La reconstruction d'Amiens : la tour et la gare Perret

22 mai 1950
07m 31s
Réf. 00442

Notice

Résumé :

C'est dès 1940 après les bombardements qu'Auguste Perret a ébauché les premiers projets de reconstruction de la gare d'Amiens. Les travaux ne débutent qu'en 1945 avec le projet ministériel d'aménagement du quartier gare. Les fondations de la tour ne débutent qu'en juillet 1949. Marion Tournon-Branly, élève de Perret, évoque le travail de conception de l'architecte à partir des volumes. Elle est achevée en 1952, mais Perret ne verra pas les travaux de la gare qui dureront de 1955 à 1958. Pour Etienne Tricaud, architecte de la SNCF, la gare de Perret est un premier pôle d'échange multimodal en faisant en sorte que le hall d'accueil soit au dessus du niveau des trains pour avoir une passerelle qui déverse l'ensemble des quais mais aussi la gare des bus.

Type de média :
Date de diffusion :
02 janvier 1996
Date d'événement :
22 mai 1950
Source :
(Collection: Mémoires )
Lieux :

Éclairage

En mai 1940, après neuf mois de "drôle de guerre", les Samariens ont été brutalement confrontés à la violence de guerre et sont devenus les cibles de l'aviation ennemie. Dès le 10 mai, Abbeville et Doullens sont atteints par les bombes, de même que la fabrique d'avions Potez à Méaulte, près d'Albert. Péronne est bombardé le 17 mai. Le 18 mai, à 15 heures, Amiens subit son premier bombardement, qui vise des points de communication stratégiques, en particulier la gare Saint-Roch. . C'est dans la journée du 19 mai et surtout dans la nuit du 19 au 20 mai que nombre d'Amiénois décident de quitter leur refuge provisoire et de partir. "Les avions ennemis reviennent nombreux, on en compte une soixantaine. Des bombes tombent un peu partout, et c'est précisément l'instant où un grand nombre de personnes, renonçant à rester dans Amiens, quittent leur refuge et s'en vont" . Le préfet Pelletier peut, après l'armistice, estimer que le département de la Somme "qui compte près de 25 000 immeubles totalement détruits est le plus sinistré de France" . Si des faubourgs ont été épargnés, le centre ville d'Amiens est, hormis la cathédrale, largement détruit, en particulier la zone proche de l'Hôtel de Ville et du Beffroi.

Comme dans d'autres villes françaises, la reconstruction d'Amiens est pensée sous l'Occupation. Le plan est confié après concours à Pierre Dufau (1908-1985). La première esquisse date d'octobre 1940. Les dernières modifications sont apportées au plan en 1947 et en 1949.

La reconstruction de la place Alphonse-Fiquet, dans le quartier de la gare, est confiée à Auguste Perret (1874-1954), figure centrale de l'architecture française des années 1900-1950, spécialiste du béton, auteur en particulier de l'église du Raincy et du musée des Travaux publics, au palais d'Iéna, actuel siège du conseil économique et social, dont on voit l'escalier dans le reportage. A partir de 1942, celui-ci fait partie du Comité national de la Reconstruction qui avait été constitué à la fin de 1940. Le plan Dufau et le projet de Perret prévoient de faire de la nouvelle place Alphonse-Fiquet, bordée d'une double gare routière et ferroviaire, et de bâtiments de trois étages, une entrée monumentale pour la ville. La place doit être carrée, de 112 mètres de côté, avec des rangées d'immeubles aux proportions calculées sur celles de l'ancien tissu urbain d'Amiens.

Les polémiques se focalisent sur la tour de logements de 24 étages que l'architecte veut ériger à l'entrée de la rue de Noyon, qui se veut un"beffroi-campanile". Il semble que Perret destinait la tour uniquement à des activités commerciales et à des bureaux.

