Les clowns
Les origines
Initialement, le clown appartient au théâtre élisabéthain du XVIe siècle, Victor Bourgy affirme que celui-ci « est introduit dans les pièces pour le pittoresque de son personnage » ; l'auteur précise que ce qui est prédominant dans ses interventions est ce qui va mettre en valeur son caractère plus que ses actions : « c'est un naïf, peureux, superstitieux, un peu faraud et ripailleur ; en un mot il n'est pas trop fin » [1], cependant le clown se distingue du rustre en devenant domestique à la ville et est même capable d'astuce langagière.
Mais, devenus trop indisciplinés, préférant l'interprétation à la rigueur de l'écrit, les clowns se font chasser des théâtres, notamment par Shakespeare qui témoigne de son mécontentement à leur égard en leur faisant dire par l'intermédiaire d'Hamlet : « Que ceux qui parmi vous jouent les clowns ne disent que ce qui est écrit dans leur rôle » [2]. A la fin du XVIIIe siècle, ils sont accueillis au cirque, dans lequel ils participent à l'introduction de la variété entre les numéros équestres. Ils y trouvent un lieu stable propice au développement du personnage.
[1] Victor Bourgy, « Le premier "clown" », dans Nicole Vigouroux-Frey (dir), Le Clown, Rire et/ou dérision ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 17.
[2] William Shakespeare, Hamlet (1664), Acte III, scène 2, traduit de l'anglais par François de Victor Hugo.
Sous le chapiteau
Le clown blanc
Le clown blanc est le résultat d'échanges culturels européens au XIXe siècle. Un savant mélange des clowns anglais introduits en France, des grotesques français vêtus du costume d'Arlequin ou de celui de Pierrot, mimes, écuyers ou sauteurs et subissant les influences des comédies italiennes, espagnoles et françaises. Comme le suggère Tristan Rémy, le clown « doit avoir quelque chose de Matamore et de Gracioso, de Pantalon et de Pierrot » [1]. Des différents décrets publiés dès 1806 et 1807 à leur abolition en 1864, l'usage de la parole hors des théâtres est réglementé, limité, voire interdit. Ces mesures ont une incidence sur l'évolution de ce personnage, qui est contraint, tout en inventant un langage incompréhensible, le gromelot, de développer un jeu gestuel et acrobatique. Pour Georges Strehly, « les diverses variétés de sauts acrobatiques font partie des attributs obligatoires d'un bon clown » [2], à l'image de Jean-Baptiste Auriol (1806-1881).
Cette période passée, un nouveau champ d'expérimentation s'ouvre à lui, le clown substitue à la prouesse physique l'éclat de son costume. En effet, son manteau ou sa robe, encore appelé sac, s'alourdit de festons, de paillettes, de broderies. Les épaules s'élargissent. L'apprêt donne une tenue à l'étoffe et au corps qui l'habite. Il abandonne son maquillage bariolé et blanchit sa face sur laquelle le crayon noir dessine des sourcils, véritables carte d'identité du clown. Dans le même esprit, son langage acquiert une certaine préciosité et lui-même une nouvelle crédibilité, car il a de nouveau accès à l'érudition du monde des lettres. Le droit de dialogue retrouvé l'amène à chercher un comparse différent de lui-même. Parmi les derniers clowns solitaires du XIXe siècle, citons Geronimo Medrano (1849-1912), surnommé Boum-Boum, qui se fit remarquer dans la piste du cirque Fernando, devenu cirque Medrano.
Cette rupture fondamentale marque profondément l'histoire du clown et prépare, d'une certaine façon, l'introduction à ses côtés dans la piste d'un invité de marque, l'auguste.
[1] Tristan Rémy, Entrées clownesques, Paris, L'Arche, 1962, p. 22.
[2] Georges Strehly, L'Acrobatie et les acrobates, (1903), réimpression, Paris, Ed. Librairie S. Zlatin, 1977, p. 108.
L'auguste
Celui-ci est probablement né initialement d'une maladresse repérée et répétée (les légendes sont nombreuses) qui marque le personnage encore aujourd'hui. C'est par la définition progressive d'un état d'esprit, l'élaboration minutieuse d'une gestuelle démarquée et l'investissement d'un à-côté de la norme que bientôt se fixe le caractère. Ce comportement typique s'adapte à un nombre de plus en plus grand de circonstances et devient un personnage. Charger de contrebalancer la charge émotionnelle engendrée par les numéros acrobatiques, les entrées clownesques sont une spécialité qui contribue à l'émergence d'un répertoire. T. Rémy a consigné certains de ces sketches dans un ouvrage intitulé Entrées clownesques [1].
Footit (Tudor Hall) et Chocolat (Raphaël Padilla) constituèrent un des premiers duos célèbres unissant un clown blanc et un auguste.
