Francis Bacon
Il y a une grande différence entre le réalisme et l'illustration.
La plupart des gens maintenant font, c'est ce qu'on appelle dans la nouvelle figuration, on fait l'illustration.
Et voilà, ça c'est beaucoup mieux fait par la caméra ou par le cinéma.
Interviewer
Tandis que vous, votre peinture?
Francis Bacon
Je sais.
Interviewer
Et vous partez du plus profond, au bout du compte.
Francis Bacon
On ne dit pas que c'est plus profond.
Je ne sais pas parce que je ne pense jamais.
Je fais les images, et voilà.
Les autres peuvent dire ce qu'ils pensent de mes tableaux.
Et qu'est-ce qu'ils disent ?
Parce que, pour moi, quand un tableau est fini, je le laisse et je ne pense jamais plus à ce tableau.
Interviewer
Mais quand je disais plus profond, je pensais à des portraits comme ceux que vous avez faits de Michel Leiris, où l'on voit que vous avez puisé très profondément en lui pour le peindre comme ça.
Francis Bacon
Je sais, j'espère, mais je ne sais pas.
Mais je suis très content si vous pensez comme ça.
Interviewer
J'ai toujours pensé que votre peinture était liée à ce qu'il y a de dramatique dans notre siècle.
Francis Bacon
Ecoutez, j'étais né en Irlande en 1909.
Alors, on a commencé, on avait toujours cette guerre pour la libération de l'Irlande.
Et voilà.
Après on avait la guerre de 1914.
Voilà.
Et j'ai passé toute ma vie comme ces guerres.
Interviewer
Bien sûr, et puis après il y a la Deuxième Guerre mondiale.
Francis Bacon
Oui, alors ça rentre dans la sensibilité, sûrement.
Même si ce n'est pas conscient, c'est là.
Interviewer
Je comprends.
Francis Bacon
On est entouré par toutes ces violences.
Interviewer
Je comprends.
Et vous pensez que votre peinture aide ceux qui la voient à vivre cette violence ?
Francis Bacon
Moi je ne sais pas.
On dit que c'est violent.
Moi je ne trouve pas.
Pensez à ce qu'on fait dans la vie.
Ce n'est pas... la vie est violente.
Interviewer
Oui.
Mais là je ne disais pas que votre peinture est violente.
Je disais qu'elle pouvait aider ceux qui la voient à vivre la violence, à la supporter.
Francis Bacon
Ça, je ne sais pas.
Interviewer
Vous ne savez pas ?
Francis Bacon
Non, je ne sais pas.
Interviewer
Mais est-ce que vous seriez content si quelqu'un vous disait : « votre peinture m'aide à vivre » ?
Francis Bacon
Je ne suis pas médecin.
Je ne vais pas...
Je ne suis pas, comment dire... écoutez, je fais la peinture pour moi-même.
Je n'ai jamais pensé à gagner ma vie par la peinture.
Je pensais toujours...
que je serais forcé de faire un autre métier.
Alors j'ai fait la peinture, j'espérais que j'allais le sortir un peu.
Interviewer
Mais je sais que vous avez détruit beaucoup de tableaux.
Francis Bacon
Oui, pas assez.
Interviewer
C'est donc que vous êtes un peintre très difficile et très exigeant avec lui-même.
Francis Bacon
Il faut...
Vous savez, je crois dans la peinture, c'est ce qu'on appelle la création, c'est une source de critique.
Les meilleurs créateurs sont de très bons critiques aussi d'habitude.
Interviewer
Mais je voulais vous demander : cette invention, par exemple, ici je vois que vos personnages sont en quelque sorte sortis de ces fonds extraordinairement lumineux, de ces fonds oranges.
Comment obtenez-vous cela ?
Ce sont des pastels vous m'avez dit.
Francis Bacon
C'est avec du pastel.
Mais vous savez, dans une de ses lettres, Van Gogh a parlé de ce problème.
Il a dit : « Vous savez, pour le réalisme, il faut dire des mensonges ».
Et dans les mensonges, on pense en arriver à un réalisme beaucoup plus près que par l'illustration.
Interviewer
Bien sûr, en somme, il faut savoir mentir pour arriver à la vérité.
Et le pastel ici, c'est à la fois un mensonge parce que jamais dans la réalité quotidienne on ne le trouverait, mais en même temps...
Francis Bacon
Non, mais j'ai employé le pastel ici parce que cette couleur est impossible à trouver dans la peinture à l'huile ou dans l'acrylique.
Interviewer
Mais il est aussi impossible à trouver dans la vie quotidienne, dans la vie de tous les jours.
Et je vais vous demander une autre chose.
On a l'impression, quand on voit justement vos personnages, que parfois ce sont des photographies bougées.
Comme si vous avez... comme quelqu'un... considérez que c'est une photographie ratée.
Est-ce que la photographie compte beaucoup pour vous ?
Francis Bacon
Ecoutez, quand j'étais beaucoup plus jeune, j'ai regardé les photos.
Maintenant, je ne pense plus aux photographies.
Je commence un tableau, voilà.
Je vais faire quelque chose.
Et petit à petit, les images arrivent.
Interviewer
Bien sûr, elles arrivent.
Francis Bacon
Oui, par accident d'habitude.
Interviewer
Mais ça, c'est aussi une autre chose je crois, qui est très important.
C'est la surprise.
On voit très bien par exemple dans votre Triptyque, que l'Orestie, que vous vous êtes fié, en somme à la surprise des couleurs que vous mettez sur la toile non, ou je me trompe ?
Francis Bacon
Non, mais quand j'ai lu l'Orestie vous savez, c'est un texte qui crée les images.
Interviewer
Et c'est à partir du texte alors que vous les avez ?
Francis Bacon
Oui, c'est à partir du texte.
Parce que j'aime...
Ça c'est difficile à vous expliquer parce que c'est peut-être que j'ai été influencé par le cinéma et par les... comment ils s'appellent, je ne sais pas comment dire ça...
Interviewer
La juxtaposition d'images dans un film ?
Francis Bacon
Oui, c'est ça.