Tragédie, tragicomédie, tragédie en musique : héroïsme et larmes en France au XVIIe siècle
Introduction
C'est au XVIIe siècle, avec la fin des guerres de religion et l'intérêt nouveau que le pouvoir royal porte aux arts, que se développe véritablement le théâtre professionnel en France. Plusieurs troupes de comédiens se sédentarisent dans des lieux exclusivement dévolus au théâtre et profitent du mécénat royal ou nobiliaire. Le métier s'affirme dans toute sa virtuosité, mettant en avant les premières vedettes des planches. Tout cela favorise un bouillonnement artistique exceptionnel qui donne lieu à des expérimentations et des explorations de toutes sortes, tant dans l'écriture que dans la représentation. Parmi les plus heureuses, on relève notamment la création d'un nouveau genre dramatique, la tragicomédie, qui apporte au théâtre des inspirations romanesques et historiques venant élargir le socle de la tragédie et de la comédie antiques. Florissante pendant le premier tiers du XVIIe siècle, la tragicomédie est notamment illustrée par Alexandre Hardy, Jean de Rotrou ou le jeune Pierre Corneille.
Corneille, entre tragicomédie et tragédie
Le triomphe du « Cid »
Chef-d'œuvre du genre tragicomique, Le Cid, créée sur la scène du Théâtre du Marais en 1637, emprunte à une pièce espagnole de Guillen de Castro, Las Mocedades del Cid (1618), elle-même inspirée des chroniques historiques de l'Espagne. À sa création, la pièce est un succès sans précédent : le public qui se presse aux représentations est si nombreux que la salle ne comporte pas assez de place pour l'accueillir, et que l'on installe des spectateurs jusque sur la scène. Mais ce triomphe occasionne également une querelle théâtrale majeure, qui oppose à Corneille le camp des Réguliers, tenants de l'application stricte des règles dérivées d'Aristote et d'Horace. Les Réguliers reprochent au Cid de ne pas respecter les unités et d'enfreindre les bienséances. Mais à travers la pièce, c'est aussi le procès de la tragicomédie qui se joue : genre irrégulier par essence, enclin à l'effet violent et aux actions surchargées, la tragicomédie est de moins en moins admise par les partisans de la doctrine classique - elle disparaîtra d'ailleurs avant le milieu du siècle. Très éprouvante pour Corneille, cette longue campagne de libelles le conduira par la suite à intégrer autant que possible les principes réguliers à ses créations. C'est d'ailleurs sous l'appellation générique de « tragédie » qu'il publiera de nouveau Le Cid en 1660.
Toujours très étudiée au lycée, la pièce est également régulièrement mise en scène aux XXe et XXIe siècles, où le rôle de Rodrigue constitue même une étape de consécration pour un comédien. On pensera notamment à la mise en scène historique de Jean Vilar, présentée au Festival d'Avignon, qui permit au jeune Gérard Philipe d'asseoir définitivement sa réputation (00270).
Le Cid de Pierre Corneille mis en scène par Jean Vilar
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Courts extraits de répétitions du Cid de Corneille mis en scène par Jean Vilar dans la Cour d'honneur du Palais des Papes à Avignon : acte III, scène 4 et acte IV, scène 3. Gérard Philipe (Rodrigue) et Françoise Spira (Chimène) sont en costumes, tandis que Jean Vilar (le Roi) porte une salopette de travail.
Ce spectacle de légende restera par la suite la référence suprême, à tel point qu'il fallut attendre 1998 et un metteur en scène anglais, Declan Donnellan, pour que Le Cid soit de nouveau présenté sur la scène du Palais des Papes à Avignon.
Le Cid de Corneille, mis en scène par Declan Donnellan au Festival d'Avignon
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Interview du comédien William Nadylam, le jeune comédien noir qui incarne Rodrigue dans le spectacle, et qui récuse une lecture superficielle des personnages. Plusieurs brefs extraits du spectacle : récit du combat (acte IV, scène 3), duel (acte II, scène 2), plaidoyer de Dom Diègue (acte IV, scène 5), débat de Chimène et Elvire (acte III, scène 3). Interview de Declan Donnellan rapprochant Le Cid de la guerre d'Espagne.
Les tragédies
Après le choc du Cid et de sa querelle, Corneille se reporte prudemment sur la tragédie, plus régulière. Il y connaît un immense succès avec des pièces à sujets romains classiques comme Horace ou Cinna, mais aussi sur des matières un peu moins connues du public comme Rodogune ou Nicomède, dont les sujets sont pris à l'histoire des colonies orientales de Rome. Moins souvent mises en scène aujourd'hui, ces pièces font cependant l'objet de redécouvertes occasionnelles : Brigitte Jaques-Wajeman sort ainsi de l'oubli Nicomède en 2008, puis Suréna en 2011.
Nicomède de Corneille, mis en scène par Brigitte Jaques-Wajeman
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Extrait de la scène 1 de l'acte I, où la jeune reine d'Arménie Laodice (Raphaèle Bouchard) met en garde son bien-aimé Nicomède (Bertrand Suarez-Pazos) contre les menées dangereuses de sa belle-mère Arsinoé et l'assure de sa fidélité.
