La forêt landaise
Notice
Dans ce numéro de la célèbre émission Les conteurs, André Voisin part dans les Landes à la rencontre d'André Dussel. Ce Gascon, pour qui le grand Nord commence au-delà de la Garonne, nous parle des Landes, de leurs paysages et des habitants qui les peuplent, de leurs traditions et de leurs croyances.
Éclairage
André Dussel (1909-1974), "né du choc d'un père et d'une vigne", est un conteur gascon doublé d'un fin critique gastronomique. À partir de 1960, ce commerçant montois produit quelques articles d'une verve "au panache éclatant, plaçant en virtuose l'anecdote significative", selon l'expression de Georges Dubos [1]. En 1964, il obtient le prix littéraire de la ville de Mont-de-Marsan pour ses Contes de la Midouze qui manifestent son amour et sa connaissance du terroir.
De la Gascogne et de son âme, il sait tout et, en cette année 1967 où André Voisin, "de la Télévision", vient le rencontrer, il évoque un pays qui s'apprête à basculer vers la "modernité"; l'écomusée de Marquèze, à Sabres, est en gestation mais la Lande historique vit encore.
L'airial, évoqué en début de séquence, demeure, en maints endroits, la structure fondamentale du paysage humanisé, hors des bourgs, où les générations les plus âgées pérennisent une quasi-autarcie. Même si se mêlent à son récit des clichés de jadis, comme la passada [2], André Dussel évoque les caractéristiques immuables de ce "pays" atypique fait de vastitude, de solitude et de silences. La richesse s'y évalue toujours en nombre de porcs, illustrant la relation sémantique très ancienne, dans la plupart des civilisations, entre l'importance du cheptel et l'aisance, ce que traduit parfaitement l'adjectif français "pécuniaire", tiré du latin pecus, "troupeau".
Le portrait qui est fait ici du Gascon, s'éloigne des clichés [3] ; tout y est vrai, analysé avec finesse. Qu'il s'agisse des subtilités des rapports humains, des traditions et croyances, de la variété des milieux partagés entre le monde du pinhadar [4] et les coteaux opulents du Bas Armagnac, tout est dit.
Et le conteur d'évoquer le pouvoir d'adaptation des Landais passés d'une économie agro-pastorale traditionnelle à la sylviculture ; de forcer, tout au long de ses propos, sur l'apostrophe récurrente "Monsieur", soulignant l'importance des prémices d'une relation nouvelle ; d'insister sur la pudeur naturelle mais de reconnaître aussi la faconde et l'humour qui atténuent le portrait austère de ses compatriotes d'en deçà de Garonne : "Nous racontons toujours des histoires" est la phrase de transition qui annonce le passage du propos du chroniqueur historique à celui du conteur.
Tous les Landais l'assurent effectivement : les sorcières, se substituant aux Parques, se sont toujours mêlées du sort des hommes et, en ce début de XXIe siècle, courent encore dans la Lande des histoires d'oreillers et de matelas dans lesquels plumes et bourre de laine forment croix et couronnes annonçant un décès imminent [5]. À Biscarrosse, tout le monde connaît par cœur la légende du vieil orme qui renvoie au rapport ambigu entre l'Histoire de France officielle et l'Histoire de la Gascogne étroitement liée à celle de l'Angleterre [6].
Mais si le Gascon, porteur de béret, conte et raconte à l'envie, il ne se livre pas vraiment : "Nous ne montrons pas ce que nous avons", rappelle André Dussel expliquant, sans le savoir, la notion de "désert landais" qui a longtemps prévalu chez les historiens et les professionnels du tourisme qui ne jurent alors que par la côte. Ne faut-il pas, en effet, attendre les premiers travaux du Conseil scientifique du Parc naturel régional des Landes de Gascogne, au début des années 1980, pour admettre enfin que ce pays a un passé très ancien ? Et les vestiges du Néolithique, voire du Paléolithique, de s'exhumer dans le cadre de programmes pluridisciplinaires valorisant le patrimoine culturel, architectural ou linguistique du pays. Autant de richesses connues en partie par les autochtones et que l'on découvre depuis que la conservation du patrimoine est érigée en culte pour le bonheur de tous.
Mais la conservation du patrimoine passe par la mémoire collective. Ainsi faut-il transmettre ce que fut le travail du résinier, capable de gemmer 1800 pins par jour, le rituel de la dégustation de l'ortolan [7] dont la capture est aujourd'hui interdite, les techniques de la chasse à la palombe et de la distillation de l'armagnac. Évoquant ces choses-là, le conteur devient emphatique, soulignant que cette terre rappelle toujours ses enfants qui tiennent tous à y "laisser une trace".
Car le Landais est patient, opiniâtre ; l'ingratitude du sol, le rythme de croissance de la forêt, rentable seulement à la seconde génération, ne l'arrêtent pas. Il a appris à attendre, le courage l'anime. Il persiste, replante après les années de braise qui détruisent des milliers d'hectares dans les années 1940, replante encore après le souffle monstrueux de la tempête Martin en 1999 et de l'ouragan Klaus en 2009. Mais si André Dussel sait que le vent est le pire ennemi, il n'aura pu donner ces derniers épisodes en exemple. Et c'est tant mieux !
[1] Célèbre chroniqueur et critique taurin au journal Sud Ouest, de 1950 à 1980.
[2] Mot gascon, dérivé du verbe passar, "passer". Il traduit le passage du cortège de la mariée bien décrit dans Le mariage et la famille en Gascogne (1916-1930) de l'abbé Césaire Daugé.
[3] Les dictionnaires français donnent comme synonymes de l'adjectif "gascon", menteur, hâbleur, fanfaron.
[4] Mot gascon signifiant "forêt de pins".
[5] Les trois Parques, dans la mythologie latine, présidaient au destin de chacun, de la naissance à la mort. Coïncidence ? Elles sont souvent représentées portant sur la tête une couronne de gros flocons de laine...
[6] La bataille de Castillon, en Gironde, signe en 1453, une victoire pour le roi de France Charles VII, mais constitue une défaite des Anglo-Gascons, unis depuis trois siècles aux côtés des Plantagenêts.
[7] Ce mot gascon qui désigne le bruant jardinier est effectivement dérivé du latin hortus, "jardin".