Débat parlementaire en plein coeur de mai 68

14 mai 1968
12m 59s
Réf. 00173

Notice

Résumé :
Extraits de débats parlementaires entre le Premier ministre, Georges Pompidou, et François Mitterrand, au coeur des mouvements de Mai 1968. François Mitterrand dépose une motion de censure.
Date de diffusion :
14 mai 1968
Source :
ORTF (Collection: JT 20H )

Éclairage

L’étincelle du mouvement social de mai 1968, ce sont les étudiants. De la première manifestation du 20 mars contre la guerre du Viêt Nam à la généralisation de la contestation le 4 mai lorsque le mouvement de Nanterre fait tache d’huile dans Paris puis dans l'Hexagone - le 3 mai le Premier ministre fait fermer La Sorbonne -, l’extrême gauche organise la jonction avec la gauche ouvrière pour culminer lors de la grève générale du 13 mai. Depuis le 10 mai, des barricades sont dressées dans le Quartier latin. La répression fait plusieurs blessés.

Cette séance à l’Assemblée nationale du 14 mai se tient pendant que le mouvement social prend toute son ampleur et marque la crise de la médiation politique, crise qui se manifeste également à l’occasion d’une autre séance, le 22 mai, et qui donne une nouvelle fois lieu à une passe d’armes entre le Premier ministre et François Mitterrand.

Le 14, François Mitterrand dépose une motion de censure contre le gouvernement, remettant clairement en cause l’autorité de l’État et dénonçant les répressions. Celui qui entend mener l’opposition - Pierre Mendès France s’est dit solidaire du mouvement la veille et peut représenter une concurrence -, se veut être une alternative au pouvoir. Depuis le mois de mars, il a été réélu président de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS). Contrairement au Premier ministre, François Mitterrand n’entend pas donner sa lecture des enjeux sociétaux de la contestation, mais rejeter la faute sur le régime.
Léa Pawelski

