Par Isabelle Chalier et Alice Kindmann-Martin, Professeure agrégée d'histoire-géographie et éditricePublication : 14 avr. 2021
Journées européennes du patrimoine, Loto du patrimoine, listes du Patrimoine du XXe siècle, de l’Architecture contemporaine remarquable, du Patrimoine mondial de l’Unesco,… les événements et labels attachés à la notion de patrimoine se multiplient en France et dans le monde. L’objectif premier de sauvegarde, de restauration et de transmission d’un bien ou d’une mémoire est aujourd’hui largement dépassé. Le patrimoine répond désormais à des enjeux beaucoup plus larges, notamment économiques, et fait intervenir des acteurs multiples. La région Grand Est dont, depuis 1983, sept sites ont été inscrits sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, n’échappe pas à cette fièvre patrimoniale.
C’est en France que la notion de patrimoine historique s’est précocement développée et construite. Durant la Révolution, l’abbé Grégoire s’indigne déjà du vandalisme dont sont victimes les monuments de l’Ancien Régime et invite les gouvernants à les sauvegarder et à les muséifier. Quelques décennies plus tard, c’est au tour de Victor Hugo de s’élever contre les démolisseurs et spéculateurs qui dépècent le Moyen Age et ses architectures, alors que les Romantiques exaltent les ruines. Louis-Philippe (1773-1850), soucieux de légitimer la Monarchie de Juillet et de rassembler la nation autour de son projet politique, économique et colonial, crée la première Commission des Monuments historiques. Cette dernière sélectionne les monuments à entretenir et à restaurer. En 1840, une première liste est établie sous l’égide de Prosper Mérimée. La politique patrimoniale de l’Etat français ainsi que l’administration chargée de la mettre en place sont nées.
La IIIe République votera des lois fondatrices. En 1913 par exemple, la supériorité de l’intérêt public sur la propriété privée est établie dans le champ patrimonial. En 1930, les sites naturels accèdent aussi au statut de patrimoine. L’arrivée d’André Malraux au ministère des Affaires culturelles en 1959 donne un coup d’accélérateur à la politique de protection patrimoniale française. En 1962, la loi sur les « secteurs sauvegardés » permet de protéger des ensembles urbains historiques. Le quartier du Marais, à Paris, sera le premier concerné. En 1964 est créée la commission de l’Inventaire général, chargée de recenser le patrimoine sur tout le territoire.
# Du patrimoine historique au patrimoine immatériel
Jusque dans les années 1960, le patrimoine reste avant tout national, historique et cantonné aux œuvres d’art et aux monuments (les châteaux comme Versailles, les cathédrales,…) les plus prestigieux. Il s’élargit à d’autres domaines dès les années 1970-80 avec les mutations de la société française et de l’économie. A cette époque, la modernisation est source parfois de destruction. Dans le centre de Paris par exemple, les pavillons du marché de gros des Halles, construits par l’architecte Victor Baltard, sont démolis en 1969. Des voix s’élèvent pour leur sauvegarde ; un seul pavillon, emblématique de l’architecture métallique, sera sauvé et remonté à Nogent-sur-Marne, puis classé Monument historique en 1982.
Dans le Grand Est comme dans d’autres régions, la désindustrialisation est alors à l’œuvre, synonyme de recul de la classe ouvrière, de désaffection des usines et de difficultés économiques locales. Assez vite, la question de ce patrimoine dit « industriel » se pose et sa sauvegarde, souvent via une reconversion, s’organise. Dans l’Aube par exemple, à Troyes, d’anciennes usines textiles ont été transformées en bureaux pour des entreprises du tertiaire et surtout en logements. A Nogent-sur-Seine, ce sont les anciens moulins à farine qui sont devenus des laboratoires de biotechnologies. Si ces sites ne sont ni classés ni inscrits aux Monuments historiques, ils figurent sur la liste des 50 sites remarquables du patrimoine industriel français.
Dans l’Aube et en Haute-Marne où le patrimoine industriel est riche et varié (du textile à l’agro-alimentaire) les réhabilitations et reconversion fleurissent, à l’initiative d’associations, d’entreprises, d’individus ou encore de collectivités. Un succès dont la Champagne Ardenne peut se targuer.
