De la décentralisation culturelle théâtrale à la globalisation
Introduction
La décentralisation théâtrale désigne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une politique étatique mise en œuvre sur tout le territoire, la manière dont elle a été reçue et appliquée par les hommes politiques locaux et les hommes de théâtre au cours d'un processus qui est loin d'être linéaire pendant les IVe et Ve Républiques. Formés à l'école de Jacques Copeau, marqués par les mouvements de culture populaire, ces hommes veulent présenter à un large public, des créations exigeantes portées par le travail des comédiens.
Naissance d'une politique, rôle de Jeanne Laurent
La politique de décentralisation théâtrale ne naît pas de rien. Dès 1937, dans un rapport remis au ministre de l'Éducation nationale du gouvernement de Front populaire, l'acteur et metteur en scène Charles Dullin recommandait de développer le théâtre en province. Malgré quelques expériences (dont l'emblématique théâtre du Peuple fondé par Maurice Pottecher en 1895 à Bussang dans les Vosges, ou encore la troupe de Jacques Copeau en Bourgogne), l'essentiel de la vie théâtrale est concentré à Paris (majoritairement des « pièces de boulevard » dans les théâtres privés pour la distraction et des classiques à la Comédie française), spectacles qui partent parfois en tournées en province.
À la Libération est créée, au ministère de l'Éducation nationale, une direction générale des Arts et Lettres ; à sa tête est nommée une sous-directrice énergique, Jeanne Laurent, qui met en place, entre 1946 et 1952, une politique de décentralisation de l'activité théâtrale. Elle s'appuie sur le réseau de l'éducation populaire (en 1945, est fondée à Grenoble l'association Peuple et culture pour « rendre la culture au peuple et le peuple à la culture ») et le travail de metteurs en scène comme, entre autres, Jean Dasté, Jean Vilar ou Hubert Gignoux.
Pendant six ans, Jeanne Laurent contribue à fabriquer, grâce à l'intervention de l'État, une autre vie théâtrale, reposant sur deux axes : la décentralisation et une démocratisation culturelle cherchant à toucher tous les publics. La prise en compte des inégalités spatiales est une des dimensions de cette politique et fonde la répartition géographique des premiers centres dramatiques. Jeanne Laurent soutient la naissance d'une série de centres dramatiques nationaux (CDN), lieux de création, animés par des troupes permanentes et appuyés sur les collectivités locales : en 1946 naît en Alsace, à Colmar, le Centre dramatique de l'Est ; Jean Dasté en 1947 s'installe à la Comédie de Saint-Étienne (après avoir quitté la ville de Grenoble peu décidée alors à soutenir le théâtre) ; Maurice Sarrazin dirige le Grenier de Toulouse ; Hubert Gignoux forme à Rennes la Comédie de l'Ouest avec une troupe de jeunes comédiens amateurs ; le Centre dramatique national du Sud-Est est implanté à Aix-en-Provence. Quant à Jean Vilar, il dirige le Théâtre national populaire de Chaillot à Paris et le festival d'Avignon en été. Une autre des missions de ces CDN était de rassembler un public le plus large possible et de faire du théâtre un véritable « service public ». Limogée de son poste en 1952 à cause de l'opposition des directeurs de théâtre parisiens, des syndicats de machinistes, et d'une façon générale de tous ceux qui s'opposaient au principe même de l'intervention de l'État en matière artistique, Jeanne Laurent défend son bilan. Mais, après son limogeage en 1952, la décentralisation marque le pas. L'Histoire qui a retenu son action comme « l'âge d'or » de la décentralisation théâtrale lui a rendu justice.
Les années Malraux
La deuxième étape est celle de la création, par le général de Gaulle en 1959, d'un ministère d'État des Affaires culturelles qui a pour mission de « rendre accessibles les œuvres capitales de l'humanité, et d'abord de la France, assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et favoriser la création des œuvres de l'art et de l'esprit qui l'enrichissent » ; il est incarné de 1959 à 1969 par André Malraux qui pratique un véritable messianisme d'État. Outre la poursuite de la décentralisation théâtrale servie par l'action de hauts fonctionnaires énergiques et convaincus, tel Émile Biasini, le projet-phare de Malraux est l'installation des Maisons de la Culture, véritables « cathédrales du présent » gérées avec la collaboration des collectivités locales. La première est inaugurée au Havre en juin 1961, suivie en 1963 de celles de Caen, Bourges et Paris (Théâtre de l'Est parisien). Des centres dramatiques nationaux continuent à être habilités comme le Théâtre de Villeurbanne de Roger Planchon.
En 1966, ouvrent les Maisons de la Culture d'Amiens, de Thonon et de Firminy. En 1968, les villes de Reims et de Grenoble ont leur maison de la Culture.
En province, la décentralisation est poursuivie de trois manières : par la reconnaissance accordée à des troupes permanentes (quatorze en dix ans), par l'extension du réseau des centres dramatiques nationaux et par le lancement de maisons de la culture, pour certaines autour d'un théâtre. Les compagnies indépendantes qui peuvent recevoir des aides d'un fonds national se multiplient sur le territoire. On peut se demander alors quelle est alors la marge de liberté réelle des créateurs coincés entre municipalités et État ? Quelle place est laissée à la création contemporaine dans un théâtre subventionné ?
