La Paille et le grain

07 février 1975
09m 47s
Réf. 00257

Notice

Résumé :
Bernard Pivot interroge François Mitterrand sur le contenu de son ouvrage La Paille et le grain. Celui-ci le définit plutôt comme une chronique. Il confesse qu'il aime écrire mais qu'il manque de la tranquillité d'esprit nécessaire pour composer une véritable oeuvre littéraire.
Date de diffusion :
07 février 1975
Source :

Éclairage

L'ORTF, office public qui regroupe trois chaînes de télévision françaises, prend fin dans les premiers jours de 1975 au profit de trois chaînes autonomes de télévision publique. Le journaliste Bernard Pivot, qui animait jusque-là sur la première chaîne Ouvrez les Guillemets, une émission de présentation de livres, conçoit pour Antenne 2 une émission nouvelle, Apostrophes, qui se propose de regrouper dans un contexte littéraire des invités autour d'un thème.

Pour le cinquième numéro d'Apostrophes, ce vendredi soir 7 février 1975, le thème est « Une personnalité et ses lectures », en l'occurrence François Mitterrand, qui vient de publier La Paille et le Grain. Premier secrétaire du Parti Socialiste depuis 1971, François Mitterrand écrit régulièrement dans l'organe du PS, L'Unité à compter de 1972, des chroniques pour commenter l'actualité politique nationale et internationale. L'ensemble de ces chroniques jusque la mi-1974, enrichi de considérations plus intimes, notées au fil des jours et inédites, constitue La Paille et le Grain.

Avant de parler de ses lectures, François Mitterrand répond aux questions de Bernard Pivot sur son livre, son contenant, à commencer par son titre, et son contenu, révélateur de l'écrivain de plus en plus mal caché derrière l'homme politique. Le candidat à l'élection présidentielle du printemps 1974, battu de justesse par Valéry Giscard d'Estaing, dévoile ainsi pour la première fois sa dimension littéraire. Ce fut une révélation, seule la dimension politique du personnage étant jusque là familière aux Français.

Le reste de l'émission donnera à François Mitterrand, entouré d'écrivains et de critiques invités par Bernard Pivot, l'occasion de parler avec conviction d'auteurs qui l'ont nourri, ou le nourrissent, Alphonse de Lamartine, Jules Renard, Saint-John Perse, Jacques Chardonne, Dino Buzzatti, confortant ainsi cette révélation [1].

Toutes éditions confondues, plus de 200 000 exemplaires de La Paille et le Grain seront vendus. François Mitterrand publiera en 1978 L'Abeille et l'architecte, sur le même principe, pour la période 1975–1978.

Il est à noter qu'en juillet 1979, Valéry Giscard d'Estaing, président de la République, sera à son tour invité dans Apostrophes à parler de ses auteurs proches, en particulier de Guy de Maupassant. Quant à François Mitterrand, malgré sa promesse à Bernard Pivot, il n'écrira finalement jamais de livre sur le coup d'Etat du 2 décembre.

[1] Dans une interview postérieure, Bernard Pivot raconte la façon dont il a préparé cet Apostrophes, en suggérant à François Mitterrand d'inviter des spécialistes de grands écrivains "de gauche" (Camus, Zola, etc.). A son grand effarement, il s'est vu répondre par l'intéressé qu'il souhaitait parler de Chardonne, Lamartine, etc.
Philippe Babé

