Souvenirs de femmes de marins

22 octobre 1993
15m 36s
Réf. 00866

Notice

Résumé :

Témoignages de Camille, Lisette et Joséphine, 3 femmes de marins dans une maison pour personnes âgées de Treboul, âgées de 87 à 91 ans : leurs vies pénibles, la misère, l'entraide, leurs deuils. Leur défiance vis à vis de la mer : elles ne savent pas nager, une d'entre elles ne la regarde jamais car elle lui a pris son père et son fils unique. Mais elles étaient maîtresses chez elles : la paye était donnée aux femmes. Elles ne dormaient pas les jours de mauvais temps. Les enfants ne voyaient pas leur père...

Type de média :
Date de diffusion :
22 octobre 1993
Personnalité(s) :

Éclairage

Des vieilles femmes de marins qui haïssent la mer ! Voilà une réalité qui surprend Daniel Mermet lorsqu'il interroge Lisa, Joséphine et Camille, respectivement âgées de 87, 88 et 91 ans. L'une d'entre elles affirme qu'aujourd'hui, lorsqu'il y a la tempête, elle ne dort pas car elle pense à ceux qui sont en mer.

La mémoire de ces femmes est encore vive, et avec elles c'est près d'un siècle d'histoire que l'on découvre à travers leurs témoignages. Elles y racontent la dureté de la vie, la misère, les écorchures de leur époux dont on ne parlait pas... Mais également l'attrait de la mer chez leurs fils, malgré les dangers que représente cette profession.

Raphaël Chotard – CERHIO – UHB Rennes 2

Bibliographie

BASLE, Hervé, Entre terre et mer, mini-série, 1997, 6X 90 minutes.

