Une reconversion réussie : le site du Boucau-Tarnos
Notice
La célèbre émission Cinq colonnes à la une s'intéresse à la reconversion industrielle de l'ancien site des Forges de l'Adour, dont la fermeture en 1961 laissait présager une catastrophe économique pour la région. Confié à M. Kennel, le chantier de ré-industrialisation repose sur la valorisation des ressources naturelles locales - le gaz et le souffre de Lacq - qui permet très vite l'implantation d'usines nouvelles. Parmi elles, Turbomeca est incontestablement la clé de la réussite. Grâce à la mise en place d'un plan de formation pour adultes, 600 anciens ouvriers des Forges occupent désormais des emplois qualifiés et bénéficient d'un accroissement de leur salaire et d'une amélioration de leurs conditions de travail.
Éclairage
Si les Trente Glorieuses, années de croissance économique et de progrès social pour la France et les pays occidentaux, apparaissent presque comme un "âge d'or", la réalité montre qu'elles furent bien évidemment émaillées de questionnements et de remises en cause. L'exemple de la reconversion du site industriel du Boucau et de Tarnos le prouve.
Orientées uniquement vers la métallurgie lourde depuis le début des années 1880, les deux communes voisines, à cheval sur les Landes (Tarnos) et les Basses-Pyrénées (Le Boucau) vivent en continu au rythme du chargement des hauts-fourneaux, des coulées de fonte ou d'acier et du train des laminoirs : un bloc ouvrier sur les bords de l'Adour, face à Bayonne. Le port gascon aux limites du Pays basque, est accessible aux cargos et autres bâtiments de commerce par la fameuse "Barre"qui, entre Anglet au sud et Tarnos au nord, est nantie de solides digues protectrices.
En ces années de "République gaullienne"caractérisées entre autres par l'action volontariste de l'État [1] et bien entendu la marque propre du général de Gaulle dans l'affirmation de la France au plan international, les entreprises françaises sont assez largement tenues de songer à la dimension européenne. Certes la Communauté économique européenne (CEE) n'en est qu'à ses débuts [2], mais depuis 1951 existe déjà la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) voulue notamment par le Lorrain Robert Schuman et le Rhénan Konrad Adenauer. Dès lors, plusieurs vieilles sociétés métallurgiques ont été tenues de s'adapter en fusionnant. Ainsi, à partir de l'ancienne Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt, datant du début du siècle, s'est constituée en 1954, après plusieurs unions successives, la Compagnie des Ateliers et Forges de la Loire [3], dont l'établissement du Boucau-Tarnos est un élément. Mais, au début des années 1960, les temps changent.
Sans doute pointe la "sidérurgie sur l'eau", car les industriels s'approvisionnent de plus en plus loin (minerai de fer Mauritanie ou du Brésil, par exemple) et veulent être dans une zone portuaire facilitant les exportations de produits finis ou semi-finis. Ces choix sont d'ailleurs à l'époque ceux du Japon, puis de la Corée du Sud, au dynamisme impressionnant, et même de pays méditerranéens : sud de l'Italie, projets de la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer à l'ouest de Marseille, voire Algérie. Mais l'unité somme toute modeste du Boucau, elle, doit être abandonnée. La solution semble évidente pour les décideurs, mais aucunement pour les représentants syndicalistes.
On observe d'ailleurs que les "métallos" du Boucau, s'ils sont largement représentés par la vieille CGT, peuvent aussi adhérer à la toute nouvelle CFDT née d'une scission de la CFTC en novembre 1964. Le délégué du jeune syndicat, Michel Menta, évoque d'ailleurs les contacts qu'il a eus avec ses "camarades" de la CECA, là-haut, en Lorraine ou au Luxembourg, pour connaître la situation réelle de l'entreprise. Aussi, quand il s'agit d'accepter le plan de reconversion piloté notamment par M. Kennel, qui pourrait fort bien incarner le prototype du "grand commis" missionné pour réaménager le site, les hésitations sont bien réelles. En ces temps de forte syndicalisation et de solidarité ouvrière affirmée, on ne veut pas abandonner ses camarades.
Néanmoins, en ces années où l'on aménage le territoire, le capitalisme n'a pas qu'une vision strictement financière de ses engagements. Il cherche à s'appuyer sur les pouvoirs publics pour, entre autres, tenir compte des problèmes sociaux. Or, dans le cas de Boucau-Tarnos, il y a 1700 emplois à créer en compensation du désengagement des Forges de l'Adour.
Le reportage souligne le rôle joué par l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes ou AFPA (4) pour la reconversion de nombreux ouvriers. On remarque que c'est bien souvent pour eux l'occasion d'acquérir une compétence technique plus élevée et plus fine, qui permet de travailler "en blouse", dans des ateliers plus propres et moins bruyants que les Forges de naguère. Surtout s'ils sont "recasés" chez Turboméca qui fabrique notamment des turbopropulseurs pour les hélicoptères. Certains même bénéficient d'un bien meilleur salaire.
Voilà qui est révélateur d'une évolution sensible de la sociologie du travail : dans les années 1960, débute la grande mue de la classe ouvrière. Ses effectifs commencent à s'éroder ; on parle de "techniciens", d'autant que le niveau de formation s'élève. La population active d'ailleurs se tertiarise largement. En un sens, ce sont les "classes moyennes" qui s'étoffent et qui vont profiter davantage du temps de loisir qui s'allonge. La CFDT bénéficie alors de cette mutation pour attirer de nouveaux adhérents.
Le Boucau, à sa petite échelle du coin sud-ouest de l'Hexagone, semble avoir servi de laboratoire. Le distingué M. Kennel, appelé par son groupe pour reconvertir la Lorraine industrielle, du côté de Thionville, Moyeuvre et Homécourt où s'épuise la "minette" à trop faible teneur, tandis qu'à Carling et Merlebach le charbon touche à sa fin. L' "homme des reconversions", revient au fond un peu à la source de l'idée européenne, au pays du mosellan Schuman. Le réseau autoroutier qui se met en place, le décideur croit aux flux, à l'ouverture. Avec le géographe Roger Brunet, on parlera plus tard de "dorsale européenne" - la "banane bleue" journalistique - bien loin de l'Adour...
[1] L'Aménagement du Territoire devient, parallèlement au Plan, une sorte d' "ardente obligation" dans les années 1960. Depuis que les responsables politiques ont pris conscience des inégalités territoriales avec le fameux Paris et le désert français de Jean-François Gravier (1947), l'État a eu une politique pour tenter de les corriger. Des études sont menées et des choix sont faits, notamment par la DATAR à partir de 1963, en premier lieu sur le plan touristique.
[2] Les Traités de Rome (CEE et "Euratom") sont signés en 1957.
[3] Par association avec Schneider (Société des Forges et Ateliers du Creusot), la CAFL devient Creusot-Loire en 1970; laquelle cesse officiellement ses activités en 1984, même si quelques-uns de ses éléments se retrouvent plus tard dans le groupe Usinor passé ensuite sous le contrôle d'ArcelorMittal...
[4] D'abord ANIFRMO (Association nationale interprofessionnelle pour la Formation rationnelle de la Main-d'Oeuvre) en 1949, elle devient AFPA en janvier 1966.