La capoeira d'un monde à l'autre
Introduction
Au XIXe siècle, un Français qui aurait été très intéressé par le Brésil aurait pu se souvenir de la capoeira « jeu guerrier », « danse de Nègres », « gymnastique de voyous ». Pendant la première moitié du siècle suivant, on n'en parle plus en France. Le Brésil, c'est alors la richesse associée au café que la crise de 1929 détruit alors qu'on brûle les grains dans les locomotives faute de pouvoir les vendre.
Dans les années 1930, à Salvador, capitale de l'État de Bahia, les autorités municipales décident de promouvoir le tourisme et font l'inventaire de leurs attractions. La vieille ville est pittoresque, mais les églises tombent parfois en ruine, ou sont environnées de taudis ; il n'y a pas d'œuvre d'art de grande notoriété. Mais il y a le peuple : la Bahia proche de l'Afrique, colorée et bruyante, qui porte tout sur la tête, qui a sa cuisine typique, ses cultes et ses jeux. On proposera donc aux passagers des paquebots qui font escale des dégustations et des démonstrations ; des danses sacrées des saints du Candomblé, des danses profanes du samba et de la capoeira. On trouve facilement, parmi ce peuple qui connaît la faim, des gens compétents et désireux de gagner plus en une heure que ce qu'on a pour une journée de labeur. En conséquence, la répression par la police des candomblés et de la capoeira s'atténue en tracasseries administratives.
Bahia, capoeira sur la plage
Sur une plage de Bahia, un groupe de danseurs marquent les pas d'une capoeira, danse traditionnelle, assimilée aux arts martiaux. D'origine africaine, angolaise, la capoeira est un des fondements culturels d'un Brésil métissé. Un groupe musical accompagne les protagonistes, l'instrument principal étant le berimbau.
Retour à la tradition
Hors des cercles du commerce et de l'administration municipale, le sentiment régional bahianais engage des rejetons des classes aisées dans des études de folklore et d'ethnographie populaire de la région. Ils n'hésiteront pas à visiter, avec leurs amis de l'étranger, les terrains de Candomblé et les rondes de capoeira. Vers 1950, on se rend ainsi dans une zone récemment envahie, baptisée par la suite Liberdade, pour voir la capoeira dans la baraque que Waldemar, un des capoeiristes fameux du temps, a construite. Les ethnologues français Pierre Verger, Alfred Métraux, Simone Dreyfus vont y assister au jeu. Les prestations pour les touristes sont payées, et finissent par être une source de revenu importante. Certains organisateurs en font de véritables spectacles, assez éloignés de la notion commune de folklore. Le journaliste Vasconcelos Maia s'inquiète de ce que la dénaturation des coutumes pourrait tarir l'intérêt touristique. À la tête du Secrétariat Municipal du Tourisme, il va s'efforcer de former des guides touristiques mieux informés de l'histoire de la ville et des coutumes, et va privilégier le traditionalisme dans l'exercice de la capoeira, représenté sans doute au mieux par le vieux maître Pastinha. Les autres font ce qu'ils veulent, considérant la capoeira soit comme un art martial sous l'autorité du berimbau, comme le maître Bimba, soit comme un divertissement ordinaire, qui ne se plie à aucune règle.
En 1962, le film Pagador de promessas (La promesse tenue) d'Anselmo Duarte, où les capoeiristes, danseurs et perturbateurs de l'ordre, jouent un rôle secondaire, mais bien en vue, gagne la Palme d'Or au Festival de Cannes. Ce succès encourage peut-être une équipe de télévision française, équipée de deux caméras et de son synchrone, à filmer en 1963 le groupe de maître Pastinha, désormais en uniforme, pour une démonstration dont le commentaire n'écorche pas trop les mots portugais.
