La comédie italienne, de la Commedia dell'Arte à Goldoni
Introduction
« Le voyageur qui visitait Venise et se rendait dans l'un des théâtres où les Zanni jouaient la comédie, se retournait, regardait le public autour de lui, les Signori et les courtisanes célèbres, et il voyait des masques partout. Même face à lui : parmi les personnages de la farce ou de la comédie, il y avait aussi des visages masqués. Plus tard, lorsqu'il rentrait chez lui, il parlait de la présence, en Italie, d'un théâtre masqué.
C'est à de telles histoires que l'on doit le phénomène étrange de la survivance de la Commedia dell'Arte dans l'imagination d'aujourd'hui, sans qu'elle se fonde ni sur des textes théâtraux, ni sur une tradition vivante, mais uniquement sur des images et des descriptions. La façon dont elle survit dans la tradition du théâtre moderne se mêle et se superpose à son histoire. La Commedia dell'Arte est obscurcie par la prétention de savoir, par des légendes qui se sont fixées et par les symboles apparus autour d'elle. » [1]
[1] Ferdinando Taviani et Mirella Schino, Le secret de la Commedia dell'Arte. La mémoire des Compagnies Italiennes au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, traduit de l'italien par Yves Liebert, Bouffonneries, coll. « contrastes », 1984, p. 11.
La Commedia dell'Arte, entre fantasme et référence
La Commedia dell'Arte jouit aujourd'hui d'un double statut : à la fois fantasme et référence. On sait bien sûr l'influence (mais elle n'est pas la seule) qu'elle a pu avoir sur l'écriture et le jeu de Molière. Dario Fo nous l'a rappelé il y a peu à sa manière.
Le Médecin malgré lui : Dario Fo à la Comédie-Française
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En 1990, l'auteur, acteur et metteur en scène italien Dario Fo est invité à la Comédie-Française pour monter Le Médecin malgré lui et Le Médecin volant de Molière. Le journal télévisé d'Antenne 2 interroge à cette occasion l'acteur Richard Fontana.
Molière s'inspire du jeu des comédiens italiens dans sa propre pratique d'acteur mais aussi dans son écriture, notamment lorsqu'il partage le Théâtre du Petit Bourbon puis le Théâtre du Palais Royal avec la troupe de Domenico Biancolelli, l'un des plus grands Arlequin de l'histoire du théâtre. Les trames et gags (ou lazzi, dans la Commedia dell'arte) se reprennent. On pense bien sûr à ces pièces telles Le Médecin volant, La Jalousie du Barbouillé ou L'Etourdi (1655). Mais il est intéressant de remarquer par exemple que Biancolelli joue et met en scène un canevas Dom juan ou le festin de pierre en 1658, sept ans avant la pièce de Molière (1665). De même, la fameuse scène finale de la pièce de Molière où Sganarelle, le valet de Dom Juan, reste seul après la disparition de son maître, et réclame ses gages, trouve une variation dans L'Hôpital des fous (ou le deuil d'Arlequin), un canevas de Biancolelli (1667) : « Acte I : dans ma première scène, je sors du studio, tandis que surviennent Trivellino et mon maître. Il m'aperçoit, et je lui parle latin et il se moque de moi. Le Docteur appelle sa fille qui est Eularia. Elle arrive. Mon maître, qui est Octave, est si transporté de joie de la voir qu'il se sent mal et perd connaissance. Je fais mes lassis de désespoire [ sic ] et dit en mauvais latin, qu'avant qu'il meurt tout à fait, il doit se souvenir de mes gages. On emporte mon maître. » [1]
