, le décidant à laisser la direction du festival à Jean-Paul Montanari. En 2012, le budget du festival Montpellier Danse atteignait 1,32 million d'euros, et sa fréquentation dépassait les 50 000 spectateurs.
Voir un document de 1991 sur la Biennale de Danse du Val-de-Marne sur Ina.fr
Naissance du festival Montpellier Danse en 1981
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A l'occasion de la création du festival Montpellier Danse en 1981, le chorégraphe Dominique Bagouet, directeur de la manifestation, en présente les lignes artistiques. Un seul mot : ouverture ! Le classique avec le Ballet national de Cuba, la danse traditionnelle du Languedoc avec le groupe la Guariga, le tout frais contemporain avec Bagouet lui-même. Les débuts d'une manifestation aujourd'hui d'envergure internationale.
A Lyon, la Biennale de la danse a vu le jour dans le prolongement de la Maison de la Danse, fondée en 1980 et dirigée sans interruption par Guy Darmet jusqu'en 2011, où il est remplacé par la chorégraphe Dominique Hervieu. Après une première édition qui réunit quelques-uns des grands maîtres de la danse au XXe siècle (Martha Graham, Merce Cunningham, Paul Taylor, Roland Petit, Reinhild Hoffmann), la Biennale de la danse de Lyon initie une trilogie qui vise à passer en revue les grands courants de la danse occidentale. D'emblée, en 1986, le premier volet consacré à l'expressionnisme allemand, à l'occasion du centenaire de la naissance de Mary Wigman, rencontre un fort succès critique. L'engouement public suivra, et prendra une dimension conséquente à partir de 1996. Cette année-là, Guy Darmet donne à la Biennale les couleurs du Brésil. En hommage au Carnaval de Rio et à l'action des écoles de samba, il invente à Lyon un Défilé, conçu au départ comme un événement unique. Son succès sera tel que le Défilé est désormais un incontournable de la Biennale de danse de Lyon, qui à elle seule, reflète le double rôle qu'ont pu jouer les festivals ces trente dernières années : meilleure diffusion de la culture chorégraphique, élargissement des publics.
Good Morning Mister Gershwin par José Montalvo et Dominique Hervieu
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La Biennale de Lyon programme Good Morning, Mister Gerschwin de José Montalvo et Dominique Hervieu qui définit les enjeux de la pièce. Mais le festival dirigé par Guy Darmet propose aussi des pièces dans la rue. Ambiance.
La multiplication des festivals
A l'image du Concours de Bagnolet, qui s'est « festivalisé » en devenant les Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis, d'autres manifestations se sont créés plus récemment, tels Uzès Danse, Nouvelles à Strasbourg, Vivat la Danse à Armentières, Latitudes contemporaines à Lille, June events à Paris, etc. De taille plus modeste que leurs aînés, ces festivals ne s'attachent pas moins à la création, affichent une programmation internationale et reflètent souvent quelques-unes des tendances nouvelles qui se manifestent dans le champ chorégraphique. Car la danse s'est « indisciplinée », se rapproche parfois de la performance ou des arts plastiques. Face au souci d'originalité et de contestation des normes que traduit l'intitulé de certains festivals (Les Antipodes à Brest, Les Inaccoutumés à la Ménagerie de Verre, à Paris), d'autres sont plus laconiques : à Château-Thierry, au sud de la Picardie, un nouveau festival s'est baptisé « C'est comme ça ! », quand le Centre de développement chorégraphique de Toulouse proclame, sans la moindre ambiguïté : « C'est de la danse contemporaine ».