La concurrence entre les groupes produit, pour répondre aux journalistes et aux curieux, des listes divergentes de coups et de motifs rythmiques (toques). On produit aussi des histoires des origines de la capoeira, avec d'autant plus de liberté qu'il n'existe aucun document sur le jeu de capoeira avant la toute fin du XVIIIe siècle, et très peu jusqu'au XXe. Pour les alliés des folkloristes comme maître Pastinha, la capoeira est une « survivance » d'une culture africaine. Le devoir des capoeiristes est de tenter de la restituer, ou de la reconstituer, dans sa pureté. Pour les autres, avec maître Bimba, la capoeira est une création des Noirs au Brésil, dont l'esclavage n'a brisé ni l'intelligence, ni la capacité inventive. La capoeira est un art de la ruse et de l'adaptation aux circonstances, toujours indispensables jusque dans les temps modernes, alors que si l'esclavage n'est plus, les chaînes de la pauvreté pèsent toujours sur les Noirs et métis qui forment la plus grande partie de la population de la Bahia.
Capoeira : Maître Bimba à Salvador de Bahia
A Bahia, des jeunes gens suivent les cours de Maitre Bimba dans l'exercice de la capoeira, danse traditionnelle assimilée aux arts martiaux, d'origine africaine, plus particulièrement d'Angola. C'est au son d'un instrument de musique, lui aussi traditionnel, le berimbau que se font les figures.
La capoeira se donne en spectacle
Le coup d'État militaire de 1964 amène le renvoi de Vasconcelos Maia. La capoeira traditionaliste décroît. Les présentations de capoeira évoluent vers le spectaculaire, sélectionnant les acrobates et les mouvements visibles de loin, et laissent libre cours au goût populaire pour les éclats de couleur. L'académie de maître Bimba, et celles de quelques autres comme Carlos Senna, forment des dizaines de jeunes gens issus des classes moyennes à la lutte de capoeira ; quelques uns, comme Bira Almeida dit Acordeon, intègrent la dimension culturelle de la capoeira. Quand Pierre Kast visite le Brésil en 1968, il filme une ronde de fin de cours de Bimba.
Pour les Français, la capoeira reste une spécialité exotique de Bahia. Pourtant, pendant les mêmes années, la version bahiane de la capoeira s'est diffusée un peu partout dans le Brésil. Rio de Janeiro a ses Bahianais depuis le XIXe siècle, mais le jeu n'y a pas suivi la même évolution folklorique. Il est plutôt réputé comme une façon de lutter des bandes, et capoeira, sans autre précision, veut dire voyou ; cette « gymnastique spéciale » y est plus réprimée encore qu'à Bahia. Mais le développement économique, qu'on a appelé le miracle brésilien, attire des natifs des états appauvris du Nordeste du Brésil vers les villes industrielles de Rio et de São Paulo, et des groupes de capoeira s'y fondent. Au début des années 1970, le gouvernement autoritaire et nationaliste soutient la constitution de fédérations de capoeira, offrant une forme de reconnaissance qui permettra d'échapper aux importunités policières. Dans ce cadre légal, les académies évoluent, généralisant l'uniforme blanc, la capoeira au son du berimbau et pandeiro auquel s'ajoutent rapidement le tambour atabaque et la double cloche agogô autrefois réservés au culte afro-brésilien. Le style de jeu évolue aussi, dans un sens qui favorise plus l'aptitude physique et la lisibilité des mouvements par rapport à la capacité de tromperie sournoise et la dissimulation du jeu ancien.
La capoeira
A Paris cours de capoeira (combat-jeu-danse) sur des rythmes brésiliens. Itw de Gege Gomez de Suza sur les origines de la capoeira (combats de rue des esclaves brésiliens qui n'avaient pas le droit de se battre déguisés en forme de danse). Itw de Claudio Lemos, professeur, sur les qualités d'un bon capoeira.
Vers l'Europe
Les académies de capoeira de Rio de Janeiro et de São Paulo, dont les élèves les plus pauvres ont tout de même plus d'argent que ceux de Bahia, vont essaimer en Europe et y divulguer la capoeira à partir des années 1980. L'enseignement trouve un public solvable, dont le revenu complète celui tiré du spectacle, en général principal. Les enseignants sont donc des jeunes gens aventureux, qui suppléent par l'audace leur absence de formation pédagogique et la superficialité de leur connaissance de la tradition. La question du maître formé dans l'avion vers l'Europe agite les milieux de la capoeira, et l'on organise des visites de capoeiristes plus anciens.
