Le « Ministère de la parole » contre « l'homme du passif »

05 mai 1981
05m 58s
Réf. 00183

Notice

Résumé :
Extrait du débat entre les deux tours de l'élection présidentielle, qui oppose les candidats François Mitterrand et Valéry Giscard d'Estaing. François Mitterrand dénonce le bilan de Valéry Giscard d'Estaing « Vous ne voulez pas parler du passé... c'est quand même ennuyeux... que vous soyez devenu l'homme du passif ».
Type de média :
Date de diffusion :
05 mai 1981

Éclairage

Face au souhait du candidat Valéry Giscard d'Estaing de défier son adversaire pour le second tour des élections présidentielles de 1981 à l'occasion d'un débat télévisé, François Mitterrand est forcé d'accepter. Donné favori dans les enquêtes d'opinion, jugé moins doué que son adversaire pour « passer » à la télévision, François Mitterrand a plus à y perdre qu'à y gagner.

En effet, l'avance de Valéry Giscard d'Estaing (28,32%) au soir du premier tour de l'élection est faible et le troisième candidat, Jacques Chirac, (18% des voix) ne donne pas de consigne de vote. François Mitterrand (25,85%) dispose d'une large réserve de voix, notamment celles du candidat communiste, Georges Marchais (15,34%). Un débat télévisé comporte davantage de risques que de profit. En effet, aux yeux de beaucoup, encore, la télévision fait l'élection. François Mitterrand ne peut cependant pas laisser dire qu'il aurait peur d'affronter le Président de la République.

L'organisation de ce débat de l'entre-deux tours fait l'objet de nombreuses discussions entre les équipes des candidats, sur la base des vingt et une conditions que pose l'équipe de François Mitterrand, assisté notamment par le cinéaste Serge Moati. De la couleur du rideau, en passant par la taille des fauteuils ou la longueur de la table qui doit séparer les candidats, chaque détail fait l'objet d'une négociation. En coulisse, la réalisation est confiée, successivement, au professionnel désigné par chaque candidat. Enfin, Valéry Giscard d'Estaing accepte la proposition de François Mitterrand de donner davantage de place aux journalistes au sein du débat. Ainsi, les candidats ne doivent plus se poser les questions l'un l'autre, c'est aux journalistes de dépasser leur rôle de modérateur et de les interroger chacun leur tour. Cependant, rapidement, les candidats se questionnent, s'interpellent et se répondent.

François Mitterrand choisit de dénoncer le bilan du Président, notamment en matière d'emploi, sur fond de crise économique. Calme et serein, François Mitterrand assène un argument censé faire appel au bon sens : « Vous vous êtes trompé. On ne peut plus vous croire » dit-il à Valéry Giscard d'Estaing. Prenant à nouveau à partie les téléspectateurs, il développe « Expliquez-moi, expliquez-nous (...) vous disiez en 74 (...) au moment des promesses, des promesses électorales, je reprendrai toutes les mesures nécessaire pour garantir votre emploi (...)». Valéry Giscard d'Estaing répond fermement, et renvoie François Mitterrand à son rôle d'opposant face à un homme au pouvoir et les mots restent célèbres : « c'est un terrible avantage de n'avoir rien fait, mais il ne faut pas en abuser. En effet vous gérez le ministère de la parole, ceci depuis 1965 (...) moi j'ai géré la France.» Il défend son action et décrit une situation économique qui s'améliore. Enfin, il renvoie son contradicteur à ses citations et rappelle lui aussi le passé en agitant l'épouvantail communiste censé effrayé des électeurs modérés. Ne reprenant pas à son compte les questions des journalistes, François Mitterrand, pour désarçonner l'argumentation, use à son tour d'une formule qui marque le débat dans les commentaires qui en seront faits : « Vous ne voulez pas parler du passé. C'est quand même ennuyeux que dans l'intervalle vous soyez devenu, vous, l'homme du passif ».
Léa Pawelski