Le patrimoine se démocratise donc pour devenir le tout-patrimoine : industriel mais aussi rural, technique, scientifique, du plus « petit » et plus modeste au plus prestigieux, du plus ancien au plus récent… Comme la Cité radieuse de Briey, en Meurthe-et-Moselle, construite par l’architecte Le Corbusier au début des années 1960 sur le modèle de la cité éponyme à Marseille. L’ensemble de l’œuvre de l’architecte suisse a été inscrit en 2016 au patrimoine mondial de l’Unesco. Le bâtiment de Briey, comme d’autres signés par Le Corbusier, sont encore habités et ce sont souvent les habitants eux-mêmes qui contribuent à rendre ce patrimoine vivant.
A Briey en Meurthe-et-Moselle, Le Corbusier a édifié une unité d’habitation sur le modèle de la Cité radieuse de Marseille. Cette architecture, toujours habitée, appartient à un patrimoine moderne et vivant, que de nombreux acteurs cherchent à sauvegarder et à valoriser.
En 2006 avec la ratification de la Convention de 2003 de l’Unesco, le patrimoine devient même immatériel. Le repas gastronomique des Français a par exemple été inscrit sur la liste en 2010 ; les savoir-faire liés au parfum en pays de Grasse en 2018.
# L’Etat toujours présent mais des acteurs qui se multiplient
Cet élargissement rapide du champ du patrimoine est qualifié d’« inflation patrimoniale », voire d’« hyperpatrimonialisation » ou d’« omnipatrimonialisation » par certains. Le secteur est donc en plein boom et les acteurs qui y interviennent se multiplient et se diversifient même si l’Etat reste présent. C’est lui qui porte les dossiers de candidatures auprès de l’Unesco, qui légifère (en 2004 le Code du patrimoine a rassemblé toutes les lois), qui labellise (Patrimoine du XXe siècle en 1999, Architecture contemporaine remarquable en 2016) et organise le financement, à défaut d’y participer suffisamment… En 2018, la Mission patrimoine, confiée par le président de la République à Stéphane Bern, a lancé le premier Loto du patrimoine, qui connait un franc succès. Depuis, chaque année, une centaine de sites identifiés comme étant en péril peuvent bénéficier de ces fonds. C’est le cas du théâtre des Bleus de Bar-le-Duc, dans la Meuse, qui a fait partie des 18 monuments aidés en 2018.
Comment une association de sauvegarde du patrimoine cherche à faire renaître de ses cendres le théâtre des Bleus à Bar-le-Duc, par la mobilisation des habitants et grâce au loto du patrimoine.
L’Etat, dans le cadre de la décentralisation, a transféré une partie de ses compétences aux collectivités territoriales : les régions (qui sont responsables de l’Inventaire depuis 2004), les départements, les communes,… Mais l’inflation patrimoniale, qui exige toujours plus de financements, rencontre aussi les intérêts d’acteurs privés qui investissent aujourd’hui le secteur. L’Etat encourage, par des avantages fiscaux, le mécénat des entreprises. La sauvegarde, la restauration et la valorisation de sites patrimoniaux occupent aujourd’hui une place croissante dans les stratégies de communication des marques et des groupes qui, dans un contexte mondialisé et très concurrentiel, cherchent l’élargissement de leurs marchés à l’international. La prestigieuse maison de champagne Moët & Chandon, propriété du groupe de luxe LVMH, a financé en 1992 la restauration de sept salles du château de Versailles. La notoriété du monument dépasse largement les frontières de la France… et représente donc une excellente façon de développer la marque auprès des touristes, notamment américains.
Comment, avec le mécénat d’entreprise, une marque de champagne comme Moët et Chandon et un groupe associé à l’industrie du luxe comme LVMH entendent utiliser le château de Versailles, un symbole du patrimoine à la fois national et mondial, outil de communication et levier du développement économique à l’international.