Raphaël Chotard

Transcription

Intervenante 1
C’était terrible quand ils partaient forcément. Ils partaient comme ça, ils partaient souvent dans la nuit.
Zoé Varier
Et vous, qu’est-ce que vous vous disiez ?
Intervenante 2
On disait au revoir et bonne pêche !
Intervenante 1
Que Dieu te garde !
Intervenante 3
Surtout dans les tempêtes, surtout dans les tempêtes. Et on demandait la grâce qu’ils reviennent.
Daniel Mermet
Lisette, Joséphine et Camille, respectivement 87 ans, 88 ans et 91 ans. C’est à Tréboul, c’est à côté de Douarnenez, dans une résidence pour personnes âgées qu’on est allés avec Zoé Varier rencontrer ces trois gracieuses dans cette, dans cette maison au bord de la mer. Mémoires de la mer, on continue aujourd’hui et elles vont raconter. Hier, c’était les hommes qui se, un homme, qui se souvient de son métier merveilleux, excitant, superbe, difficile, et cette fois-ci voilà. Trois dames plus âgées que notre ami d’hier, qu’Yves hier, un peu plus âgées, et qui racontent. C’est nos, ce que je disais à l’instant, c’est nos Grands Louvres et nos grands livres.
(Bruit)
Intervenante 1
La misère, oui c’est de la misère. Parce que vous savez, quand on, on n’a pas toujours rien, la vie est pénible,
Intervenante 3
Il y a 15 jours en mer, la femme est seule avec ses enfants l’année, c’est pas gai. C’est pas gai la vie de marin. Heureusement il y a plus, il y a moins.
Intervenante 2
J’ai perdu mon père en mer, j’ai perdu des cousins en mer et je n’avais qu’un fils et je l’ai perdu en mer.
Zoé Varier
Une vie de deuil alors ?
Intervenante 2
Voilà, alors qu’est-ce que je vous dirais des chagrins toute la vie. J’ai perdu mon fils à 25 ans. Il avait 25 ans. Il était sur un bateau qui s’appelait le Jules Verne, et ils ont, ils ont été perdus à la pêche de thons avec le mauvais temps. Un mois de décembre, 53.
Intervenante 3
Septembre
Intervenante 2
Septembre 53. Et mon père, et bien, il y avait 3 mois que j’étais mariée quand je l’ai perdu.
Zoé Varier
Quand vous étiez petite fille, vous vous rappelez quand votre père revenait ?
Intervenante 2
Oui, mon père était très gentil. Il me, moi j’étais la plus jeune de 4 enfants qu’il y avait et j’aimais bien mon père. J’aimais davantage mon père que ma mère.
Zoé Varier
Mais c’était la fête ?
Intervenante 2
Ah oui, la fête, il y avait pas trop d’argent pour faire la fête quand il venait à terre. S’il n’avait pas pêché, avec le mauvais temps, il n’y avait rien. C’était la misère mais on était heureux. Et bien, on était ensemble et on était heureux. Ça n’a pas été gai, il y avait pas de moteur alors dans les bateaux, c’était à la voile.
Intervenante 1
Tout, tout gain dépendait de la pêche, s’il y avait quelque chose, et bien, autrement on n’avait pas de gain.
Intervenante 2
Si le marin ne gagnait pas, la femme ne gagnait pas non plus. Il n’y avait pas de poisson, la femme était à la maison. Ici, il y avait pas de travail dans les usines alors l’argent, il n’y avait pas d’argent dans les maisons, non. A Douarnenez, il y a eu beaucoup de misère dans le temps, beaucoup.
(Bruit)
Zoé Varier
Mais quand votre fils par exemple a décidé d’être marin, vous ne lui avez pas dit non ?
Intervenante 2
J’ai jamais voulu qu’il soit marin, je voulais le retirer de là. Et il n’y avait rien à faire, il était avec des camarades qui étaient marins, que les parents étaient des patrons, les pères étaient des patrons et eux sont devenus patrons à leur tour. Ils l’attiraient : Jean, viens avec nous en mer, Jean viens avec nous. Et mon fils aimait ses camarades et il aimait la maison aussi, il aimait Douarnenez.
Zoé Varier
Et vous, vous à cause de toute cette histoire, vous aimez la mer ou vous la regardez même pas ?
Intervenante 2
Non, je ne pouvais pas la voir dans ces temps-là. Je ne pouvais pas, j’ai été des années, je ne pouvais pas la voir, non. J’avais la colère après elle.
Intervenante 1
Moi je n’avais, je n’ai qu’un fils aussi, un fils et une fille. Mais mon fils, j’ai réussi à faire, j’ai pas voulu qu’il aille en mer non plus. Il était tout petit, je disais : T’iras pas en mer, t’iras pas en mer. Il ira pas en mer, qu’est-ce qu’il va faire, me disait le père. N’importe quoi, il n’ira pas en mer, il a fait l’instituteur. C’est plus simple, la vie est meilleure.
Intervenante 2
Nous étions les maîtresses chez nous.
Intervenante 1
Tout dépendait de la femme, la femme était le maître.
Intervenante 2
La femme était la maîtresse chez elle.
Intervenante 1
