L'Affaire de la rue de Lourcine d'Eugène Labiche, Albert-Henri Monnier et Édouard Martin
Notice
Entretien avec Patrice Chéreau, jeune directeur du Théâtre de Sartrouville, à propos de la mise en scène de L'Affaire de la rue de Lourcine de Labiche.
Éclairage
Une « comédie en un acte mêlée de couplets », que Labiche a écrite avec ses deux fidèles collaborateurs, Monnier et Martin, et qui fut créée en 1857, au Théâtre du Palais-Royal. La pièce raconte comment, un beau matin, Lenglumé, un rentier, se réveille à demi habillé, après une nuit de frasques bien arrosée et découvre dans son lit Mistingue, un autre homme qui ne se souvient pas plus que lui de ce qui a pu se passer la veille. Cette « lacune » reste impossible à combler et, sous des airs de farce, la situation tourne progressivement à l'enquête policière quand les deux hommes apprennent par le journal qu'un affreux crime a été commis rue de Lourcine – une jeune charbonnière a été assassinée – et que l'on a retrouvé près du corps des indices qui les compromettent tous deux.
Dans son spectacle, Chéreau réécrit la fin du texte pour lui donner davantage de noirceur en sapant la résolution de la pièce qui s'achève chez Labiche sur la levée du quiproquo : il faut voir dans ce choix dramaturgique l'influence de la lecture critique nouvelle de Labiche que Philippe Soupault donne en 1964 dans son étude Eugène Labiche [1], en montrant la cruauté des observations et des peintures sociales propres à un auteur dont ne peut pas résumer l'œuvre à un ensemble de joyeux vaudevilles. Le divertissement doit en effet chez Labiche laisser la part belle à la satire. C'est dans cette perspective que Chéreau entendait monter L'Affaire de la rue Lourcine, où Labiche, sous l'aspect d'une fable comique, insère habilement du drame tout en stigmatisant la société bourgeoise de son temps, velléitaire et sans scrupules, prête même à sacrifier la vie d'autrui pour sauver ses intérêts. Un critique contemporain de la création, en 1857, qualifie ainsi la pièce : « Une bouffonnerie féroce et charmante [...], l'assassinat en belle humeur, quelque chose comme une tragédie jouée par des marionnettes et où les victimes reviendraient en ombres chinoises. [...] Quelle scélératesse spirituelle et fine ! Comme [le héros] prend vite son parti du meurtre commis et du meurtre à faire ! Il n'y a pas de degrés pour lui dans le crime. Il y descend quatre à quatre, gaiement, tranquillement, les mains dans les poches. C'est le philosophe de l'assassinat » [2].
On peut comprendre aisément que la pièce intéresse Chéreau et qu'il décide de la mettre en scène pour le public populaire de la banlieue parisienne, en 1966 (salle des Grésillons, à Gennevilliers) : nous sommes à l'aube de la révolution culturelle et politique de mai 68 et L'Affaire de la rue de Lourcine dénonce le fonctionnement en vase clos du monde bourgeois. Le spectacle devient porteur d'un message politique et social et va profondément marquer sa génération en donnant aussi à Chéreau un crédit et une notoriété qui ne se sont pas estompés depuis.
Parmi les mises en scènes les plus notables de la pièce, signalons également celle de Klaus-Michael Grüber à la Schaubühne de Berlin en 1989, celle de Jean-Pierre Vincent au Théâtre de Bourg-en-Bresse en 1995, celle de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff au théâtre de Nîmes en 2006 et celle de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma au Théâtre National de Strasbourg en 2009.
[1] Philippe Soupault, Eugène Labiche, Mercure de France, 1964.
[2] Paul de Saint-Victor, in La Presse, 29 mars 1857. Cité dans le dossier de presse de L'Affaire de la rue de Lourcine, mise en scène par Jérôme Deschamps et Macha Makaieff, Théâtre de l'Odéon, 2007.