La Commedia dell'Arte souffre de sa propre mythologie. On pense souvent à notre époque qu'il suffit d'un masque, de quelques postures et d'une improvisation pour « faire de la Commedia dell'Arte », mais rien n'est plus faux ! Elle se fonde tout d'abord sur une technique de jeu très solide. Dès 1699, Andrea Perrucci écrivait : « Le malheur provient de ce qu'aujourd'hui, n'importe qui s'estime capable de se plonger dans le comique improvisé [...] ; mais la méconnaissance des périls naît de l'ignorance et de l'ambition ; c'est pourquoi les plus vils charlatans [...] veulent représenter des comédies improvisées sur les places publiques, mutilant les sujets, parlant à tort et à travers, gesticulant comme des fous et, ce qui est pire, faisant mille obscénités et cochonneries [...]. » [2] De même Carlo Goldoni, en rendant hommage dans ses Mémoires édités en 1787, décrit ainsi les qualités du grand Truffaldin (Arlequin) de son époque, Antonio Sacchi : « Cet acteur, connu sur la scène Italienne, sous le nom de Truffaldin, ajoutait aux grâces naturelles de son jeu, une étude suivie sur l'art de la comédie et sur les différents théâtres de l'Europe. Antonio Sacchi avait l'imagination vive et brillante ; il jouait les comédies de l'art [la Commedia dell'arte], mais les autres arlequins ne faisaient que se répéter, et Sacchi attaché toujours au fond de la scène, donnait par ses saillies nouvelles et par des reparties inattendues, un air de fraîcheur à la pièce, et ce n'était que Sacchi que l'on allait voir en foule. Ses traits comiques, ses plaisanteries n'étaient pas tirées du langage du peuple, ni de celui des comédiens. Il avait mis à contributions les auteurs comiques, les poètes, les orateurs, les philosophes ; on reconnaissait dans ses impromptus des pensées de Sénèque, de Cicéron, de Montaigne ; mais il avait l'art d'approprier les maximes de ces grands hommes, à la simplicité du balourd ; et la même proposition, qui était admirée dans l'auteur sérieux, faisait rire sortant de la bouche de cet auteur. » [3]
Les canevas qui exposaient et résumaient la fable et à partir desquels les acteurs improvisaient répondaient donc bien à des exigences de sujets, de personnages. « Elles observent toutes les règles qui furent données au jeu préparé, l'un et l'autre jeu n'étant du reste nullement différents au théâtre en ce qui concerne costumes, voix, diction, mémoire, gestes et actions [...]. » [4] Andrea Perrucci exige ainsi de l'acteur d'improvisation une parfaite connaissance de la langue et de la rhétorique afin d'enrichir au mieux la trame du canevas et de développer intelligemment sa fable et exploiter au mieux ses ressources comiques. Se joue alors quelque chose de l'ordre de la construction dans le jeu de l'acteur.
Arlequin valet des deux maîtres à la Comédie de Saint Etienne, mise en scène d'Edmond Tamiz
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Interview de l'acteur - metteur en scène Edmond Tamiz qui monte Arlequin valet de deux maîtres à la Comédie de Saint-Etienne, sur l'invitation de Jean Dasté. L'interview est suivie d'une scène de la pièce enregistrée sans public.
La question du masque est bien sûr fondamentale dans la Commedia dell'Arte, le masque ayant même fait oublier presque tout le reste. Il y a un double enjeu dans le jeu masqué : représenter le type (Arlequin, Pantalon, Brighella, Colombine...) et toutes les actions et réactions du personnage en fonction de la fable jouée et ce, non pas avec les expressions du visage, des yeux, de la bouche, mais avec les mouvements et impulsions de son corps. Le rapport du comédien au masque et à son type est tout à fait particulier, comme en témoignent les acteurs du Piccolo Teatro di Milano.
Les 30 ans du Piccolo Teatro fêtés avec Arlequin
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Le journal télévisé présente un reportage sur la troupe du Piccolo Teatro de Milan qui fête ses trente ans d'existence au Théâtre de l'Odéon. Il s'ouvre sur un extrait de la représentation d'Arlequin, serviteur de deux maîtres de Carlo Goldoni. La journaliste interroge Nico Pepe (Pantalon) puis se superpose une scène du spectacle entre Arlequin et Brighella. Suit une interview de Ferruccio Soleri (Arlequin). On enchaîne avec le lazzo du gâteau en gelée.