Oui, la femme tenait les cordons de la bourse, que les hommes souvent ne s’inquiétaient pas de ça. Ils savaient bien que c’était, c’était bien quoi !
Zoé Varier
Et d’ailleurs, quand on ramenait la paie, comment ça se passait, quand les hommes revenaient, vos maris revenaient avec leur paie ?
Intervenante 1
Et ben, ils la posaient sur la table, ils nous donnaient l’escompte de leur paie. Et on les ramassait quoi !
Intervenante 2
On a fait ce qu’on, comme on pouvait mais sans jamais tendre la main.
Intervenante 1
On avait sa dignité, on pouvait pas se plaindre, alors celui qui n’avait pas, il fermait la porte, un point c’est tout. Puis il faisait avec ce qu’il avait.
Zoé Varier
On ne montrait pas !
Intervenante 1
On ne montrait pas, jamais, jamais, on crânait au contraire. Voilà, c’était encore une fierté.
Intervenante 2
Normalement on passait dans les rues, on… Et personne ne savait dans quelle situation que vous étiez, non.
Intervenante 1
Mais seulement, il y avait des personnes aussi dans les maisons, dans les immeubles où il y avait beaucoup de personnes à l’époque. Il y avait beaucoup de chambres et tout ça, c’était, les gens vivraient, vivaient à 4 et 5 dans une seule chambre. Alors, si elle avait pu faire un pot-au-feu ou quelque chose, elle aurait dit : Ben, moi je fais du pot-au-feu aujourd’hui, on va vous donner. Venez, on va vous tremper la soupe.
Intervenante 3
Ils allaient en mer mais ils ne savaient pas de quoi leur, les autres étaient payés. Peut-être ils ont eu peu, c’était rare qu’ils avaient beaucoup mais toujours, c’était plutôt peu que beaucoup. Alors on priait. Les marins sont pas payés de leur travail, ça n’a jamais été. C’est pourquoi il y a moins aujourd’hui.
(Bruit)
Intervenante 1
On avait peur quand il y avait du vent, c’était terrible.
Intervenante 3
On dormait pas !
Zoé Varier
Vous avez passé une vie sans dormir ?
Intervenante 3
Sans dormir, quand ils étaient pas là et qu’il y avait du mauvais temps, on dormait pas.
Intervenante 1
Et ce qu’il y a de plus marrant maintenant, c’est que même quand il y a de la tempête, moi je dors pas hein !
Intervenante 3
C’est ancré, c’est en nous. Même maintenant, ils sont tous morts, les malheureux, et bien quand même, on a ça !
Intervenante 1
On sait qu’il y a toujours quelqu’un sur l’eau hein, il y a toujours du monde sur l’eau. Il y a toujours des hommes en mer.
Intervenante 3
Même maintenant, le sacré coup de vent qu’il y a eu là, des jours entiers, nuit et jour les peurs. Les familles qui ont peut-être…
Intervenante 2
On pense toujours à ceux qui sont en dehors de la maison quand il y a la tempête, c’est comme ça. C’est malgré nous, on dort pas dans le lit d’attendre. Et pourtant, je n’ai, je n’ai plus personne, et ben j’ai peur toujours pour les autres.
Intervenante 3
L’été, c’est joli quand tous les touristes sont là sur les plages archi-combles. Mais nous, nous avons peur et…
Intervenante 1
Ça va être du jour, du moment, d’un moment à un autre hein !
Intervenante 2
Elle est belle, et voilà tout d’un coup, elle se réveille, elle est méchante.
Zoé Varier
Vous, vous n’alliez pas sur le quai, jamais ?
Intervenante 2
Non, non je n’allais pas, je restais chez moi, je, j’attendais qu’on vienne à la maison.
Zoé Varier
Alors, quand votre mari arrivait à la maison, comment vous, vous aviez préparé à manger ?
Intervenante 1
Oui, tout était prêt !
Intervenante 3
On l’embrassait, là !
Intervenante 1
Oui, et j’ai même dit l’autre jour, j’ai même dit l’autre jour à table, quand on était lui et moi. En tous les cas, j’ai quelque chose de plus que vous, je leur disais, parce que vous ne savez pas ce que c’est qu’un baiser salé.
Zoé Varier
Il était bon ce baiser-là ?
Intervenante 1
Ah, je pense bien, surtout quand c’est au milieu de la nuit, vous savez, quand c’est au milieu d’une grosse tempête, c’était, c’est quelque chose.
Intervenante 3
Il durait après plus longtemps que les autres, que les autres baisers.
Intervenante 1
Quand il est au milieu de la nuit, la bise, c’était alors le baiser salé mais euh, à table, autrement c’était comme d’habitude quoi !
Zoé Varier
Et ils vous racontaient des choses, ils parlaient ? Vos maris vous parlaient ou ils restaient dans leurs pensées comme ça ?
Intervenante 1
Ils restaient dans leurs pensées plutôt, ils ne parlaient pas. Ils ne parlaient pas beaucoup, beaucoup de la mer hein. Mais de l’essentiel, les misères qu’ils avaient eu, tout ça quand ils allaient à la pêche au palangre par exemple. On savait qu’ils avaient toutes les mains écorchées à force de tirer sur les palangres et ça, ils n’en parlaient pas. C’est si loin tout ça.
