Le monde paysan bouge
Notice
En marge d'une réunion qui réunit 30 000 paysans à Amiens, de violents affrontements opposent les manifestants aux forces de l'ordre.
Éclairage
En apparence, les manifestations paysannes des années soixante pouvaient sembler n'être qu'une nouvelle forme de jacquerie voire une résurgence des mouvements agraires de l'avant-guerre. En réalité, le phénomène prend racine dans une nouvelle "révolution technique" de l'agriculture. Dans le contexte des Trente glorieuses, le monde paysan connaît des transformations considérables : mécanisation, motorisation, remembrement, augmentation de la taille des exploitations et productivisme (recherche de rendements élevés à l'aide d'engrais chimiques et de pesticides). Le secteur primaire s'engage donc dans une nouvelle voie, où les crises ne sont pas absentes, l'agriculteur qui s'est modernisé devenant dépendant du marché et de ses fluctuations. Aussi, les revenus agricoles évoluent moins vite que ceux des autres catégories sociales et l'endettement pour relever les défis de la modernisation pèse toujours plus.
Les agriculteurs expriment alors leur mal-être mais aussi leurs inquiétudes. Le problème des prix, de moins en moins contrôlée par les producteurs, la dégradation du pouvoir d'achat agricole, les questions d'écoulement et de distribution des produits agricoles, qui sont devenues centrales alors que sont apparus les premiers centres commerciaux, sont leurs principales revendications. La FNSEA, (Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles) créée en 1946, est le syndicat le plus puissant du monde agricole et son porte-parole. Le 19 février 1960, 30 000 paysans du nord de la France se réunissent à Amiens pour dénoncer la politique agricole du gouvernement, par ailleurs occupé par le dossier algérien, deux semaines après la fin de la Semaine des barricades à Alger. La manifestation revêt une forme violente. Après leur rassemblement au Cirque, des manifestants s'attaquent aux forces de l'ordre en hurlant des slogans favorables à l'Algérie française et hostiles au Général de Gaulle : l'opposition au gouvernement établit en effet un lien entre les troubles d'Alger et le défaut de concertation qui caractérise selon elle l'action de l'exécutif. Le noyau dur des 3 à 4 000 émeutiers – environ 500 – est mené par Henri Dorgères, ancien député proche des poujadistes (1956-1958) et ancien chef des Comités de défense paysanne, les "Chemises vertes" (1), déjà l'auteur d'actions spectaculaires dans la Somme au début des années 1930. Le bilan est lourd : 152 blessés et un mort. Ces émeutes contraignent le gouvernement à revenir, sans l'avouer, à une forme d'indexation des prix. Les mouvements agricoles dépassent largement les frontières des trois départements picards. Ainsi, dès 1951, la grève du lait touche le Rhône. A la Toussaint 1954, des agriculteurs de la Somme manifestent également. En 1959, les viticulteurs du Midi se mobilisent pour demander une réduction de la fiscalité puis des agriculteurs de Bretagne et du Sud-Ouest réclament une revalorisation des prix agricoles. Le mécontentement des agriculteurs se manifeste encore sous diverses formes avec des barrages routiers en 1960, l'occupation de la sous-préfecture de Morlaix en juin 1961 ou les grèves de 1964. Les luttes paysannes se poursuivent dans les décennies suivantes.
(1) Les Comités de défense paysanne, est une organisation d'extrême droite de l'entre-deux-guerres appelée "chemises vertes" d'après la couleur de ses uniformes. Adeptes d'un État autoritaire et corporatiste ils défendent entre autres le retour à la terre qui trouve écho avec la politique agrarienne du régime de Vichy.