La crise des années 68 : de la politisation au pouvoir donné aux créateurs
Le moment 68 et ses suites représentent la troisième étape de ce processus non linéaire. Avec l'occupation de l'Odéon transformé le 16 mai 1968 en forum de débats animés pendant un mois, c'est toute l'action entreprise depuis 1947 qui est remise en cause. Les structures culturelles financées par l'État sont à la fois critiquées comme culture élitiste d'État par certains contestataires et par le pouvoir gaulliste qui les considère comme des repaires de « gauchistes ». Le théâtre de la Cité de Villeurbanne réunit à huis clos les directeurs des théâtres publics et des maisons de la culture qui affirment dans la Déclaration de Villeurbanne (25 mai 1968) leur soutien aux étudiants et aux grévistes, critiquent le concept des maisons de la culture, et la faiblesse des politiques de l'État en matière d'arts vivants. Ils acceptent le concept forgé par Francis Jeanson de « non-public » pour celles et ceux qui ne vont pas au théâtre, signant ainsi la mort de la conception du théâtre populaire tel qu'il avait été construit depuis la Libération. En juillet 1968, le Festival d'Avignon est secoué également par la contestation : son fondateur, chahuté aux cris de « Vilar, Béjart Salazar » est profondément choqué, lui homme de gauche, d'être assimilé au dictateur portugais.
À la fin du mandat ministériel de Malraux, après la démission du général de Gaulle (avril 1969), seules sept maisons de la culture ont été ouvertes. À cette date, annoncée par le nouveau ministre Edmond Michelet, la diminution des subventions est drastique.
Les années suivantes sont encore marquées par des restrictions budgétaires, et la décentralisation marque le pas. Enfin, on assiste à une distinction de plus en plus grande entre les Maisons de la Culture et les théâtres décentralisés. Avec plus de tournées et moins de troupes permanentes, l'instauration en 1969 d'un régime spécifique d'allocation chômage pour les artistes et techniciens du théâtre leur offre un recours, alors que les créateurs sont eux sur le devant de la scène. Les fondamentaux du théâtre populaire et de la décentralisation s'estompent au profit des revendications individuelles des créateurs au nom des exigences de l'art. La question du budget, posée depuis André Malraux, devient de plus en plus cruciale. Jean Vilar meurt en 1971, et le théâtre de la Cité de Roger Planchon de Villeurbanne hérite en 1972 du titre de Théâtre national populaire. En 1974, le ministère devient un secrétariat d'État à la Culture. Le titulaire du poste, Michel Guy, remplace les directeurs de plusieurs centres dramatiques par de jeunes metteurs en scène : c'était privilégier le rôle du créateur, au détriment des troupes permanentes et de leur rôle d'éducation populaire.
La culture – quelle culture ? - une priorité de la gauche au pouvoir
Un tournant est pris en 1981 quand la gauche arrive au pouvoir. La politique culturelle incarnée par Jack Lang est bien dotée, et le théâtre l'est particulièrement. La décentralisation en province et en banlieue parisienne est revivifiée ; Une éducation artistique concernant en particulier le théâtre et le cinéma est mise en place dans le secondaire et à l'université. Le ministre a su défendre publiquement une politique culturelle diversifiée (la BD, le rock ou le hip hop sont aussi concernés) ; à l'heure de la décentralisation régionale (loi de 1982), il a aussi incité les diverses collectivités territoriales à affirmer leur intervention en matière culturelle, notamment en faveur du spectacle vivant.
En 1998, face à des réalisations théâtrales considérées alors comme trop esthétiques, la ministre de la Culture dans le gouvernement Jospin, Catherine Trautmann, promeut le spectacle vivant comme mission de service public, visant à réaffirmer également son rôle social et culturel.
État des lieux au début du XXIe siècle
Une politique de décentralisation se poursuit, animée à cette date par la politique de la ville en faveur du développement culturel des quartiers populaires : le Centre chorégraphique national s'implante ainsi à Rillieux-la-Pape avec le projet de reprendre place dans l'espace public et de construire des relations avec le voisinage tout en se produisant dans le monde entier.
La compagnie Maguy Marin à Rillieux la Pape
La Compagnie Maguy Marin s'installe après une tournée en Amérique du nord à Rillieux-la-Pape, dans la banlieue de Lyon. Cette installation permettra de redynamiser le quartier de la Velette et de lier des contacts entre les habitants du quartier et la Compagnie.
Au début du XXIe siècle, certaines maisons de la culture ont fermé, d'autres connaissent un nouveau départ en devenant polyvalentes, c'est à dire en associant danse, musique et théâtre.
Le discours d'inauguration du président de la région Rhône-Alpes, Jean-Jacques Queyranne, replace l'histoire de la maison de la culture de Grenoble, rebaptisée MC2, dans l'histoire longue de ces « modernes cathédrales ». Après avoir joué partout dans le monde, l'acteur et metteur en scène Georges Lavaudant qui a fait ses débuts avant 1968 au théâtre universitaire de Grenoble, vient de nouveau, après avoir été directeur du Cargo (ancien nom de la Maison de la Culture), puis de l'Odéon à Paris, jouer sur la scène rénovée de la MC2 : la boucle de l'histoire de la décentralisation théâtrale est ainsi bouclée.
Le réseau théâtral de création et de diffusion est dense et diversifié. Restent les questions toujours brûlantes du financement de la création et de la diversification sociale du public. Cette politique de décentralisation qui retrouve parfois les accents de la démocratisation culturelle de l'après Libération est couplée avec l'intervention des troupes de danse ou de théâtre sur les scènes européennes et même mondiales : de la décentralisation à la globalisation.
Bibliographie
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