Intervenante 3
C’est toujours dur, toujours dur, les enfants ne voyaient pas leur père beaucoup hein ! Ils étaient toujours en mer et quand ils rentrent, et ben, ils allaient au lit aussi, ils sont fatigués.
Intervenante 2
Allez jouer dehors, on disait aux enfants.
Zoé Varier
Mais c’était des hommes attentifs ?
Intervenante 1
Très, ah, je pense bien qu’ils faisaient attention à nous.
Intervenante 2
Ils aimaient leur famille hein, ils aimaient leur famille.
Intervenante 1
Oui, oui.
Zoé Varier
On vous rapportait des cadeaux ?
Intervenante 1
Oh, en mer non alors, quel cadeau ? Manger, en mer il n’y a pas de cadeau.
Intervenante 3
Quand ils rentrent, c’était le baiser salé comme cadeau.
Mes sœurs, n´aimez pas les marins À peine ils sont venus qu´ils partent Mes sœurs, n´aimez pas les marins Il faut vivre dans le chagrin Et les suivre sur une carte Mes sœurs, n´aimez pas les marins Mes sœurs, n´aimez pas les marins Nous n´avons pas vu ce qu´ils virent Mes sœurs, n´aimez pas les marins Je les aimais et je les crains Car ils n´aiment que leur navire Mes sœurs, n´aimez pas les marins Mes sœurs, n´aimez pas les marins La solitude est leur royaume Mes sœurs, n´aimez pas les marins Où les suivre et sur quel terrain? On n´aime en eux que des fantômes Mes sœurs, n´aimez pas les marins
(Bruit)
Intervenante 3
Je ne sais pas comment elle les attire mais ça a toujours été dit comme ça. Que la mer attire, oui elle attire. Il y a quelque chose dans la mer. Son flux et son reflux peut-être que, je sais pas. Enfin c’est une, une drôle de chose ça.
(Silence)
Intervenante 3
Elle est jolie la mer mais elle est traîtresse.
Intervenante 2
La mer est traître ! Moi, j’ai jamais été dans un bateau, je voulais pas, j’ai jamais été sur la mer, je voulais pas. J’ai jamais aimé la mer.
Intervenante 3
Quand je voyais la mer et quand je regardais le fond, oh là là !
Zoé Varier
Est-ce que vous vous êtes baignées dans la mer ? Est-ce que vous aimiez vous baigner ?
Intervenante 3
Baigner, c’est-à-dire tremper hein ?
Intervenante 1
Tremper !
Intervenante 3
J’ai jamais eu un costume de bain sur mon derrière.
Intervenante 2
On mettait un, alors on disait pas une blouse, on disait un sarreau. On appelait ça un sarreau, et on le tirait, et on le mettait sur nous et on allait dans la mer faire trempette dans l’eau. Mais pour nager, je ne savais pas nager. Si, si !
Zoé Varier
Et vos maris ?
Intervenante 2
Eux, ils savaient !
Intervenante 1
Non, je vous dis que le mien ne savait pas nager. C’est quand il est parti au service militaire qu’il a appris à nager.
Zoé Varier
C’est-à-dire que quand il était mousse à 12 ans, quand il est monté sur les bateaux vers 12, 13 ans, quand il était mousse, il ne savait pas nager ?
Intervenante 1
Non, il ne savait pas nager.
Intervenante 3
Moi, mon fils savait nager comme un poisson.
Zoé Varier
Et votre mari ?
Intervenante 3
Non, non plus et pourtant, il était de Plomarc’h.
(Bruit)
Daniel Mermet
Les femmes de marins ne savent pas nager, jamais ces femmes n’ont mis, ni porté de maillot de bain, jamais elles se sont baignées dans la mer. Il y a celles qui regardent, qui ne regardent plus jamais la mer, qui sont fâchées vraiment avec la mer, une haine contre la mer. C’est très marrant de penser en écoutant ça, à l’été dernier, à l’été prochain, on se baladera en Bretagne avec nos pulls marins, nos vareuses d’imitation fabriquées à Taïwan, nos cirés jaunes et nos casquettes de marin. Quel malentendu, c’est formidable ! C’est formidable de penser qu’on a pratiquement tous assisté à ce, cette rencontre et c’est cette rencontre absolue qui n’a pas eu lieu, entre deux mondes : celui des pêcheurs, celui des marins, celui des gens de la mer, des bretons de la mer et puis celui des estivants qui essaient de copier en essayant, on se déguise en marin. Je ne sais pas quel trophée, je sais pas quelle nostalgie nous fait agir ainsi. Et puis, il y a ce moment évidement où les, où les marins pêcheurs qui ont quand même drôlement dégusté. Les gars, c’était pas, mais vraiment les pauvres pêcheurs quoi, ils ont essayé de vivre comme, selon des modes de vie proposés, imposés dans les villes, et puis aujourd’hui, c’est à nouveau la galère sur les côtes. Galères d’hier, galères d’aujourd’hui, racontées par ces trois dames, trois vielles dames, Lisette, Joséphine et…