Suivent, tout au long du XXe siècle, parmi les duos les plus talentueux, Rico et Alex, Antonet et Grock, Antonet et Beby, Kircsh et Rhum, Dario et Bario [2], Alex et Porto... Ce dernier auguste, de son vrai nom Arturo Saraiva Mendès d'Abreu (1888-1941) participe par la force de son jeu à ce que, progressivement, un basculement entre les deux protagonistes s'opère et que le clown blanc, même s'il conserve la place du dominant, devienne le faire valoir de l'auguste qui tire la couverture à lui.
Dès 1970, Annie Fratellini et Pierre Etaix constituent un exemple sensible et poétique de la relation duale.
Duo clownesque : Annie Fratellini et Pierre Etaix
[Format court]
Entrée clownesque dans laquelle l'auguste composé par Annie Fratellini perturbe le clown (blanc) joué par Pierre Etaix. Un numéro dans lequel apparaît nettement toute la sensibilité de la relation entre rivalité et complicité que ces deux acteurs ont su établir.
Quelques trios marquent également l'histoire des clowns, ainsi les frères Fratellini, dès les années 1920, ou plus récemment, les Bario.
[1] Tristan Rémy, Entrées clownesques, Paris, L'Arche, 1962.
[2] Bario (Manrico Meschi, 1888-1974) est le père de Nello et Freddy, qui composent avec Henny le trio Les Bario.
Sur scène
L'évolution des clowns au cours du XXe siècle fait que, progressivement, les entrées clownesques prennent de plus en plus d'ampleur, le répertoire s'étoffe et les clowns acquièrent une notoriété grandissante, la piste devient alors trop étroite et le temps d'une entrée trop court. Certains investissent alors les music-halls puis les scènes de théâtre. Si les premières tentatives se sont soldées par un échec pour le trio Fratellini et par un bide pour Grock, l'auguste finit par adapter sa gestuelle et son répertoire à la scène à l'italienne.
L'émancipation de l'auguste
Tristan Rémy dresse un portrait sans appel du clown blanc, dont l'image s'efface au profit de celle de l'auguste :
"Le clown descend d'année en année les échelons des valeurs comiques où il avait accédé après un siècle de tâtonnements et d'expériences. Les augustes sont disposés à se priver de son concours chaque fois qu'ils le peuvent. Et si le clown descendu aujourd'hui de son piédestal, reste le symbole du cirque et de sa poésie, c'est vers l'auguste, éternelle victime des occasions perdues, que convergent les rires et les applaudissements". [1]
Le clown (blanc) spécialisé reste attaché au cirque dans le cadre de duos avec un auguste. Ce dernier, quant à lui, a gagné une complexité qui lui permet de se constituer, dans les limites de son caractère, une large palette d'émotions et de sentiments et toutes les situations lui deviennent accessibles. Surtout, il acquiert un passé et un avenir qui sont actifs dans le présent qu'il expose, même si, comme l'écrit Monique Surel-Tupin, « il se moque de la vraisemblance et du jeu psychologique, il étale ses sentiments, montre ce qui est réputé secret » [2]. Il est devenu le protagoniste privilégié de ces spectacles à sketches successifs présentés sur scène. Même si des augustes solitaires privilégient la piste, tel Charlie Rivel ou Achille Zavatta.
[1] Tristan Rémy, « Clown », dans, Encyclopædia Universalis, Paris, 1985, corpus 5, p. 12.
[2] Monique Surel-Tupin, « Dullin, le cirque et le Music-hall », dans Claudine Amiard-Chevrel (dir.), Du cirque au théâtre, Lausanne, Edition L'Age d'Homme, 1983, p. 195.
Cirque et théâtre
Les interrelations entre le cirque et le théâtre, et en l'occurrence entre clowns et comédiens, très fortement expérimentées au début du XXe siècle, acquièrent une nouvelle dimension dans les années 1970. De par l'évolution de la formation de l'acteur et de celle de l'expression artistique, le foisonnement de compagnies jouant de multiples variations du genre clownesque s'impose.
En 1962, Jacques Lecoq introduit, dans l'enseignement qu'il dispense à l'Ecole de Mime et de Théâtre qu'il a fondé en 1956, une approche du clown, en fait de l'auguste. Il ne s'agit pas uniquement de rechercher, comme le préconisait en son temps Jacques Copeau, un registre corporel et une aptitude à l'improvisation pour le développement d'un jeu immédiat, mais de faire expérimenter à ses élèves une posture d'ordre psychologique et intellectuel.
Chacun serait porteur d'un clown, qui lui est propre et qu'il doit faire émerger. La méthode pédagogique a donc pour objectif d'aider les élèves à trouver le clown qui est en soi [1], dans le cadre d'une formation de comédien. Cependant, nombre d'élèves mettent à profit cet enseignement pour s'emparer professionnellement du personnage qu'ils ont fait naître.
[1] Lire à ce sujet, Jacques Lecoq, Le Corps poétique, un enseignement de la création théâtrale, Arles, Ed. Actes Sud, coll. Papiers, 1997.