Les entreprises ne sont pas les seules à envisager le patrimoine comme un outil de croissance économique. Les régions, les villes et les sites historiques escomptent avec la patrimonialisation, notamment via la labellisation de l’Unesco, des retombées touristiques et donc financières. Ainsi, en 2015, trois sites du vignoble champenois ont été inscrits sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. C’est un levier pour le développement d’un œnotourisme national et international participant au développement non seulement des maisons de champagne mais aussi de nombreuses entreprises locales
Le vignoble champenois est entré au patrimoine mondial de l'UNESCO en 2015. Il s’agit donc d’un patrimoine matériel et culturel à protéger. Ce classement lui permet également le développement de l’œnotourisme, soutenu par les acteurs publics et son rayonnement à l’international.
Les enjeux touristiques sont également importants à l’échelle des villes. Aujourd’hui, la concurrence est forte entre les régions. Les villes font l’objet d’un véritable city branding et le label Unesco est envisagé comme un moyen d’attirer touristes et investissements. C’est ce qu’espérait la ville de Metz, qui a posé pour l’instant sans succès en 2014 sa candidature à l’inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco.
Inscrite en 2014 sur la liste indicative du patrimoine mondial de l’Unesco, la ville de Metz met tout en œuvre pour en intégrer la liste définitive et mise sur son histoire entre France et Allemagne et sur son riche patrimoine architectural, dont la Neustadt.
Réduire la sauvegarde et la valorisation du patrimoine à de simples préoccupations économiques seraient une erreur. Car les enjeux identitaires et mémoriels sont aussi au cœur de la question. Patrimonialiser le quartier impérial de Metz permet bien sûr à la ville d’obtenir une certaine visibilité touristique. Mais c’est aussi une reconnaissance de sa double identité culturelle (germanique et française) et une façon de célébrer des relations franco-allemandes renouées. De la même façon, la patrimonialisation et la réhabilitation des territoires en difficultés doivent permettre de maintenir une partie de l’emploi et de développer les activités tertiaires. Ainsi, les bâtiments du carreau de mine de Faulquemont, en Moselle, accueillent une zone d’activités et le plus grand centre de formation de France aux métiers du bâtiment et des Travaux Publics. Mais surtout, donner une seconde vie à ce site, c’est reconnaître le travail et les souffrances des mineurs une fois leur emploi disparu.
Le carreau de la mine de Faulquemont a été labellisé en 2017 « Architecture contemporaine remarquable » par le ministère français de la Culture. Ce site, qui témoigne du riche passé industriel de la Lorraine, est aussi un espace de reconversion économique.
Les enjeux mémoriels sont évidemment au premier plan lorsqu’il s’agit de la sauvegarde des sites funéraires de la Première Guerre mondiale. Et pourtant, la demande d’une inscription sur la liste du Patrimoine de l’humanité illustre là encore le besoin de visibilité et de levier économique. Une demande qui ne va pas sans poser problème à l’Unesco, un organisme dédié à la paix qui doit donc se positionner face à un patrimoine dit « négatif » : les sites de la Grande Guerre, emblématiques de la mort de masse et de la brutalisation des sociétés.
A l’occasion du Centenaire de la Première Guerre mondiale, la France et la Belgique ont déposé une candidature auprès de l’Unesco afin de faire figurer les nécropoles et mémoriaux de la Grande Guerre sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. Un dossier controversé pour une institution chargée de promouvoir la paix…
L’étiquette « patrimoine » s’applique donc aujourd’hui à des territoires entiers, à des paysages, à des villes, des quartiers, des monuments de toutes époques et même à des traditions. « De la cathédrale à la petite cuillère » comme l’a écrit la sociologue Nathalie Heinich. Une inflation patrimoniale qui est à la mesure du succès que les sites, événements et autres actions du type Loto du patrimoine rencontrent auprès du public, et qui résonne avec le besoin de mémoire de chacun. Comme en témoigne l’engouement populaire pour les commémorations de la Première Guerre mondiale à travers le monde.
Le même contenu, adapté à l’enseignement, est accessible aux enseignants et aux élèves de la région Grand Est, sous le titre : Le patrimoine dans le Grand Est, acteurs, politiques, usages et enjeux.
Piste Pedagogique
Publication : 14 avr. 2021, Mise à jour : 11 mai 2021
Cette piste pédagogique conçue pour le programme de spécialité HGGSP en Terminale répond à la problématique : En quoi le patrimoine de la région Grand Est est-il emblématique des acteurs, des politiques, des usages et des enjeux de la patrimonialisation ?