Il s'agit donc avant tout d'un art de l'acteur qui s'est transmis, pendant un temps, de génération en génération au sein des troupes, mais s'est perdu avant d'arriver jusqu'à nous tel quel. Certains, au XXe siècle, ont tenté de le retrouver, le détourner, le réinventer. Le jeu masqué de la Commedia dell'Arte a symbolisé pour des metteurs en scène et acteurs modernes un ailleurs sauveur du théâtre, une possibilité de réinventer la scène contemporaine et de réformer le jeu de l'acteur. Au début du XXe siècle, Jacques Copeau et sa troupe du Vieux-Colombier explorent la Commedia dell'Arte pour retrouver une simplicité de jeu, particulièrement dans le répertoire classique qui suffoque sous des pseudo-traditions de jeu qui sclérosent les œuvres. Copeau tente ainsi de retrouver un corps pour la farce et débarrasse la scène de décors réalistes encombrants et castrateurs pour revenir à l'idée de « tréteau nu ».
Le texte sur la Commedia dell'Arte de Constantin Miclachevski [5] ressemble davantage à un réquisitoire contre l'acteur moderne et son obsession de la monstration du visage face à un jeu masqué dans lequel sa vanité est remisée.
Pour dire le monde d'aujourd'hui et dénoncer ses injustices, Ariane Mnouchkine et la troupe du Soleil explorent la Commedia dell'Arte, réinventent un jeu masqué, redéfinissent des archétypes pour conter la société moderne, la forme masquée faisant le lien entre les époques : on passe ainsi sans transition du port de Naples au XVIIIe siècle au port de Marseille dans les années 1970.
L'Âge d'or - Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil
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En 1975, après un an et cinq mois de travail, Ariane Mnouchkine et la Troupe du Théâtre du Soleil présentent au public L'Âge d'or, véritable fresque qui veut peindre le monde d'aujourd'hui en puisant les moyens de représentation dans les traditions du masque (commedia dell'arte et théâtre chinois).
Ici la Commedia dell'Arte devient une sorte de moyen actorial de narration. Il s'agit de raconter le monde avec son corps, de dépasser l'individualité par le masque.
[1] Domenico Biancolelli, L'Hôpital de fous (ou le deuil d'Arlequin), in Ferdinando Taviani et Mirella Schino, Le secret de la Commedia dell'Arte. La mémoire des Compagnies Italiennes au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, traduit de l'italien par Yves Liebert, Bouffonneries, coll. « contrastes », 1984, p. 202.
[2] Andrea Perrucci, Dell'Arte rappresentativa premeditata ed all'improvviso. Parti due. Giovevole non solo a chi si diletta di rappresentare, ma a'predicatori, oratori, accademici a curiosi, Naples, Mutio, 1699. Cité in Ferdinando Taviani et Mirella Schino, Le secret de la Commedia dell'Arte. La mémoire des Compagnies Italiennes au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, traduit de l'italien par Yves Liebert, Bouffonneries, coll. « contrastes », 1984, p. 234.
[3] Carlo Goldoni, Mémoires de M. Goldoni pour servir à l'histoire de sa vie et à celle de son théâtre, tome premier, chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue Saint-Jacques, 1787, p. 334-335. Le texte a été récemment publié au Mercure de France, coll. Temps retrouvé, 2003.
[4] Andrea Perrucci, op. cit. in Ferdinando Taviani et Mirella Schino, Le secret de la Commedia dell'Arte. La mémoire des Compagnies Italiennes au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, traduit de l'italien par Yves Liebert, Bouffonneries, coll. « contrastes », 1984, p. 235.
[5] Constantin Miclachevski, La Commedia dell'Arte ou le théâtre des comédiens italiens des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Schiffrin, aux éditions de la Pléiade, 1927. Cité in Ferdinando Taviani et Mirella Schino, op. cit, p. 199-201.
