La Puce à l'oreille de Georges Feydeau, mise en scène par Stanislas Nordey
Notice
Reportage sur la Puce à l'oreille de Feydeau, mise en scène par Stanislas Nordey à l'Opéra Comédie (Théâtre des 13 vents, Montpellier), en 2004. Interview de deux acteurs de la distribution, Christian Esnay et Marie Cariès.
Éclairage
Nordey, qui met en scène plus volontiers les auteurs contemporains (Pasolini, Gabily, Koltès) ou de l'opéra moderne (Stravinsky, Schoenberg, Messiaen...) que les classiques du répertoire – ne parlons pas du vaudeville, qui est l'apanage du théâtre privé –, s'attache à donner une lecture à contre-courant de l'univers de Feydeau en proposant une mise en scène de La Puce à l'oreille dans un décor extrêmement minimaliste. Sur un fond de scène blanc, Nordey choisit en effet d'inscrire les didascalies de Feydeau pour rendre visible la régie imposée par l'auteur et le caractère prescriptif de ces indications sans lesquelles la mécanique comique peinerait à se développer. En se passant du mobilier bourgeois traditionnel, Nordey opte pour un démontage de la machine spectaculaire du vaudeville (qui repose beaucoup sur les possibilités du décor, portes qui claquent, maisons à étage, zones hors champ). L'inscription graphique, le pouvoir référentiel du mot, doivent suffire à installer l'espace : la projection du mot « Chambre » doit ainsi pouvoir par exemple prendre en charge à elle seule la construction de l'aire de jeu. Cette mise à nu de l'espace laisse apparaître le plateau comme une boîte vide dans laquelle les personnages vont vainement se débattre.
Le parti pris de Nordey est notamment de refuser tout ancrage historique, aussi bien dans le choix du décor que dans celui des costumes. A l'inverse de la mise en scène de Marcel Maréchal, en 2003, qui inscrit la pièce dans les années 1950 (voir ce document), Nordey affirme la volonté de dire symboliquement la « folie Feydeau ». L'auteur a en effet été interné dans une maison de santé à Rueil-Malmaison, à la fin de sa vie et Nordey, en faisant de l'espace scénique une boîte blanche aseptisée, en faisant revêtir à ses acteurs, pour l'acte final, des blouses blanches, image le monde carcéral dans lequel Feydeau a enceint ses personnages avant de lui-même se trouver enfermé. Nordey poussera cette lecture symbolique si loin (trop loin ?) qu'il clôture le spectacle en illustrant visuellement le titre de la pièce : comme dans une vision délirante, les acteurs apparaissent sous les costumes grotesques d'une puce et d'une oreille géante.
C'est dans ce sens que Nordey commente la pièce : « Feydeau est pour moi celui qui a su peut-être le mieux, au cours du siècle précédent, explorer la vie du cauchemar éveillé, de la fantaisie inquiétante sans limites de vraisemblance. Le deuxième acte de La Puce à l'Oreille est pour moi sans conteste un chef-d'œuvre de "nonsense", une mécanique théâtrale maîtrisée d'abord, puis qui s'emballe au point de verser dans le fossé » [1]. Nordey fait plier la pièce sous une lecture qui tient à la fois de l'univers de Kafka et des Marx Brothers. Ces influences, selon Nordey, ne sont pas nécessairement la formulation d'un écart, mais correspondent à la nature inextricable de la situation vaudevillesque, à la fois drolatique et tragique. Au regard de l'Histoire, cette forme comique révèle en effet quelque chose de l'insouciance de la Belle Epoque et peut nous apparaître aujourd'hui comme une manifestation d'aveuglement devant les événements qui s'annoncent au début du XXe siècle avec la dislocation de l'empire austro-hongrois. La pièce de Feydeau a été créée en 1907 au Théâtre des Variétés, et la folle gaieté qui s'en dégage pose comme un filtre sur le réel de ce début de siècle, alors que l'Europe est sur le point de s'engager dans l'un des plus conflits les plus meurtriers de son histoire. Mais, preuve de son succès et d'une demande intarissable de divertissement, La Puce à l'oreille sera très vite portée au cinéma, en 1914, par Marcel Simon, qui filmera aussi d'après Feydeau L'Hôtel du Libre-Echange.
Depuis, si la pièce continue toujours d'attirer le public dans les salles et fait les choux gras du théâtre privé, elle reste assez peu montée dans les théâtres publics. Ajoutons cependant que La Puce à l'oreille s'est vue portée au cinéma à plusieurs reprises depuis Michel Simon : par Jacques Charon, en 1968, après avoir monté la pièce au Théâtre Marigny (1967), et plus récemment par Yves Di Tullio, en 1997, dans une production réunissant Jean-Paul Belmondo et Christiana Réali, qui avaient tous deux triomphé un an auparavant dans la mise en scène de Bernard Murat, au Théâtre des Variétés.
[1] Stanislas Nordey, programme du spectacle, Théâtre National de Bretagne, 2002.