Après la Libération, aucune décision n'est encore prise sur la construction de la tour, mais Auguste Perret et ses partisans, même s'ils sont obligés de s'incliner devant la SNCF qui exigea un bâtiment plus exigu que celui prévu par l'architecte et sont déçus de l'abandon de la gare routière jugée trop coûteuse, obtiennent en 1949 que la tour, classée "immeuble expérimental" soit en partie financée par le Ministère de la reconstruction et de l'urbanisme. On étudie des systèmes particuliers de construction et de chantiers et l'on demande des dérogations au règlement sanitaire. Le 6 février 1949, le Courrier picard révèle la probabilité de la construction de la Tour Perret, qui "donnera à [la] ville une note d'américanisme qui fera certainement sensation".

Le lancement du chantier se fait en présence du ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit, venu saluer à Amiens la naissance "du plus haut gratte-ciel d'Europe" (30 étages, 104 mètres) (1). La première pierre est posée le 22 mai 1950, après les travaux de fondations.

Le bâtiment est intégralement construit en béton armé. Assise sur des fondations plongeant à plus de 19 mètres sous terre, qui ont contribué au coût élevé de la construction, l'ossature est complétée par un quadruple remplissage, qui assure l'isolation contre les vents froids du nord-est.

La construction de la tour est achevée en mars 1952. Une cérémonie, avec une messe, est organisée et la presse salue l'exploit architectural : "Sans vouloir faire de comparaison, reconnaissons que la fameuse Tour Eiffel, si décriée à ses origines, en raison de la prodigieuse hardiesse de sa conception et de son esthétique, est admise aujourd'hui comme un pôle d'attraction du monde entier. La Tour Perret ne vise sans doute ni si haut, ni si loin. Mais la France entière s'est penchée sur son berceau et nous savons que le monde a surveillé attentivement sa croissance" écrit Le Courrier picard le 31 juillet 1952 (2).

Mais la tour Perret n'emporte pas l'adhésion des sinistrés, alors que, contrairement au souhait initial de Perret, il avait été finalement décidé d'y prévoir des logements. Cet immeuble de grande hauteur est difficilement accepté par les Amiénois, comme le montre cette remarque du Courrier picard du 15 août 1949 : "Oser construire au cœur de cette vaste agglomération de maisonnettes un gratte-ciel... Voilà qui dépasse l'entendement, dans une ville où l'habitation individuelle est reine, surtout si elle s'agrémente d'un jardin potager. Les 50 habitants de la Tour Perret n'auront pas la séduisante possibilité de faire pousser sur place carottes, poireaux ou navets". On aboutit à une situation paradoxale d'une tour presque vide, alors que de nombreux baraquements subsistent à ses pieds. Le prix de revient du mètre carré avait été supérieur de 15 à 20 % à celui des constructions traditionnelles et la cherté des loyers avait autant découragé les amateurs que ses formes modernistes. Le Courrier picard du 23 octobre 1953 en déduit qu'il aurait "été sans doute dix fois plus profitable d'utiliser la même somme pour la construction de maisons".

Après la mort d'Auguste Perret en 1954, le bâtiment est proposé sans succès par l'État au conseil général de la Somme pour qu'y soient installées les archives départementales. D'autres projets de cession n'aboutissent pas, et certains n'excluent plus la démolition de la tour. Après plusieurs années, un architecte de Mulhouse, agissant pour le compte d'une société immobilière, la FIS (Financement Immobilier Spoerry), devient en avril 1959 propriétaire, avec pour objectif de "tenter de lever la lourde hypothèque que la Tour Perret fait peser sur tous les projets de construction d'immeubles-tours en France". Après les travaux d'aménagement intérieur, la Tour Perret est finalement inaugurée le 24 juillet 1960. Les premiers occupants s'y installent en 1962 (3). Des visites touristiques sont organisées jusqu'en 1974.

La tour est inscrite aux Monuments historiques en 1975. Au début du XXIe siècle, elle est nettoyée, surélevée de six mètres et dotée d'un "sablier de lumière" conçu par Thierry van de Wingaert en 2005, l'année même où le centre du Havre, dû également à Auguste Perret, est classé au titre du Patrimoine mondial de l'Unesco.

