La Puce à l'oreille de Georges Feydeau, mise en scène par Marcel Maréchal
Notice
Un extrait de la pièce, complété par une interview du metteur en scène Marcel Maréchal et de Luce Proby-Maréchal, psychiatre et conseillère dramaturgique, qui donne son point de vue sur la « folie Feydeau ».
Éclairage
Raymonde soupçonne son mari, M. Chandebise, de la tromper en se fourvoyant dans des aventures galantes à l'hôtel du « Minet-Galant ». Elle entreprend de le démasquer en se faisant passer pour la maîtresse supposée et en convoquant son mari à un rendez-vous dans ce fameux hôtel. Mais Chandebise avoue à son médecin, Finache, qu'il se détourne de madame parce qu'il souffre de « pannes » et décide d'envoyer à sa place Tournel qui, Chandebise ne le sait pas, est follement épris de sa femme. Le jeu des circonstances et des prétextes fait que tous se retrouvent à l'hôtel du Minet-Galant. Cet hôtel a la particularité de disposer de chambres avec des « lits sur tournette » : au cas où la police débarquerait, il suffit aux amants surpris de presser sur un bouton pour que leur lit disparaisse derrière le mur et soit remplacé par un autre lit. On imagine bien quelles ressources Feydeau peut tirer d'un tel dispositif : disparitions derrière le mur, stratégies d'évitement... tout cela mêlé à un jeu de confusions des identités et de coups de théâtre bien servis.
La Puce à l'oreille est une pièce tout à fait remarquable dans l'exploitation de toutes les recettes qui font le succès du vaudeville : les notables qui cherchent à s'encanailler, les bourgeoises un peu trop prudes qui résistent aux assauts d'un amant, la valetaille finaude ou grossière ; en plus de ces stéréotypes, Feydeau donne largement dans les portes qui claquent, les gifles données par erreur, les substitutions identitaires, les objets qu'on égare ou qu'on retrouve et qui font basculer l'intrigue. Tout peut être propice au rebondissement et Feydeau, dans La Puce à l'oreille comme dans ses autres grandes pièces, montre une grande adresse à manipuler plusieurs actions simultanées. Les chassés-croisés des personnages dans l'espace sont complexes : on entre, on sort de tous côtés, on se cache, on surgit, on court ou on prend la pose. L'espace scénique est quadrillé dans toutes ses possibilités : tantôt c'est un vaste champ de manœuvre, tantôt un ensemble de petites boîtes dans le cadre de scène, que Feydeau se plaît, selon les besoins de l'action, à verrouiller ou à ouvrir.
La chorégraphie réglée au millimètre des corps sur le plateau et l'utilisation de ces quelques procédés sont encore renforcés par un comique linguistique tout à fait particulier : Feydeau joue la disparité des langages pour différencier ses personnages et porter le quiproquo. Le fort accent hispanique et la syntaxe contorsionnée d'Homenides de Histangua ; l'anglais de Rugby, qui ne sait pas un mot de français ; le handicap de Camille, qui a le « palais perforé » et ne peut prononcer que les voyelles à moins d'équiper une prothèse... tous ces éléments participent au comique de situation mais disent aussi la difficulté du personnage vaudevillesque à se faire bien comprendre d'autrui. Le pouvoir performatif et agissant de la parole est tel chez Feydeau, que tout se joue souvent dans les petites phrases qui n'ont l'air de rien. Mais la parole, quand elle parvient sans ambiguïté sonore ou sémantique aux autres personnages, est à même de pouvoir renverser le cours des événements.
La pièce a été créée au Théâtre des Nouveautés (alors situé sur le boulevard des Italiens), en 1907, et triomphe auprès du public parisien. Un siècle plus tard, son succès ne se dément toujours pas et Marcel Maréchal, avec les Tréteaux de France, en 2003 [1], en donne une lecture tout à fait intéressante en déplaçant la chronologie dans les années 1950. Comme on le voit dans le document présenté, Maréchal ouvre son spectacle avec le défilement des personnages sur fond blanc. Ce générique visuel expose d'emblée les personnages comme des stéréotypes rapidement identifiables pour le public et place le spectacle sous les auspices, comme le dit Maréchal dans l'interview, du grotesque élisabéthain, à la façon de Shakespeare. « "Avoir la puce à l'oreille", dit par ailleurs Maréchal, avait au XVIe et XVIIe siècle, un sens érotique qu'on retrouve entre autres dans Rabelais. La pièce de Feydeau est avant tout une pièce sur le désir. Sans en avoir l'air, avec "l'insoutenable légèreté" du burlesque, Feydeau nous dit tout sur cette faille qui est en chacun de nous et d'où naît le désir qui va se projeter dans un lieu – l'hôtel du Minet Galant, à Montretout (!) – aussi fantastique et inquiétant que la lande où erre le roi Lear... » [2]
[1] Maréchal avait déjà mis en scène cette même pièce en 1985, au Théâtre National de Marseille (La Criée).
[2] Marcel Maréchal à propos de La Puce à l'oreille, programme des Tréteaux de France pour la saison 2003-2004, p. 1.
Voir un document sur La Puce à l'oreille, mise en scène par Stanislas Nordey (2004).