Transcription

François Mitterrand
Je tiens simplement à dire, Monsieur Giscard d’Estaing, que vous vous êtes toujours trompé, on ne peut plus vous croire ! J’ai encore des questions à vous poser et je voudrais, comme je l'ai fait tout à l’heure, expliquez-moi, expliquez-nous ; je veux dire, expliquez aux Françaises et aux Français qui nous écoutent. Lorsque vous disiez en 74, "Je prendrai, c’est-à-dire, au moment des promesses, des promesses électorales ; je prendrai toutes les mesures nécessaires pour garantir votre emploi, à vous salariés, à vous travailleurs, à vous ouvriers, et aussi pour garantir votre revenu à vous épargnants, à vous agriculteurs". Lorsque vous disiez toujours, pendant votre septennat en 78, "c’est grâce à cet effort, le vôtre, que la France n’est pas comme d’autres pays, sur la voie d’un accroissement du chômage, mais qu’au contraire, elle a pu entamer une réduction significative du nombre des demandeurs d’emploi", c’était le 26 janvier 1978 à Auxerre. Lorsque vous disiez dans le même discours, "l’emploi, en particulier celui des jeunes, ne cesse de s’améliorer". On nous prédisait un million et demi de chômeurs, ils seront bientôt moins de un million, on en compte aujourd’hui 1 700 000. Lorsque vous disiez "un certain nombre de signes qui ne trompent pas montrent que le creux de la vague est derrière nous", le 4 décembre 1975, vous vous êtes toujours trompé ! Et comment imaginer que vous pourriez faire demain, si vous étiez réélu, ce que vous n’avez pas su faire au cours d’un premier septennat ? Sept ans, c’est long, ça permet de faire beaucoup de choses ! Et d’ailleurs, Monsieur Chirac, et c’est la fin de mes citations, toujours, expliquez-moi, comment vous pourriez faire une majorité dans ces conditions avec le RPR ? Monsieur Chirac déclarait le 2 février 1979 "nos performances économiques, dont vous paraissiez tout à l’heure si satisfait, nos performances économiques sur tous les points sont très médiocres, sur ce point, je ne me dissocie pas de Monsieur Mitterrand qui fait la même analyse et le même diagnostic". Alors, je termine sur ce sujet en disant que j’ai là un texte qui était publié par la Fédération Patronale Française de la Métallurgie dans son mensuel, Social International, et qui dit qu’au championnat du monde de l’économie, parmi les quinze principaux pays industriels, la France se situe en treizième rang, cela n’est pas la preuve d’une très grande réussite. Maintenant, une question m’est posée sur le collectivisme.
Valéry Giscard d'Estaing
Non, non, maintenant, je vais répondre d’une phrase.
Jean Boissonat
Oui, oui.
Michèle Cotta
On vous posera la question, Monsieur Mitterrand.
Valéry Giscard d'Estaing
Répondre après cette charge, n’est-ce pas ?
François Mitterrand
Je le comprends très bien.
Valéry Giscard d'Estaing
Vous me faites penser aux mots de Rivarol, c’est un terrible avantage de n’avoir rien fait, mais il ne faut pas en abuser. En effet, vous gérez le ministère de la parole, ceci depuis 1965 ou depuis 1974, moi, j’ai géré la France. Vous faites d’abondantes citations de Jacques Chirac, pourquoi ne citez-vous pas une seule fois le nom de Monsieur Marchais depuis le début de cette émission, ce serait plus intéressant, il apporterait des éléments plus proches de votre analyse. Et concernant les performances économiques, j’ai eu l’occasion de répondre. Un, un président de la République, il doit entraîner son pays, il ne doit pas le décourager. Il est donc naturel qu’à tout moment, il cherche à lui proposer des objectifs de redressement ou d’amélioration. S’il fallait entrer dans le détail, nous ne le ferons pas. Je vous rappellerais que ce je disais en 1978 était exact. Il y a eu deux chocs pétroliers, Monsieur Mitterrand, ils n’expliquent pas tout mais ils ont ébranlé notre économie. Le premier a eu lieu en 73-74, et nous commencions à en sortir dans les années 77-78, Monsieur Boissonat, je vous prends à témoin. Nous avions à l’époque une diminution, en effet légère, du chômage ; la hausse des prix était tombée au-dessous de 10%, nous avions une croissance supérieure à 3% par an, nous étions en train d’en sortir. Vous savez sans doute qu’il y a eu un second choc pétrolier à la suite des événements d’Iran et ceci à partir de la mi-79, et qui a relancé à nouveau toutes les difficultés économiques et le chômage. Et je me suis efforcé, face au premier et face au second, de redresser la situation de la France. Nous avions obtenu un premier redressement dans les années 77-78, il est incontestable, nous sommes actuellement, à l’heure actuelle, en train de nous dégager lentement du second choc pétrolier. J’avais des résultats, aujourd’hui d’ailleurs, la balance des paiements de la France pour le premier trimestre de 81, il y a un net progrès par rapport à 1980. Donc, ne recherchons pas les citations du passé dans lesquelles vous vous complaisez, je n’aurais pas la cruauté de vous relire ce que vous disiez quand vous appeliez à la réalisation du programme commun avant 1978, ou lorsque vous vous opposiez à la Constitution de 1958 dont vous cherchez à être maintenant le président de la République ! Donc, ceci, c’est le passé, on doit éclairer les Français sur ce que nous allons faire, nos choix pour l’avenir. J’ai proposé un problème, un programme pour l’emploi, critiquez-le, mais ne jouons pas à ce petit jeu des citations.
Jean Boissonat
Peut-être qu’avant d’en venir à l’emploi, nous pouvons demander à Monsieur Mitterrand de répondre à la critique de ceux qui lui reprochent d’être prisonnier soit encore du programme commun ou tout au moins de sa philosophie qu’ils croient retrouver dans le projet socialiste ; et je prends un seul exemple, celui des nationalisations, parce que c’est celui qui est le plus public. Est-ce que vous avez toujours le programme de nationalisations ? Est-ce que vous pensez que ça résoudra le problème des entreprises que vous entendez nationaliser et comment seraient indemnisés les propriétaires actuels de ces entreprises ?
François Mitterrand
Vous ne voulez pas parler du passé, je le comprends bien, naturellement. Et vous avez tendance un peu à reprendre le refrain d’il y a sept ans, l’homme du passé. C’est quand même ennuyeux que dans l’intervalle, vous soyez devenu, vous, l’homme du passif. Cela gêne un peu votre démonstration d’aujourd’hui. Vous m’avez reproché d’avoir exercé une sorte de ministère de la parole, mais moi, j'étais dans l’opposition, j’ai rempli mon rôle démocratiquement dans l’opposition, qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’autre ? Et l’opposition, ce n’est pas rien dans une République ! J’ajoute que j’ai utilisé ce temps pour faire, avec d’autres, un grand parti qui est devenu un parti menaçant pour la majorité presque ancienne que vous représentez aujourd’hui. Donc, je n’ai pas perdu mon temps, et si je pouvais faire pour la France demain, à la mesure de la France, bien entendu, ce que j’ai pu faire pour le socialisme en France, ma foi, ce ne serait pas perdu.