Goldoni, entre commedia et comédie
Carlo Goldoni (Venise 1707 - Paris 1793) est l'auteur d' Arlequin Serviteur de deux maîtres dont nous avons vu des extraits dans la mise en scène française d'Edmond Tamiz et la mise en scène italienne de Giorgio Strehler. Goldoni est l'un des plus grands dramaturges de l'histoire du théâtre italien et l'évolution de son écriture représente un moment tout à fait singulier de la comédie italienne. Touchant à tous les genres théâtraux, très prolixe, Goldoni montre une prédilection pour la veine comique : dans ses Mémoires, il évoque des comédies à canevas, des comédies, généralement en trois actes, « parties écrites, parties à canevas », masquées ou non... Goldoni tente toutes les expériences de l'écriture comique auprès de diverses compagnies, principalement en Vénétie et en Toscane.
Vers la fin des années 1730, à Venise, Goldoni travaille avec une troupe qui lui semble pleine de talent et de promesse. Il écrit alors dans ses Mémoires son profond désir : « voici le moment peut-être d'essayer cette réforme que j'ai en vue depuis si longtemps. Oui, il faut traiter des sujets de caractère ; c'est là la source de la bonne comédie : c'est par là que le grand Molière a commencé sa carrière et est parvenu à ce degré de perfection, que les anciens n'ont fait que nous indiquer, et que les modernes n'ont pas encore égalé. » [1] Il s'agit pour lui de trouver un compromis entre la comédie à canevas où les situations sont seulement décrites sans dialogue, et la comédie érudite, héritée de la Renaissance. Fervent admirateur de Molière, c'est dans la comédie de caractère qu'il voit cet horizon. Il écrit alors pour un membre de sa troupe Il Momolo Cortesan (1739), mais qui est encore une forme mixte : « Cette pièce eut un succès admirable : j'étais content. Je voyais mes compatriotes revenir de l'ancien goût de la farce, je voyais la réforme annoncée, mais je ne pouvais pas encore m'en vanter. La pièce n'était pas dialoguée. Il n'y avait d'écrit que le rôle principal. Tout le reste était à canevas : j'avais bien concerté les acteurs ; mais tous n'étaient pas en état de remplir le vide avec art. On n'y voyait pas cette égalité de style qui caractérise les auteurs : je ne pouvais pas tout réformer à la fois sans choquer les amateurs de la comédie nationale [...]. » [2]
Sa première pièce entièrement dialoguée fut écrite pour la comédienne Baccherini (La Donna di garbo, 1743) et eut un certain succès, mais sans son grand succès fut Arlequin, Serviteur de deux maîtres (1745), canevas écrit en 1745 à la demande du célèbre Truffaldin, Antonio Sacchi, puis entièrement rédigé et dialogué en 1753. La Commedia dell'Arte qui, selon les témoignages de l'époque - dont celui de Goldoni -, était en train de s'essouffler (manque d'imagination, laisser-aller technique) se voit soudain figer dans une sorte de modèle absolu qui viendrait clore cette aventure théâtrale remarquable, du moins sonner comme un chant du cygne.
Durant les vingt ans suivants, Goldoni va délaisser de plus en plus les personnages archétypaux de la Commedia dell'Arte pour « traiter des sujets de caractère ».
Les Rustres, mis en scène par Jean Vilar
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Lors du Festival d'Avignon de 1961, Paul-Louis Mignon interroge Jean Vilar sur Les Rustres. Il introduit la pièce de Goldoni en soulignant le thème central de la pièce selon lui : l'autorité maritale. Un court extrait de la pièce avec Michel Galabru, Geneviève Brunet et Paule Noëlle, dans lequel Lunardo (Galabru), houspillant sa femme et sa fille, fait montre d'une autorité tyrannique.
Avec Les Rustres (1760), Goldoni écrit clairement une comédie de caractère : le défaut majeur de son protagoniste (l'ours mal léché Lunardo) est au centre de la fable, à la fois sujet et moteur de l'intrigue. La pièce dénonce et se moque de ce tempérament brusque et frustre, tout en peignant la société vénitienne.
Il nous donne également à voir le monde vénitien du spectacle et croque avec bonheur des personnages à la fois vains, énervants et attendrissants.
