Strehler monte La Trilogie de la Villégiature à l'Odéon

15 janvier 1979
06m 32s
Réf. 00472

Notice

Résumé :

Rencontre avec Giorgio Strehler alors qu'il monte la trilogie de la Villégiature de Goldoni au théâtre de l'Odéon en 1978, avec les comédiens de la Comédie-Française. Il s'agit d'une longue interview de Strehler sur Goldoni dans laquelle le réalisateur a superposé ou intercalé des moments filmés des répétitions.

Date de diffusion :
15 janvier 1979
Source :
TF1 (Collection: Pleins feux )
Fiche CNT :

Éclairage

La Manie de la villégiature, Les Aventures de la Villégiature et Le Retour de villégiature, créées pendant la saison 1761-1762, forment une trilogie qui présente une grande cohérence d'action (un début, un milieu et une fin, selon le principe aristotélicien). Ecrite peu avant son départ de Venise pour Paris où il passera les trente dernières années de sa vie, la trilogie de l'auteur dramatique vénitien Carlo Goldoni (1707-1793) est, selon le mot même de Strehler, une véritable fresque, à la fois dure et tendre. Elle expose une bourgeoisie vénitienne au crépuscule de son existence, imitant le mode de vie de l'aristocratie. Comme le souligne Anna Fontes dans ses notes de l'édition de la Pléiade, si l'action se passe à Livourne et sa campagne, Goldoni vise bel et bien la bourgeoisie vénitienne et ses travers. Vient se greffer une histoire d'amour malheureuse qui transforme le ton léger du début en une sombre mélancolie. Du tourbillon des préparatifs au triste et noir retour de la villégiature en passant par le séjour mouvementé à la campagne, Goldoni utilise toutes les teintes et les tempi possibles dans son écriture. La version mise en scène ici à l'Odéon est une adaptation des trois pièces en trois longs actes pour ne faire qu'un seul spectacle.

Metteur en scène italien, Giorgio Strehler (1921-1997) a été l'une des figures les plus importantes du théâtre européen au XXe siècle. Créant avec Paolo Grassi le Piccolo Teatro de Milan dès 1947, il s'impose comme un des plus grands metteurs en scène dit « de théâtre d'art ». Fédérant une troupe autour de lui, dans un lieu stable, créant également une école, il construit un répertoire pensé dans l'idée d'un lien intime entre le théâtre et le monde, d'un théâtre citoyen en dialogue avec son public. En fondant son répertoire sur la revisitation des classiques et la mise en valeur de la création contemporaine, il réforme en profondeur la mise en scène italienne et donne un souffle nouveau à l'art de l'acteur.

Malgré le peu de pièces de Goldoni (moins de dix) que Giorgio Strehler a montées (parfois plusieurs fois), le metteur en scène a toujours clamé son affinité profonde avec l'auteur Vénitien. Il avait l'habitude de dire que c'était son grand frère. Il admire profondément le poète qui a su si bien, selon lui, peindre les hommes, leurs joies, leurs peines, leurs petits travers et leurs grands défauts. Goldoni a développé dans sa vie et dans son écriture une certaine relation au monde et au théâtre, une perception du monde et du théâtre dont Strehler se sentait très proche.

