La sentinelle d'Ouessant
Notice
Ouessant, réputée pour sa navigation difficile, a connu les naufrages et les pilleurs d'épave. Les disparus en mer étaient honorés lors d'une cérémonie, la proella. Depuis, l'île s'est dotée d'un phare à la pointe du Creac'h, limitant le danger.
Éclairage
L'île d'Ouessant est distante de vingt kilomètres de la côte ouest du Finistère. Elle s'étend sur huit kilomètres de long et sur quatre kilomètres de large, et elle est la terre habitée la plus occidentale de la France métropolitaine. Commune insulaire, elle compte aujourd'hui environ 800 habitants (au début du XXe siècle, elle en comptait plus de 2 900), la plupart vivant au bourg de Lampaul.
La communauté ouessantine a été pendant très longtemps totalement isolée, en raison des nombreuses difficultés de navigation autour de l'île, et des difficultés à y accoster. La mer d'Iroise compte en effet de très nombreux écueils et récifs, et de très forts courants entourent Ouessant, notamment le Fromveur (il passe au sud-est de l'île, la séparant de l'archipel de Molène) et le Fromrust, au nord-ouest. À l'endroit où ces courants se rejoignent, aux pointes nord-est et sud-ouest de Ouessant, des dérives et des remous très complexes se forment, dans lesquels on ne peut s'aventurer et espérer en réchapper que si on les connaît parfaitement. Cela n'empêche cependant pas les côtes d'Ouessant d'être très fréquentées, car c'est la voie maritime obligatoire entre l'océan Atlantique et la mer du Nord, ainsi qu'entre pays anglo-saxons et pays méditerranéens. Par conséquent, l'histoire du littoral d'Ouessant est jalonnée de naufrages innombrables, illustrant le proverbe "Qui voit Ouessant, voit son sang". C'est la brume et les tempêtes qui causaient en général ces naufrages, faisant s'écraser les navires sur les récifs. Pour les Ouessantins, ces naufrages étaient considérés comme des dons. En effet, après avoir sauvé les matelots des navires en perdition lorsque cela était possible, les insulaires récupéraient le bois des épaves échoué sur le rivage, et parfois les cargaisons des navires, qui leur procuraient des biens dont l'île était dépourvue, tels que du savon, des bougies, des alcools, des fruits... L'habitude prise par les Ouessantins de ramasser le bois sur le rivage est restée d'ailleurs vivante pendant longtemps, même après la diminution des naufrages. Toutefois, les naufrages faisaient également s'échouer des cadavres, qui étaient enterrés au cimetière de Lampaul après une messe lorsque les Ouessantins étaient sûrs que les marins étaient catholiques. Sinon, ils étaient enterrés sur le rivage à l'endroit où ils s'étaient échoués.
Au XIXe siècle, la Commission des phares décide de créer une véritable ceinture de lumière autour de l'île d'Ouessant, afin de limiter ces naufrages au maximum, et de compléter le phare du Stiff, construit par Vauban et allumé en 1699. A lui seul, il ne suffit pas pour que les navires contournent tous les obstacles. Un deuxième phare est donc construit sur l'île, le phare du Créac'h, reconnaissable par ses bandes noires et blanches, allumé en 1863. On lui ajoute une trompette sonore à air comprimé en 1867, afin qu'il soit efficace également par temps de brume. Électrifié en 1888, il est constamment amélioré, jusqu'à devenir, en 1939, le phare le plus puissant du monde, dont le faisceau peut transpercer la brume. Automatisé en 1988, il abrite aujourd'hui à son pied un musée des phares et balises. Au début du XXe siècle, trois phares sont construits en mer autour de l'île afin de signaler les dangers les plus importants. Il s'agit du phare de la Jument, allumé en 1911 ; du phare du Kéréon, allumé en 1916 ; et enfin du phare du Nividic, allumé en 1936 et alimenté en électricité par le Créac'h jusqu'en 1972. Toutefois, malgré la signalisation complète installée autour de l'île, ce sont les inventions du radiophare, du radar, et aujourd'hui du GPS, qui réduisent le plus efficacement les naufrages.
La communauté ouessantine était par conséquent fortement imprégnée des dangers et des inquiétudes que procure l'océan, d'autant plus que la quasi-totalité des Ouessantins étaient marins ou pêcheurs, et embarquait donc régulièrement. Cette proximité avec une mer dangereuse a fait de la communauté ouessantine une communauté isolée, mais forte et soudée, dont les croyances étaient nombreuses et indispensables à son maintien. C'est dans ce sens que l'on peut comprendre la cérémonie de proella, donnée pour les morts en mer et au loin, décrite au début du reportage. Ce rite d'enterrement, pendant lequel le corps du mort était symbolisé par une croix de cire bénite, est proprement ouessantin. Le terme est attesté dès le XVIIIe siècle (la première mention connue date de 1734), mais il est probable que la cérémonie soit pré-chrétienne, et qu'elle ait été peu à peu christianisée. Elle aurait donc pu exister ailleurs, sans avoir laissé de traces. Quoi qu'il en soit, le proella revêt une importance capitale pour la communauté ouessantine. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour tenter d'interpréter ce rite : le souci d'enterrer le défunt en terre sainte pour que son âme puisse gagner le paradis (insulaire, selon une croyance celte, ou chrétien) et puisse reposer en paix, sans errance. On peut toutefois voir dans cette cérémonie une parenté avec des rites de magie, puisque le corps est remplacé par un "double" qui contraint l'esprit à rejoindre la communauté qui l'a vu naître. Selon, Françoise Péron, ce rite correspondrait à l'idée que se font les Ouessantins de la survie de leur société, qui implique qu'on ne laisse partir aucun des siens. Le proella constituerait donc le "ciment de la communauté ouessantine". Et en effet, au fur et à mesure que les liens avec le continent se font plus nombreux, la cérémonie est progressivement abandonnée. Déjà après la Première Guerre mondiale, on ne fait plus le proella que pour les disparus en mer, et pour les disparus au loin seulement s'il y a un doute concernant la sépulture du défunt. Avec l'Occupation allemande, les Ouessantins n'osent pas faire le tour du village pour prévenir les habitants de la tenue d'une cérémonie. Après la Seconde Guerre mondiale, le rite ne se maintient donc que pour les noyés, puis il disparaît en 1962, au moment où l'exil des jeunes débute. Toutefois, les Ouessantins ont eu pendant longtemps beaucoup d'attachement à cette cérémonie, qui symbolise la force et l'union d'une communauté qui fait quotidiennement face aux dangers de l'océan.
Bibliographie :
Françoise Péron, Ouessant-L'île sentinelle, Éditions Le Chasse Marée / Armen, 1997 (première édition en 1985).
Jacques Burel, Ouessant-Vie et tradition d'une île bretonne, Éditions de l'Estran, 1984.
Jean-Pierre Gestin, Les phares d'Ouessant, Éditions Ouest-France, 1989.