Cette œuvre nous rappelle également la vie artistique extraordinaire que connut Venise à cette époque, avec le théâtre mais aussi le déploiement des fastes sonores et visuels de l'opéra baroque.
Goldoni va souvent croquer dans ses pièces cette société décadente, ce crépuscule de la splendeur de Venise. [3] S'il s'éloigne des Arlequins et Pantalons, il n'en reste pas moins parfois la trace, notamment chez les petits valets ou chez les vieillards – Arlequin ou Pantalon ne sont jamais très loin.
La Serva amorosa de Goldoni à la Comédie-Française
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En 1992, Jacques Lassalle monte La Servante aimante (La Serva amorosa) de l'auteur dramatique vénitien Carlo Goldoni (1707-1793) - première mise en scène de la pièce à la Comédie-Française. On montre des extraits de la pièce, entrecoupés d'interviews des comédiens Catherine Hiegel et de Jacques Sereys.
Mais en même temps les personnages prennent un relief tout à fait nouveau, voire une profondeur inédite pour des personnages de basse extraction, comme ici Coraline ou Mirandolina, deux des plus beaux rôles féminins du répertoire goldonien.
[1] Carlo Goldoni, Mémoires de M. Goldoni pour servir à l'histoire de sa vie et à celle de son théâtre, tome premier, chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue Saint-Jacques, 1787, p. 324.
[2] Idem, p. 327.
[3] Voir aussi La trilogie de la Villégiature dans le chapitre suivant consacré à Goldoni et Strehler. Goldoni y dénonce une « manie » qu'avaient les nobles vénitiens de la partie l'été à la campagne : avec une ligne rouge qui lie les trois pièces (des amours contrariées), la première pièce montre la folie des préparatifs du départ, la seconde les « plaisirs » doux-amers (et onéreux) de la villégiature et la troisième est le retour dépité, voire désillusionné pour certains.
Goldoni et Strehler
« "Théâtre et Monde à la fois [...] ; la convergence de tout dans le théâtre, une vie qui s'engage totalement, jusqu'à la folie des seize comédies en une même année, avec l'ultime illusion de changer tout de suite quelque chose" [1] : Giorgio Strehler parle de Goldoni, mais il parle aussi de lui-même. [...] "Goldoni est un homme qui n'a pas lâché prise, jusqu'au dernier jour : Monde et Théâtre." [2] Strehler n'a pas d'autre ambition, mais cette ambition-là est proprement démesurée : elle est "tragique et héroïque, modeste mais héroïque" [3]; elle touche à l'impossible.» [4]
Lorsqu'on regarde le parcours de Giorgio Strehler (1921-1997), l'un des metteurs en scène italiens les plus importants du XXe siècle, on se rend compte de la place particulière qu'eut Goldoni. En quarante ans de création au sein de son théâtre, le Piccolo Teatro di Milano, on ne trouve quasiment pas une saison sans la présence d'une pièce de Goldoni dans une mise en scène de Giorgio Strehler. L'auteur vénitien est une figure incontournable voire révélatrice de l'aventure strehlerienne. Juste après la Seconde Guerre mondiale, Giorgio Strehler et Luchino Visconti vont être les artisans de la redécouverte de Goldoni. En ce qui concerne Strehler, Goldoni apparaît dès la saison d'ouverture du Piccolo Teatro di Milano qu'il fonde avec Paolo Grassi : Arlequin, Serviteur de deux maîtres ( voir ce document ), spectacle devenu emblématique du Piccolo et de la recherche de Strehler qui revisite la Commedia dell'Arte pour réformer la scène italienne. Il mettra en scène différentes versions, enrichies par les autres expériences de mise en scène, véritables rencontres artistiques, dont principalement Brecht. Selon Bernard Dort, dans cette proximité de vue (« le théâtre et le monde ») le pôle qui représente le théâtre est