Si Giorgio Strehler et la troupe du Piccolo Teatro de Milan sont venus régulièrement présenter leurs spectacles à Paris, en 1978 c'est la première fois que Strehler met en scène une pièce à Paris avec des comédiens français, en l'occurrence ceux de la Comédie-Française (« Je crois aux Institutions, je crois au théâtre public. » nous dit Strehler.) On entrevoit ainsi le travail sur le plateau du metteur en scène milanais – on filme ici des scènes de la seconde partie de la trilogie, Les Aventures de la villégiature. Il y a de nombreuses façons de diriger les acteurs. Strehler fait partie des metteurs en scène qui montent sur le plateau, se mélangent aux acteurs, s'insinuent dans la scène, vont de l'un à l'autre afin de donner des indications de jeu, modifier le rythme de l'action scénique ou simplement l'appuyer. Il montre. Si certains gardent une certaine distance et sont davantage dans la parole explicative ou accoucheuse, Strehler montre, imite, mime : pas de caricature ici, mais plutôt surlignage des intentions, des impulsions. Les répétitions aperçues montrent un travail déjà très avancé : tout est en place, décors et costumes compris. Il s'agit ici des dernières répétitions qui règlent le rythme du spectacle, ce qui permet d'autant plus à Strehler ce cheminement sur la scène. Avec lui, la mise en scène est une question de pulsation : il fait fortement résonner la musique de la pièce dans les voix et les corps de ses comédiens. Strehler a quelque chose à voir avec un chef d'orchestre : il aide chaque comédien à établir sa ligne mélodique qu'il tient, tendue, d'un bout à l'autre de la représentation, et en même temps il fait en sorte que toutes ses lignes mélodiques composent une partition qui mette au mieux en valeur la pièce jouée.