Cette dernière tragédie, qui fut un échec cuisant à sa création en 1674, conduisit Corneille à renoncer définitivement au théâtre, dix années avant sa mort. Anne Delbée en avait également proposé une mise en scène au Vieux-Colombier en 1998.
Suréna de Corneille, mis en scène par Anne Delbée au Théâtre du Vieux-Colombier
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Avec trois extraits du spectacle (acte II, scène 1, puis acte III, scène 3, puis fin de l'acte V, scène 5) alterne une interview d'Anne Delbée qui présente Suréna comme une image de l'incertitude de la jeunesse actuelle : pour elle, la pièce de Corneille possède une modernité et une universalité qui la rapprochent de la tragédie antique comme de la science-fiction.
Racine ou une nouvelle définition de la tragédie
Les premières pièces
Au crépuscule du vieux Corneille répondent les débuts éclatants du jeune Racine au cours des années 1667-1674. Révélé par Andromaque, Jean Racine impose un style tragique nouveau, moins tourné vers l'héroïsme que vers la contemplation des passions humaines. La composition de ses pièces paraît plus épurée : le jeune dramaturge a pleinement intégré les contraintes de l'esthétique néo-aristotélicienne et prend plutôt Euripide que les chroniqueurs ou les romanciers pour modèles. À présent élevée au statut de classique, très étudiée à l'école, son Andromaque trouve cependant à se renouveler aux mains des metteurs en scène contemporains : c'est ainsi que Daniel Mesguich fait apparaître les structures psychiques de la pièce en donnant aux confidents un statut de doubles des protagonistes.
Andromaque de Racine, mis en scène par Daniel Mesguich au Théâtre du Vieux-Colombier
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Interviews des comédiens Eric Genovèse (Oreste) et Véronique Vella (Hermione), qui évoquent la situation des personnages de la pièce et la beauté des vers de Racine, et commentaires des spectateurs à la sortie du théâtre, alternant avec plusieurs brefs passages de la pièce : acte II, scène 2 ; acte I, scène 4 ; acte V, scène 3 ; acte III, scène 1.
Le succès du jeune Racine se confirme ensuite avec Britannicus, où il s'impose cette fois dans un sujet romain, traditionnellement chasse gardée de Corneille. Plus coutumière de l'œuvre cornélienne, Brigitte Jaques-Wajeman propose une mise en scène originale de la pièce en mettant notamment en valeur la relation trouble et matricielle d'Agrippine et Néron.
Britannicus mis en scène par Brigitte Jaques-Wajeman au Théâtre du Vieux-Colombier
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Interview de Brigitte Jaques-Wajeman, qui explique avoir choisi Dominique Constanza pour jouer Agrippine afin de donner au personnage charme et féminité, à l'encontre des mises en scène traditionnelles. Extrait de la scène 2 de l'acte IV, entre Agrippine et Néron. Reprise de l'interview, où la metteuse en scène évoque l'« amour de prédation » qui traverse les pièces de Racine.
« Bérénice »
C'est avec Bérénice que Racine achève de détrôner Corneille et de s'affirmer comme le nouveau maître de la scène tragique. Les deux dramaturges, qui écrivent pour des théâtres rivaux, proposent simultanément sur une commande princière deux pièces sur le même sujet : le renoncement par la reine de Syrie Bérénice et l'empereur romain Titus à un amour que le peuple de Rome réprouve. Mais tandis que la tragédie de Racine triomphe, la pièce de Corneille est un échec. Il en résulte même une petite bataille esthétique, les partisans de Corneille reprochant à Racine d'avoir écrit une tragédie à partir d'un sujet qui n'en est pas digne, puisqu'il n'y rentre ni péril de mort, ni péril d'Etat. C'est l'occasion pour Racine de revendiquer dans sa préface une nouvelle esthétique, plus épurée et moins didactique, cherchant à susciter chez les spectateurs « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». Particulièrement aimée du public et des metteurs en scène, la pièce donne lieu à des lectures aussi diverses que celle de Vitez, centrée sur le personnage d'Antiochus, celle de Grüber, mettant en valeur la parole tragique et l'immobilité dramaturgique des personnages par une mise en scène très statique, ou encore plus récemment celle de Lambert Wilson qui remet en 2007 le couple central à l'honneur.
Bérénice de Racine, mis en scène par Antoine Vitez
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Entrecoupée d'extraits du spectacles, tirés de la scène 3 de l'acte III et de la scène 5 de l'acte IV, une interview du metteur en scène Antoine Vitez analyse le jeu amoureux décrit par la pièce et l'incapacité des trois personnages principaux à se rejoindre.
Bérénice de Racine, mis en scène par Klaus Michael Grüber à la Comédie-Française
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Extrait du spectacle, tiré de la scène 4 de l'acte II, puis interview de Jean-Pierre Vincent, administrateur de la Comédie-Française, qui appuie le choix d'une mise en scène statique en rappelant la raréfaction des effets opérée par Racine en son temps et défend le metteur en scène allemand Klaus Michael Grüber face aux réflexes nationalistes de certains critiques.