Transcription

Bernard Pivot
Alors, François Mitterrand, avant de parler de vos lectures, nous allons d’abord parler de l’écrivain parce que ce n’est pas votre premier livre, vous en publiez un nouveau sous le titre La Paille et le grain chez Flammarion dans une collection qui s’intitule La rose au poing, qui est dirigée par Bernard Pingaud et dans laquelle on trouve les textes socialistes donc il est normal que votre livre paraisse dans cette collection. Comment définir cet ouvrage, est-ce que c’est une chronique, des notes, un journal ?
François Mitterrand
C’est entre la chronique et le journal. Chronique, forcément parce que je suis un responsable politique, j’écris de temps à autre dans l’hebdomadaire du Parti Socialiste qui s’appelle L’Unité, on me sollicite quelquefois pour écrire des articles dans différents journaux, amis ou adversaires, et je suis donc amené à commenter l’actualité. Ce sont des chroniques. Et puis c’est devenu aussi un peu un journal sans l’être tout à fait dans la mesure où, lassé de parler toujours de choses extérieures, j’ai quelquefois voulu m’exprimer vraiment moi-même par rapport à des faits qui ne touchent pas en vérité l’universel mais qui m’intéressent ; lorsqu’il s’agit d’une promenade dans la forêt, d’une rencontre avec des amis, d’une impression, d’une sensation. J’ai mêlé les deux genres ce qui fait que peut-être, ce livre n’en a aucun. En tout cas, je ne me suis pas posé en auteur, j’ai simplement voulu en 300 pages tenter de cerner une certaine vérité. Ma position, mes réactions face au monde, celui de mon pays, celui aussi de brassage des hommes sur la surface de la planète et puis, et puis, ce qui fait le prix de la vie. Toute une série de sentiments et de faits qui composent ma vie. Mais ce n’est pas un journal intime, comme l’a dit je ne sais quel journal, je ne sais quel quotidien. Non, ce n’est pas un journal intime, j’aurais, dans ce cas-là, encore beaucoup d’autres choses à dire.
Bernard Pivot
Sûrement, mais on sent, en tout cas chez vous, une sorte de besoin d’écrire, un plaisir d’écrire.
François Mitterrand
J’aime écrire, je pense que si je n’avais pas été absorbé par ma vie politique, j’aurais aimé consacrer une partie de ma vie à construire une oeuvre littéraire. En avais-je le talent, j’en avais en tout cas le goût, mais ce qui m’a manqué c’est, enfin, il y a ici des écrivains de grand talent, ils le diront à ma place, sans doute. Comment écrire, il faut l’unité de l’esprit. Le téléphone qui vous déchire l’oreille, la visite impromptue, il faut l’unité de l’esprit. Je comprends l’écrivain qui passe 4 ou 5 heures, 6 heures même si ce jour-là, il n’a rien à dire, devant sa table de travail, sa page blanche, il arrivera toujours à écrire quelque chose qui correspondra à lui-même. L’homme politique, ou bien celui qui est pris par une autre profession, toujours arraché à lui-même, a de la peine à devenir écrivain, c’est mon cas.
Bernard Pivot
Mais est-ce que, Léon Blum avait abandonné sa carrière littéraire pour une carrière politique, est-ce que vous pourriez inversement abandonner votre carrière politique ?
François Mitterrand
Le cas échéant, pourquoi pas ? Mais enfin, cela dépend de beaucoup d’éléments dont je ne suis pas le seul maître.
Bernard Pivot
Mais si je suis bien renseigné, et d’ailleurs vous y faites allusion dans votre ouvrage, Gallimard attend depuis un certain temps un livre de vous sur Laurent de Médicis.
François Mitterrand
Depuis bien trop longtemps. Non, Laurent de Médicis, non, non, non, Laurent de Médicis, c’est une idée qui m’a, comme ça, que j’ai eue après de nombreux séjours à Florence dans des conditions que je rapporte comme ça au détour d’une page ; et je me suis pris de goût pour Laurent de Médicis. Ça m’a valu des ennuis, car une série de journalistes un peu superficiels, qu’ai-je dit, à commencer par François Mauriac qui n’était pas superficiel, ont tiré de là je ne sais quelle comparaison à Florentin, tout le monde sait qu’en politique Florentin, on pense à Machiavel, c’est quelqu’un de trop malin ; bien qu’à mon avis, j’ai beaucoup combattu et affronté le Général de Gaulle et le Machiavel des deux c’était lui. Mais enfin, c’est comme ça, ça m’a valu une certaine réputation dont je reste au fond assez honoré ; car je me suis beaucoup intéressé à cette grande période qui est la deuxième moitié du XVe siècle en Toscane et j’ai voulu écrire un livre sur cette période autour de ce personnage, Laurent de Médicis. Et comme je ne suis pas un historien de profession, je n’ai pas su me limiter et je me suis très vite retrouvé à partir de Laurent de Médicis un peu plus loin à Naples. Là-dessus, j’ai découvert l’Aragon, ensuite c’était la guerre des Deux-Roses. Je me suis cogné à Podiebrad en Bohême, j’ai filé sur Skanderberg en Albanie, bref, j’en suis là. De telle sorte que Laurent de Médicis attendra en effet l’heure de ma retraite. J’ajoute que je n’ai pas signé de contrat sur Laurent de Médicis, c’eût été imprudent, non. J’ai traité avec Gallimard pour écrire un livre sur le coup d’État du 2 décembre, c’est une toute autre affaire. Mais je reconnais que là, j’ai pris quelques années de retard dont mon éditeur a le droit de se plaindre. Enfin, ce sera fait dans les mois qui viennent.
Bernard Pivot
Vous avez écrit des poèmes. Quand vous étiez jeune, vous avez écrit des poèmes que vous avez conservés ?
François Mitterrand