Arlequin, Serviteur de deux maîtres, pièce « toute entière dédiée à l'invention et au jeu théâtral, et comme coupée de toute réalité immédiate.» [5] Lorsqu'il évoque « le théâtre et le monde » comme lien entre Goldoni et Strehler, Bernard Dort se réfère à Mario Baratto qui pose dès le début de ses recherches sur Goldoni comme axiome de base : le rapport entre théâtre et monde comme ressort même de la création goldonienne : Goldoni découvre avant tout que le Monde est plus théâtrable, pour ainsi dire, que le Théâtre [...] Ce qui intéresse Goldoni, c'est l'art de vivre en société [...] C'est cet intérêt pour la vie de société qui détermine, à mon sens, [son] art [...] Plus qu'à l'homme en soi, Goldoni s'intéresse à la rencontre quotidienne des hommes, aux transformations qu'elle entraîne dans les caractères. L'homme chez Goldoni, est à la fois conditionné et conditionnant.» [6] Bernard Dort définit pour sa part le théâtre de Goldoni comme un « théâtre de la socialité, c'est-à-dire une réflexion sur la manière et la possibilité pour les hommes de vivre ensemble, et une fiction où l'acte même du théâtre se trouve mis à l'épreuve. Ce Goldoni est au carrefour de Marivaux et de Tchekhov.» [7]
Strehler monte La Trilogie de la Villégiature à l'Odéon
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Rencontre avec Giorgio Strehler alors qu'il monte la trilogie de la Villégiature de Goldoni au théâtre de l'Odéon en 1978, avec les comédiens de la Comédie-Française. Il s'agit d'une longue interview de Strehler sur Goldoni dans laquelle le réalisateur a superposé ou intercalé des moments filmés des répétitions.
Pour Strehler, Goldoni lie intimement le théâtre et le monde, le théâtre et l'humain. Lors de sa première mise en scène de La Trilogie de la Villégiature au Piccolo Teatro en 1954, toujours dans le but de faire redécouvrir l'auteur à ses compatriotes, il souligne la « maturité d'observation psychologique qui lui permet de fixer tel trait de caractère particulier et surtout tel état d'âme, car en définitive la Trilogie se révèle être une comédie d'états d'âme, et, sans vouloir trop anticiper, une comédie d'atmosphères, si l'on peut s'exprimer ainsi au sujet de Goldoni [...].» [8]
Goldoni ou comment être au monde, en tant qu'humain... éternelle question que Giorgio Strehler a décliné tout au long de ces quarante ans de création théâtrale, lui qui disait : « J'aime le théâtre parce qu'il est humain ! Qu'y a-t-il de plus directement humain que le théâtre ? Je fais du théâtre parce que l'on y fait "de l'humain", chaque soir. » [9]
[1] Giorgio Strehler, Un Théâtre pour la vie. Réflexions, entretiens et notes de travail, Paris, Fayard, 1980, p. 81.
[2] Idem, p. 92.
[3] Idem .
[4] Bernard Dort, « Strehler : un long chemin par le théâtre », préface à Giorgio Strehler, Un Théâtre pour la vie. Réflexions, entretiens et notes de travail, Paris, Fayard, 1980, p. I.
[5] Idem, p. IV. L'autre pôle, le monde, c'est Les Bas-fonds de Gorki ( voir ce document ). Bernard Dort évoque ces spectacles de la première saison du Piccolo Teatro et voit en eux ce couple fondateur qui définit l'univers de Goldoni et annonce à l'époque le parcours de Strehler.
[6] Mario Baratto, « Remarques sur Goldoni », in Théâtre populaire, n°27, novembre 1957, p. 59-66,, cité in Bernard Dort, « Vers un théâtre de la socialité ou Le temps de Goldoni », in Théâtre-Public n°112-113, juillet 1993, p. 64.
[7] Bernard Dort, « Vers un théâtre de la socialité ou Le temps de Goldoni », in Théâtre-Public n°112-113, juillet 1993, p. 67.
[8] Giorgio Strehler, Un Théâtre pour la vie. Réflexions, entretiens et notes de travail, Paris, Fayard, 1980, p. 234.
[9] Idem, p.140-141.