Bérénice de Racine, mis en scène par Lambert Wilson au Théâtre des Bouffes du Nord
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Présentation du spectacle en voix off sur des images de la préparatifs de la dernière répétition. Lambert Wilson souligne le caractère exigeant de la pièce, qui nécessite à la fois un engagement émotionnel et une attention plus intellectuelle à la langue. Extrait de la scène 6 de l'acte V en répétition. Carole Bouquet insiste sur l'exceptionnelle qualité de la langue et du théâtre de Racine.
« Phèdre »
Mais la pièce qui inspire le plus les metteurs en scène est sans doute Phèdre, dont Racine emprunte le sujet à Euripide, revenant ainsi à ses inspirations favorites. Ce n'est sans doute pas un hasard que Sarah Bernhardt ait choisi le célèbre monologue de Phèdre, dont la musicalité particulière a été mille fois célébrée, pour réaliser un enregistrement de sa voix auprès de Thomas Edison en 1903.
Plus près de nous, la tragédie de Racine a également inspiré Luc Bondy qui cherche à faire voir une Phèdre « réaliste » nourrie des pièces d'Ibsen et de Strindberg, ainsi que Patrice Chéreau, qui donne à entendre les sédiments sénéquiens de la pièce en faisant affleurer sa violence.
Phèdre de Racine, mis en scène par Patrice Chéreau au Théâtre de l'Odéon
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Extrait de la scène 5 de l'acte II, où Phèdre (Dominique Blanc) fait à Hippolyte (Eric Ruf) l'aveu de son amour en empruntant le détour d'un récit de sa rencontre avec Thésée, puis le voyant se dérober laisse éclater toute la violence de sa passion.
Les pièces religieuses
Malgré le succès de Phèdre, Racine finit par renoncer à la carrière théâtrale afin de renouer avec ses anciens maîtres de Port-Royal, hostiles au théâtre. Il ne reviendra à l'écriture de pièces qu'à la demande de Mme de Maintenon, pour l'école de jeunes filles de Saint-Cyr. Il leur consacre deux tragédies bibliques, Esther et Athalie, à des fins pédagogiques et pieuses. Ces pièces à l'esthétique particulière, où l'on reconnaît avec peine l'auteur d' Andromaque et de Phèdre, sont rarement représentées de nos jours, sans doute en raison de leur teneur fortement religieuse. Roger Planchon, qui choisit de faire jouer la pièce avec le Dom Juan de Molière, en propose une lecture très critique, la donnant à entendre comme l'expression d'un fanatisme religieux aux potentialités totalitaires.
Dom Juan de Molière et Athalie de Racine, mis en scène par Roger Planchon au TNP de Villeurbanne
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Roger Planchon propose avec ces deux pièces une réflexion sur la religion : Athalie montre les extrémités totalitaires auxquelles peuvent venir certains défenseurs de la foi, tandis que Dom Juan présente une figure d'athéisme qui interroge les religieux comme les athées. Extraits de la fin d'Athalie (acte V, scènes 6 et 8) et de la scène 3 de l'acte I de Dom Juan.
La tragédie en musique
Tandis que les règles se durcissent pour les genres dramatiques traditionnels, l'opéra se développe quant à lui en marge de ces contraintes, sans doute en raison de sa nouveauté. C'est donc avec pour principale règle de plaire au roi et à sa cour que Lully crée, en collaboration avec le librettiste Philippe Quinault, ses tragédies en musique Cadmus et Hermione, Thésée, Atys ou encore Armide . Ces pièces, conçues au départ comme des spectacles de théâtre augmentées de musique et de ballet, empruntent donc très largement à l'inspiration tragique ; mais leur contexte de représentation particulier, pour l'essentiel dans le cadre de fêtes de cour, leur permet d'échapper aux règles de bienséance et de vraisemblance de la tragédie classique et de développer résolument le recours au merveilleux, que viennent appuyer de spectaculaires machines de théâtre. C'est ainsi que se dessine, au cours des décennies 1670 et 1680, le visage de l'opéra français, dont le continuateur au siècle suivant sera Jean-Philippe Rameau. Cependant ce répertoire disparaîtra complètement des scènes françaises après la Révolution, et il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que la vogue du « baroque » redonne vie à ces opéras sous leur forme scénique. Le premier spectacle de ce genre en France fut proposé par le chef d'orchestre William Christie et le metteur en scène Jean-Marie Villégier, qui se tournèrent assez naturellement vers l'un des plus grands succès de Lully, Atys, aussi appelé « opéra du roi » en raison de la faveur particulière que lui portait Louis XIV, pour faire découvrir au public français les prémisses de son opéra national.
Atys de Lully et Quinault
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Encadrant une interview du metteur en scène Jean-Marie Villégier, qui évoque les rapports complexes du classicisme français avec le baroque européen dont il se nourrit et se démarque à la fois, extraits de l'opéra : acte III, scène 4 (air du sommeil) et acte V, scène 6 (mort d'Atys et chant de Cybèle).