Qui n’en a pas écrit ?
Bernard Pivot
Ah oui, mais vous en parlez dans votre ouvrage et vous semblez tenir à ces poèmes. C’est bien d’ailleurs, la plupart des gens renient leurs poèmes d’enfance.
François Mitterrand
Mais je ne les renie pas, quand je les lis, j’ai tendance à les trouver un peu emphatiques, un goût de la formule lyrique que je trouvais original et qui me paraît aujourd’hui un peu usé, etc. Bon alors, je suis un critique très sévère pour moi-même. Et puis de temps en temps, je suis assez content de ce que j’ai fait, une sorte de vanité d’auteur qui ne va pas tout de même jusqu’à risquer l’édition.
Bernard Pivot
Non. Et si je suis bien renseigné, vous avez tenu une chronique de poésie quand vous aviez 20 ans à peu près ?
François Mitterrand
Non, une chronique c’est beaucoup dire. J’ai fait quelquefois oeuvre de critique littéraire. Et j’ai ainsi connu les limites
Bernard Pivot
Et vous est-il arrivé de séduire des dames en leur récitant des vers ?
François Mitterrand
J’ai quelquefois essayé, c’est tout.
Bernard Pivot
Bon alors votre…, vous expliquez quand même un peu votre titre parce qu’on sent que c’est une parabole ! Alors, la paille, on pense plutôt à la parabole de la paille et de la poutre, le grain, plutôt la parabole du bon grain et de l’ivraie, et il semble que vous ayez une troisième parabole, c’est la paille et le grain.
François Mitterrand
Oui, il y a aussi l’expression la paille des mots et le grain des choses, et pourtant, ce n’est pas par rapport à cette expression que j’ai choisi ce titre, qui est, comme tous les titres des quelques livres que j’ai écrits, a été péniblement acquis par ma réflexion, quand je conduis, en voiture, je me dis, mais comment est-ce que je vais appeler ce livre ? Alors, je finis par trouver quand même. Et je pense que ça dit bien ce que je veux dire. Mais moi, je suis d’origine paysanne, j’ai vécu toute mon enfance dans la vieille province française, en Saintonge, et pour le moi, la paille et le grain sont deux produits nobles, aussi nobles l’un que l’autre. La paille, c’est une matière admirable et en plus, ça sert à beaucoup de choses, ça servait plus encore au temps où les machines ne broyaient pas la paille au moment de la moisson, très bien ! Et puis le grain, ce n’est pas la peine d’insister, il est plutôt bien vu dans la littérature. Le grain, c’est quelque chose de dense, de serré, de dru, d’où il sort une nouvelle naissance, bref, c’est un mot qui évoque beaucoup de choses et que beaucoup d’auteurs ont employé avant moi.
Présentateur
Alors dans La Paille et le grain, disons qu’il y a deux tiers de textes politiques, ce qui est bien normal, puis un tiers consacré à vos promenades, à vos voyages, à la nature, vous semblez aimer beaucoup la campagne ?
François Mitterrand
Oui, qui n’est pas marqué par son enfance ? Surtout si elle a été heureuse au contact de parents, de frères et de sœurs, de cousins avec lesquels on a passé un pacte de vie qui dure encore, soit par le souvenir pour ceux qui ont disparu, soit pour les vivants qui sont les plus nombreux. Et puis, la vie telle que je l’ai vécue qui ressemblait beaucoup plus à celle qu’on pouvait connaître au XVIIIe siècle que celle que l’on connaît déjà dans cette deuxième moitié et même approche de son dernier quart du XXe siècle. Bon, la campagne avec une maison au sommet d'un coteau, des fermes tout à côté, une rivière tout au bas, c’est tout à fait classique et tout à fait banal. Et puis, le premier village très loin, très loin, et la première ville, on n'y allait pas, surtout qu’il fallait y aller au pas du cheval, enfin nous n’avions pas d’automobile. Après, il est arrivé quand même, je l’ai raconté ailleurs, une fusée moderne qui était la bicyclette et qui m’a permis d’aller de l’autre côté de l’horizon. Mais j’ai donc vécu cela, en-dehors des moments où j’allais au collège, à Angoulême, là, j’ai vécu cela pleinement. À 16 ou 17 ans, quand je suis arrivé à Paris, je me sentais provincial, content de l’être et un peu déchiré de perdre mes racines.
Bernard Pivot
Alors, vous aimez particulièrement les fleurs, pas seulement les roses, vous êtes un spécialiste des fleurs.
François Mitterrand
J’aime bien les roses, j’aime bien les roses. Je pense que les roses, les Français les aiment aussi finalement, même quand il y a le poing qui la tient. Ce qui fait un double symbole au fond assez complémentaire, le poing, c’est solide et puis la rose est assez tendre. Bon alors, j’aime la rose mais j’aime aussi beaucoup d’autres fleurs, enfin, presque toutes les fleurs. Il y en a quelques unes qui sont stupides, mais….
Bernard Pivot
Lesquelles ?
François Mitterrand
Non, vous savez…
Bernard Pivot
Elles ne nous écoutent pas !
François Mitterrand
Non, celles qu’on voit dans un certain nombre de salons parisiens, toutes raides, qui n’ont aucun parfum,
Bernard Pivot
Il y a beaucoup de roses, hein, dans les salons parisiens !
François Mitterrand
Aussi, aussi, quoique ce sont généralement des fleurs qui ont perdu leur sens, car elles ont été élevées dans des conditions telles qu’elles n’ont même plus d’odeur, elles sont toutes pareilles. Mais enfin je ne vais pas passer ma soirée avec vous à parler de jardinage. Il y a beaucoup de très belles fleurs, les giroflées, c'est une fleur admirable, surtout quand ça pousse sur un mur vertical. Non, c’est une très belle fleur et on ne pense pas généralement aux giroflées, etc.