Anne-Laetitia Garcia

Transcription

(Musique)
José Artur
Giorgio Strehler, grâce à vous, en grande partie, le théâtre italien est présent à Paris depuis quelques années, alors, ça a commencé comment pour vous ?
Giorgio Strehler
Bah, Pour moi et pour le Piccolo, ça a commencé en 1948 je crois. On est venu avec le Piccolo, presque chaque année, à Paris. Mais c’est, il y a deux ans, qu’on a envisagé, un programme qui durait dans le temps, de trois années, dans lequel le Piccolo portait des spectacles à lui. C’étaient des spectacles que moi j’avais fait, à l’Odéon de Paris et cette expérience terminait avec une mise en scène de moi, avec des acteurs français.
Comédienne 1
Peut être Vittoria, Leonardo.
Comédien
Ah !
Comédienne 1
Monsieur Guglielmo, s’in vous plait, voulez vous aller voir.
Comédiens
Ohé, ohé
Comédien
Je vous l’avais dit que [inaudible] n’était pas pour moi.
José Artur
Il y a une différence de tempérament entre comédiens français et italiens.
Giorgio Strehler
En effet. Dans le théâtre surtout. Ces différences qui existent, augmentent si vous voulez, d’un certain côté, parce qu’on parle des langues différentes, mais diminuent parce qu’on fait le même métier. On est en train de faire la même chose. Et c’est une chose incroyable, penser qu’en ce moment, dans lequel nous sommes, à répéter ici, La trilogie de la villégiature, en France, à Paris, au théâtre de l’Odéon, etc. dans tout le monde, il y a des lieux semblables ou des semblables à nous, font la même chose avec des mots différents, avec peut être des rituels un tout petit peu changés, mais quand même qui sont les mêmes. Alors, il y a une profonde unité dans le théâtre.
Comédienne 1
Nous ne sommes pas assez intimes pour nous faire de confidences.
Comédienne 2
Ce mariage se fera bientôt ?
Comédienne 1
Vraiment je ne le sais pas ! Et vous, quand marriez-vous la charmante Rosina ?
Comédienne 2
Peut être bientôt.
Comédienne 3
Oh moi, y a personne qui veut de moi !
Comédien
Comment personne ! Et moi ! Mais non je ne peux pas … [Inaudible]
José Artur
Au Piccolo quand vous aviez une troupe, vous avez eu la chance de venir ici, où vous avez quand même une troupe.
Giorgio Strehler
Evidemment, parce que moi je crois aux institutions. Je crois aux théâtres publics, je crois au théâtre, le théâtre comme travail qui ne soit pas un évènement simplement. Ou une visite sympathique qui n’a pas de lendemain, de futur, et je crois donc, dans ce sens là, aux ensembles. C’est donc, pour cela aussi que je suis, très flatté, très content de travailler ave la troupe de la Comédie-Française.
Comédienne 1
Aha ! Quelle belle assemblée. Qui est ce jouvenceau ?
Comédien
Votre serviteur.
Comédienne 1
Bonjour mon enfant. Qui êtes-vous ?
Comédienne 2
Ne le reconnaissez-vous pas ? C’est le fils du docteur.
Comédienne 1
Oui, j’y suis bravo. Beau jeune homme, belle tournure. Est-il marié ?
Comédienne 2
Non madame.
Comédienne 1
Quel âge avez-vous ?
Comédien
Votre serviteur.
Comédienne 1
Hi hi ! Non ! Je vous demande votre âge.
Comédien
Ah, c’est mon âge que vous voulez savoir ?
Comédienne 1
Oui !
Comédien
J’ai 16 ans.
Comédienne 1
Pourquoi ne venez-vous jamais me rendre visite ?
Comédienne 2
Il a à faire.
Comédienne 3
Il doit étudier
Comédienne 2
Il ne va nulle part.
Comédienne 1
Bon, j’ai compris, ah oui j’ai très bien compris, quand il s’agit de han, han. N’ayez pas peur. Je ne suis pas celle qui… haha…enfin bref.
Giorgio Strehler
Alors il y a trois pièces, il s’agit de trois pièces.
José Artur
Ça fait sept heures de programme ?
Giorgio Strehler
Ca fait... ça ferait ! Mais il ne fait pas évidemment parce qu’il s’agit d’une adaptation de ces trois comédies que Goldoni a écrit dans sa période plus mûre disons, c’est la période justement qui précède de quelques années, deux ou trois années, le départ de Goldoni pour la France. Il a entendu profondément je crois, que le destin du monde, de l’Europe, se jouait plus à Venise. Il est né dans une république qui est en train de mourir, il est mort dans une république qui était en train de naître, voilà, donc, Goldoni avait le flair. Il est venu ici, et il a vécu trente ans ici. Ces trois comédies sur la villégiature, qui ont le même thème, qui ont les mêmes personnages, avec quelqu’un qui change de pièce, mais qui sont pensées, conçues toutes les trois, comme toutes uniques, l’adaptation a coupé des choses des trois comédies et a fait des trois comédies une grande comédie. Parce que c’est une grande comédie de mœurs.
José Artur
Une fresque.
Giorgio Strehler
Oui c’est une fresque, c’est une fresque d’un siècle qui va vers sa fin. Le jeu commence très gaiement, la manie des villégiatures qui, nous avons traduit la manie des villégiatures en effet en Italien c’est les mania, les manias. C’est vrai les démangeaisons. On ne peut pas traduire les démangeaisons de la villégiature évidemment. C’est la frénésie de la… c’est quelque chose qu’on ne peut pas traduire.
José Artur
C’est la résidence secondaire pour la France un peu.
Giorgio Strehler
Oui, il faut y aller ! Non, il faut y aller parce qu’il faut y aller. Mais pourquoi dit quelqu’un qu’il faut y aller ? Parce qu’il faut, parce qu’il faut, parce qu’il faut, voilà ! Et alors, ça commence un petit peu avec joie, avec élan, il semble que tout ira bien, que, enfin, celle villégiature sera magnifique. Et ça c’est très humain. Parce que nous tous, chaque année, nous y tombons quand même. Chacun, nous nous sommes convaincu que nos villégiatures seront les plus belles du monde. Et après les villégiatures ne sont pas ce que nous avons cru. Et bien de retour. Alors voilà qu’évidemment la comédie commence à aller vers une espèce de tristesse sombre, amère, âpre. Qui d’ailleurs, ne devient jamais une tragédie criée, parce que Goldoni c’est un homme qui ne criait pas. Il parlait avec une voix très humaine très basse très douce, il effleurait avec une pudeur extrême les grands thèmes mais ils sont là ! Cette classe est jugée, les personnages sont jugés avec une réalité extrême, mais aussi avec l’amour. Voilà, alors, je trouve que dans la villégiature, mais dans tout Goldoni, il y a la critique d'une certaine société, mais avec la critique il y a toujours l’amour.