Transcription

Georges Pompidou
À travers les étudiants, c’est le problème même de la jeunesse qui est posé, de sa place dans la société, de ses obligations et de ses droits, de son équilibre moral même. Traditionnellement, la jeunesse était vouée à la discipline et à l’effort au nom d’un idéal ou d’une conception morale, en tout cas. La discipline a, en grande partie, disparu. L’intrusion de la radio et de la télévision a mis les jeunes dès l’enfance au contact de la vie extérieure. L’évolution des moeurs a transformé les rapports entre parents et enfants, entre maîtres et étudiants. Les progrès de la technique et du niveau de vie ont, pour beaucoup, supprimé le sens de l’effort, quoi d’étonnant, enfin, si le besoin de l’homme de croire à quelque chose, d’avoir solidement ancré en soi quelques principes fondamentaux, se trouve contrarié par la remise en cause constante de tout ce sur quoi l’humanité s’est appuyée pendant des siècles. La famille est souvent dissoute, en tout cas relâchée, la patrie discutée, souvent niée. Dieu est mort pour beaucoup et l’Église elle-même s’interroge sur les voies à suivre et bouleverse ses traditions. Dans ces conditions, la jeunesse, non pas tant peut-être la jeunesse ouvrière ou paysanne qui connaît le prix du pain et la rude nécessitée de l’effort, mais qui est plus inquiète que d’autres aussi pour son avenir professionnel, la jeunesse universitaire, en tout cas, se trouve désemparée. Les meilleurs s’interrogent, cherchent, s’angoissent, réclament un but et des responsabilités. D’autres, et qui ne sont pas toujours les pires, se tournent vers la négation, le refus total et le goût de détruire. Détruire quoi ? Ce qu’ils ont sous la main d’abord, et pour les étudiants, c’est l’Université. Et puis, la société, non pas la société capitaliste comme le croit Monsieur Juquin, qu’il demande donc l’avis des étudiants de Varsovie, de Prague et même de Moscou.
(Bruit)
Georges Pompidou
Mais la société tout court, la société moderne, matérialiste et sans âme à leurs yeux. Je ne vois de précédent dans notre histoire qu’en cette période désespérée que fut le XVe siècle où s’effondraient les structures du Moyen Âge, et où, déjà, les étudiants se révoltaient à Sorbonne. À ce stade, ce n’est plus, croyez-moi, le Gouvernement qui est en cause, ni les institutions, ni même la France, c’est notre civilisation elle-même. Tous les adultes et tous les responsables, tous ceux qui prétendent guider les hommes se doivent d’y songer : parents, maîtres, dirigeants professionnels ou syndicaux, écrivains ou journalistes, prêtres ou laïcs. Il s’agit de recréer un cadre accepté de tous, de concilier ordre et liberté, esprit civique, esprit critique et conviction, civilisation urbaine et personnalité, progrès matériel et sens de l’effort, libre concurrence et justice, individualisme et solidarité. Je ne cherche pas, Mesdames et Messieurs, à éviter le débat politique ; nous allons l’avoir d’ici peu l’occasion de le vider et de le vider complètement. Mais en évoquant rapidement le fond des problèmes qui sont en fin de compte d’ordre philosophique, plus encore que politique, ou du moins relèvent de la politique au sens le plus élevé de ce terme, je ne crois pas m’éloigner la question immédiate qui est celle de notre jeunesse. Il y a trois jours, au lendemain d’une nuit d’émeute, j’ai délibérément choisi, avec l’accord du président de la République, l’apaisement et j’ai fait les gestes nécessaires. Aujourd’hui, je fais appel à la coopération de tous et d’abord des étudiants, et je ferai les gestes nécessaires. Notre pays veut la paix, notre pays veut être heureux, ce n’est que dans le calme et dans la collaboration qu’il en trouvera la voie. Puisse, cette fois aussi, cet appel être entendu.
(Bruit)
(Silence)
Présentatrice
Après l’intervention du Premier ministre qui, vous l’avez noté, a été écouté dans un silence extrêmement attentif, Monsieur Mitterrand adressait un réquisitoire très violent contre le Gouvernement. Reprenant à plusieurs reprises la phrase "Où est l’autorité de l’État ?", il a parlé successivement de l’information, de la police, de la Justice et de l’Université, écoutez-le.
(Silence)
François Mitterrand