À la même époque, un capoeiriste originaire de Bahia, militaire à Rio de Janeiro, maître Moraes, critiquant l'évolution de la capoeira, fonde un groupe (le GCAP) dédié à la ré- africanisation du jeu, sur le modèle de ce qui s'est produit pour le culte afro-brésilien au début du siècle. Il réforme, d'une façon très volontaire, les mouvements, l'esthétique et le mode de jeu, l'enfermant initialement dans de lourdes contraintes pour favoriser la récupération des éléments qu'il souhaite voir revivre. Quittant l'armée et de retour à Salvador, il réussit avec son groupe et ses scissions une profonde transformation de la capoeira, qui sort des vieux maîtres de leur retraite dans une recherche de continuité et d'authenticité afro-brésilienne. Alors que les capoeiristes de fédération rêvent d'une capoeira admise comme discipline olympique, le GCAP valorise l'élément nègre de la culture brésilienne. Les groupes de capoeira sont en général regroupés autour de la forte personnalité d'un maître et divisés par des rivalités. Ils doivent désormais se situer, qu'ils le veuillent ou non, par rapport à cette opposition, qui sélectionne les nouveaux adhérents, détermine la légende de la capoeira qu'ils leur content (car l'histoire de la capoeira repose sur si peu de documents qu'elle est essentiellement légende), et oriente les entraînements.
Brésil : Résistance Fort Santo Antonio
A Bahia des associations dont le GCAP se préoccupent des enfants miséreux en les faisant participer à des cours de danses traditionnelless, dont la capoeira. D'origine africaine, angolaise plus particulièrement, cette danse assimilée aux arts martiaux, initialisée par les esclaves se pratique au son d'un instrument d'origine bantou le berimbau. Le reportage nous ouvre les portes d'une école, dirigée par Maitre Moraes, où les enfants s'entrainent aux figures de la capoeira puis nous entraine chez un musicien fabricant de berimbau.
En Europe, en Amérique, au Brésil, l'aspect dansant de la capoeira n'a pas manqué d'intéresser des danseurs et chorégraphes. Le mouvement hip hop a sans doute profité de certains mouvements, et partage l'idée de danse et lutte de ludiques voyous dans les battles de bad boys ; on retrouve des figures de capoeira stylisée dans la danse contemporaine. A Salvador, le Balê Folclórico da Bahia conserve le lien avec la culture populaire, exubérante, exhibitionniste, colorée et déréglée.
Lyon, le pas de deux d'une ville, troupe de Salvador de Bahia
A l'occasion de leur venue et de leur présence à la biennale de la danse de Lyon, présentation d'un ballet de Bahia : le Bale Folclorico da Bahia. Cette troupe présente une spectacle de danse, assimilée aux arts martiaux la capoeira. Danse d'origine africaine, apportée par les esclaves au Brésil. Le reportage les suit dans leur ville de Salvador de Bahia.
L'expression "capoeira angola"
Il est vraisemblable que les termes « capoeira » et « angola » soient l'un et l'autre de faux amis, sans rapport avec les poulaillers (« capoeira» en portugais d'Europe), ni avec les clairières dans la forêt (« caa-poera » en Tupi, langue indigène du Brésil), pour lesquels les étymologistes ont échafaudé des explications étonnantes, tandis qu' « angola » pourrait bien n'avoir aucun rapport avec le royaume d'Angola du XVIe (territoire aujourd'hui au Congo) ni avec la colonie portugaise d'Angola. Selon Gerhard Kubik, suivi par Guilhermo dos Santos, l'étymologie probable de « capoeira angola » est une expression en langue bantoue (pas spécifiquement une langue angolaise) « kapwila ngolo », signifiant littéralement respectivement « battre les mains », par métonymie « se divertir » pour le premier terme, et « amis » pour le second, traduits ensemble par le courant de « capoeira angola » par l'expression portugaise « vadiação entre amigos ».