Le renouveau du clown
Dans le bouillonnement culturel des années 1970 marqué par l'expérimentation de nouvelles formes spectaculaires, dans la rue ou dans les lieux en marge des circuits officiels du théâtre, simultanément à la redécouverte des arts du cirque, le clown, par l'outrance qu'il autorise, la démesure consubstantielle à son être au monde, ce dominé rebelle offre sa fragile carapace à certains contestataires. Ainsi, en 1973, Gilles Defalque investit un quartier de Lille avec Le Prato ; en 1975, le clown Kergrist trimbale son TNP (Théâtre National Portatif) sur le plateau du Larzac. C'est à cette époque, que l'on peut découvrir, en France, les Colombaioni. Dans un genre plus épuré, moins dans l'excès, Maripaule B et Philippe Goudard donne naissance à Motus et Paillasse.
Gilles Defacque, Le Prato à Lille
[Format court]
Un reportage, des coulisses à la scène de la salle Salengro de Lille, sur les clowns du Prato. Un commentaire en voix off aborde brièvement l'histoire et le parti pris de la compagnie qui développe une marginalité face à l'institution et à la tradition clownesque, en revendiquant un engagement politique et social.
Jean Kergrist, le clown résistant
[Format court]
Clown résistant, Jean Kergrist, avec son personnage le Sous-Secrétaire d'Etables aux colloques agricoles, s'engage de lieux de luttes en manifestations. Les objets dont s'empare ce clown sont glanés dans des décharges, modifiés, manipulés, bricolés ; ils se voient dotés, non seulement d'une seconde vie, mais d'un sens redéfini.
Les clowns Motusse et Paillasse
[Format court]
Le GEC (Groupe des Etudiants du Cours Léopold), à Nancy, accueille le duo de clowns Motusse et Paillasse. Tout en s'inscrivant dans la tradition clownesque, Maripaule B. et Philippe Goudard proposent une évolution du genre, hors de la piste, et intégrant l'héritage comique du XXe siècle.
Dans les spectacles du nouveau cirque, la figure grimée de l'auguste disparaît. Parfois, dans certains spectacles, peut-on voir apparaître un personnage sautillant ou à la gestuelle déstructurée qui vient créer une perturbation, utile au propos du spectacle, à sa cohérence et permettant simultanément le déplacement discret d'agrès. La dimension comique n'est plus l'apanage d'un seul personnage, mais plus un registre partagé par l'ensemble des comédiens, à un moment précis du spectacle ou sur la majeure partie de son déroulé. Malgré tout, des exceptions existent. Par exemple, les Clowns de tôles s'acharnent sur les Bouinax, dans plusieurs spectacles d'Archaos. Keit Hennessy crée un personnage exubérant casqué et botté de rouge, dans ChiencrU de Cahin-Caha.
Pour continuer à exister l'auguste n'a d'autre possibilité que de faire cavalier seul en investissant, en dehors des festivals qui lui font une place, des scènes qui se spécialisent dans leur diffusion. Le Théâtre du Ranelag, dirigé, depuis 1986, par Madona Bouglione dont la programmation a permis de révéler de nombreux clowns à la démarche pertinente, entre autres : Buffo (Etats-Unis d'Amérique), Litsedeï- Slava Polounine (Russie), Gardy Hutter (Suisse), Bolek Polivka (Tchéquie). En 2000, Franck Dinet, lui-même clown, déplace son école de cirque, fondée en 1990, à Bagnolet et ouvre le Théâtre Le Samovar, qui progressivement se centre sur la formation professionnelle de clowns et la diffusion du genre. Les Nouveaux-nez, installés depuis 1995 à Bourg-Saint-Andéol (07), créent La Cascade ; Maison des arts du clown et du cirque, dans le cadre d'un Pôle cirque.
Les Nouveaux nez, Cinq folies en cirque mineur
[Format court]
La compagnie Les Nouveaux Nez présente Folies en cirque mineur, au théâtre du Ranelagh. Plusieurs extraits du spectacle, qui illustrent l'aspect pluridisciplinaire de ces artistes formés au CNAC, alternent avec une interview des quatre augustes qui abordent avec désopilance leur démarche artistique.
Parmi les nombreux clowns que l'on peut nommer contemporains citons l'originalité de Ludor Citrik qui tout en développant un propos en prise avec les préoccupations actuelles imprègne son clown de l'outrance des origines triviales du genre.
La dernière particularité de ces dernières années est l'apparition de plus en plus marquée de clowns femmes. Si l'auguste est entré en piste avec le développement industriel des villes, l'émergence des clownesses est peut-être à mettre en liaison avec la généralisation du salariat féminin. Caroline Obin, alias Proserpine, de L'Apprentie Compagnie, en est un truculent exemple.
[1] Lire à ce sujet, Jacques Lecoq, Le Corps poétique, un enseignement de la création théâtrale, Arles, Ed. Actes Sud, coll. Papiers, 1997.