Nous vous écoutions, Monsieur le Premier ministre et nous nous disions à certains passages de votre discours : Comme ce serait bien s’il était au Gouvernement que de réaliser le programme qu’il nous définit. Depuis six ans, vous êtes vous-même Premier ministre, et il y a quelques semaines, à Ajaccio, vous vous réjouissiez de cet anniversaire en disant : Décidément, nous sommes les meilleurs. Il y a dix ans que votre régime est en place, mais on peut le dire maintenant, précisément parce que nous avons débattu jeudi dernier dans cette enceinte, et que nous avions la parole du Gouvernement sur la politique qu’il mènerait dans les vingt-quatre heures au regard de l’Université. On peut le dire, Monsieur le Premier ministre, qu’avez-vous fait de l’État ? Où est la responsabilité ? Qui était responsable au cours de ces heures ? Sans doute, et vous n’en pouvez mais, vous étiez vous-même absent, alors, qui ? Si l’on se reporte aux informations données par votre radio télévision, il semble que le Président du conseil ou Premier ministre par intérim et les ministres responsables aient été en contact constant avec Monsieur le président de la République ; et que des membres du cabinet de Monsieur le Président de la République aient participé à ces délibérations. Alors, il semble bien qu’à l’issue d’un Conseil des ministres, Monsieur le Premier ministre, Monsieur le Président de la République ait déclaré, cela a été rapporté par Monsieur le ministre de l’Information; "l’ordre doit être d’abord rétabli". Qui est responsable ? Qui est responsable au cours de ces derniers jours, Monsieur le président de la République ? Je sais bien que vous ne pouvez pas répondre à cette question. Mais vous, Monsieur le Premier Ministre, quel que soit votre éloignement, votre radio télévision a voulu vous tenir informé de votre situation, de ce que vous pensiez, de ce que vous faisiez et insiste sur le point que d’heure en heure, vous vous teniez très au courant de l’évolution de la situation. Peu importe ! Ce qui est sûr, c’est qu’il existait un Gouvernement responsable, ici présent, à Paris. A-t-on, Monsieur le Premier ministre, votre majorité vous a-t-elle mesuré le temps, six ans, déjà ! Votre majorité vous a-t-elle mesuré les crédits d’éducation nationale ? Six ans, encore, votre majorité vous a-t-elle mesuré les pouvoirs et même les pleins pouvoirs afin de prévoir, de diriger, de gouverner ; qu’avez-vous fait de l’État, Monsieur le Premier ministre ?
(Bruit)
François Mitterrand
Nous ne savons pas où sont les responsabilités. Nous ne savons même plus où en est la responsabilité de l’équipe ministérielle. Sans doute, vous êtes tous ici devant nous parce qu’il faut bien, il ne faut pas avouer le point où vous en êtes, et Monsieur Pompidou, de retour, assume !
(Bruit)
François Mitterrand
Mais non, Monsieur le Premier Ministre, vous ne serez pas le miraculé de Kaboul. Il faut bien que vous vous rendiez compte que Premier Ministre absent ou présent, votre équipe gouvernementale entraîne votre propre responsabilité, votre propre responsabilité. Au demeurant, qu’arrivera-t-il dans les jours prochains ? Jusqu’à ce débat, vous avez voulu assumer cette solidarité, vous avez couvert vos collaborateurs, sans doute y étiez-vous contraint car j’imagine qu’ils n’ont pu agir sans votre assentiment. De ce point de vue, vous avez raison d’être solidaire, mais alors vous êtes responsable.
(Bruit)
François Mitterrand
Monsieur le Premier ministre, qu’avez-vous fait de l’autorité de l’État ? Ce que vous avez décidé…
(Bruit)
François Mitterrand
Ce que vous avez décidé, c’est la répression, et ce que vous avez subi, c’est l’apaisement ! Voilà la réalité de votre situation.
(Bruit)
François Mitterrand
J’avais le droit de vous poser cette question, Monsieur le Premier ministre, où en est l’État, où en est l’Université ? Monsieur le Premier ministre, il est temps, il est grand temps, il faut que le Gouvernement s’en aille !
(Bruit)
François Mitterrand
Nous examinerons dans quelques heures l’ensemble des dispositions à prendre dès maintenant. L’Assemblée unanime, sans attendre, comme vous aviez eu tout à l’heure le sentiment de l’annoncer sans attendre la volonté du Gouvernement. L’Assemblée nationale toute entière représentée par sa commission a décidé d’adopter une loi d’amnistie, mais cela n’est pas suffisant. Pensez-vous régler ces problèmes comme d’autres, autrefois, Monsieur Pompidou, devant ce drame ? Vous rappelez à ceux qui ont vécu cette période la situation du Président Laniel devant l’Assemblée angoissée et le désordre public lorsqu’il offrait, lorsqu’il offrait, lorsqu’il offrait au drame national la réponse d’une commission. Eh bien, cette commission, vous l’aurez peut-être, vous aurez peut-être ce conseil de réflexion ; voilà toute votre réponse, nous nous disons, oui amnistie, mais nous disons aussi commission d’enquête parlementaire afin de savoir qui est responsable, puisque nous ne le savons pas après vous avoir entendu !
(Bruit)
François Mitterrand
Pas d’État, pas de justice, et Université qu’en dirons-nous ? Monsieur le Premier ministre, il faut que le Gouvernement s’en aille et c’est pourquoi nous voterons la motion de censure !
(Bruit)