Les origines de la capoeira
Edison Carneiro estime que le jeu de capoeira (de Bahia) est un jeu bantou, constatant que des formes de luttes de style comparables existent ailleurs au Brésil (bien que sans l'accompagnement musical typique), alors que les Sahéliens sont surtout présents à Bahia, et que les capoeiristes et les gens de candomblé étaient, au début du XXe siècle, notoirement hostiles les uns aux autres. Carneiro estime que cette hostilité découle d'une différence culturelle persistante entre Bantous et Sahéliens.
Dans les recherches d'archives effectuées depuis, les indications de nation en face des incriminations pour capoeira (quoi que cette expression puisse dire sous la plume policière) donne une prédominance bantoue au début du XIXe siècle à Rio de Janeiro, correspondant à l'origine des Noirs, diminuant ensuite au profit de toutes les nations présentes. Après la Guerre du Paraguay, capoeira à Rio semble être, dans les rapports de la police, les journaux, les débats parlementaires, l'équivalent des gangs en Amérique du Nord aujourd'hui. Les origines ethniques sont encore plus variées, incluant des immigrants européens.
A Bahia, la capoeira n'est que fort peu documentée avant Edison Carneiro. La police n'y utilise pas le terme capoeira dans ses rapports (il y a le port d'arme, les désordres, etc.). On n'a pas publié jusqu'à présent de document associant les desordeiros à une origine ethnique.
Le berimbau, arc musical de la capoeira, qui a eu un usage religieux dans des cultes d'origine bantoue au Brésil et à Cuba, constitue un autre argument pour situer l'arrière-plan culturel de la capoeira parmi les bantous esclaves au Brésil. Les arcs musicaux sont répandus dans le Sud de l'Afrique, mais aucun n'est organologiquement identique à celui de Bahia. Cependant, ils sont rares dans la zone sahélienne. Il ne sert pour accompagner une danse, lutte ou jeu qu'à Bahia ; partout ailleurs, c'est le tambour.
Au Brésil, il est préférable d'avoir des parrains bien placés. Les capoeiristes adoptent avec opportunisme les opinions de ces parrains quant aux origines, afin de pouvoir faire plus tranquillement ce qu'ils veulent faire. C'est ainsi que la plupart, avant 1950, défend l'idée nationale : Blancs et Noirs sont des Brésiliens amenés à devenir égaux ; et l'histoire des origines qui convient le mieux est que la capoeira est née au Brésil. L'idée folkloriste de la survivance correspond d'une part à un parrainage de la bourgeoisie intellectuelle de Bahia (Jorge Amado, Wilson Lins) et d'autre part à l'influence de la mission des Herskovits, principal théoricien nord-américain de cette explication, envoyé au Brésil par le gouvernement des USA en 1941, avec plusieurs autres, qui fascinent les Bahianais par la quantité d'argent dont ils disposent et l'autorité universitaire avec laquelle ils parlent. Ils sont interprétés, au Brésil, par le folkloriste classique Camara Cascudo.
Grâce à l'élévation du niveau éducatif depuis les années 1930, les capoeiristes actuels sont en mesure d'inventer de nouvelles histoires d'origines, et ne s'en privent pas. On tire sur les publications journalistiques, on transforme en certitude des hypothèses présentées par des chercheurs, on associe la capoeira à tous les évènements de l'histoire du Brésil : guerres de Palmares contre une nation de plusieurs dizaines de milliers de Nègres marrons (1630-1698), défense des communautés marrons (quilombos), ruse de Chico Rei (légende du XVIIIe siècle) indépendance politique (1822-1823), insurrection de 1828, etc. On précise avec des détails la danse (inconnue des ethnologues) qui serait devenue le jeu de capoeira. Ces délicieuses créations donnent surtout des informations sur l'état d'esprit de ceux qui les racontent.