(1) Danièle Voldman, "Les reconstructions d'Amiens après les deux guerres mondiales" dans Anne Duménil et Philippe Nivet (sous la direction de), Les reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, 2003, p. 195.

(2) Cité par Gérald Maes, La Tour Perret, maîtrise d'histoire contemporaine sous la direction de Jean-Paul Cointet, UPJV, 1995, p. 81.

(3) Histoire d'une ville, Amiens, Amiens, CRDP, 2013, p. 137-138.

Philippe Nivet

Transcription

Patrice Thedy Colleuille
A Amiens, dès les bombardements de mai 1940, Auguste Perret avait ébauché un projet de reconstruction pour la gare avec sa trame fameuse, des points porteurs espacés de 6,40 mètres. En fait, ces travaux ne débutent qu’après 1945 avec le projet ministériel d’aménagement du quartier gare, la construction de la tour débutant en juillet 1949 pour les travaux de fondation.
(Musique)
Marion Tournon-Branly
Moi, j’ai vu, quand j’ai travaillé chez Perret, je l’ai vu… j’ai vu sa souffrance de ne pas arriver tout à fait à trouver la forme. Il jouait sans arrêt avec octogones, carrés. Il faisait pivoter toutes les parties de sa tour. Ce qui montre bien que c’est un tout. C’est un tout qui joue sur lui-même.
(Musique)
Patrice Thedy Colleuille
La tour est achevée en 1952. Perret meurt en 1954, ne verra pas les premiers travaux de la gare qui débuteront en 1955 pour se terminer en janvier 1958.
Etienne Tricaud
La gare de Perret, c’est déjà un premier, j’allais dire, pôle d’échange multimodal pour employer une expression contemporaine, avec le niveau de la place avec lequel il joue assez habilement en remontant, en fait, le niveau de la place pour le mettre à l’horizontal et faire en sorte que le hall d’accueil des voyageurs soit au-dessus du niveau des trains pour avoir une passerelle qui desserve sans traverser les voies l’ensemble des quais. Et donc c’est une gare où… C’est une grande composition, en fait, qui s’ordonnance avec le bâtiment qui accueille les voyageurs et devant une place où se déposent les voitures particulières, les taxis, les bus, le tramway, mais aussi qui donne accès à une gare routière sur l’aile gauche de la gare, quand on regarde la façade. Et on a donc là une convergence de l’ensemble des transports de la ville de l’époque. Et un lieu dont on voit qu’il a bien tenu le choc et bien accueilli l’ensemble des transports qui sont arrivés depuis.
(Bruit)
Patrice Thedy Colleuille
Alors cette tour Perret, c’est un chef d’oeuvre ou c’est une hérésie dans la ville ?
Marion Tournon-Branly
Ça ne peut pas être une hérésie de toute façon parce que je pense que toute ville qui a ses clochers, qu’ils soient profanes ou sacrés, c’est une beauté.
(Bruit)
Patrice Thedy Colleuille
Les Amiénois disent souvent, c’est un peu sous forme de boutade et critiquent : « La tour, elle est belle lorsqu’on la voit de loin ». Alors c’est vrai ? C’est faux ? Faut-il la voir de près ou faut-il la voir de loin ?
Marion Tournon-Branly
Il est certain que de loin, elle est extrêmement bien dans la silhouette du paysage. Quand on arrive je ne sais plus par quelle porte et qu’à l’arrivée, on arrive sur un plateau et on descend dans la ville, là, elle est épatante. Il ne faut pas la grossir. C’est évident. C’est évident.
Sylvie Barot
Ils ont eu du mal, au départ, à se faire à cette architecture qui était moderne et qui heurtait leur sensibilité par rapport à la ville détruite ancienne.
Patrice Thedy Colleuille
Alors l’une des critiques qu’on a fait à Perret, on le retrouve, du reste, au Havre comme à Amiens, c’est une espèce d’architecture stalinienne qui parfois, du reste, en regardant les documents ici, dont vous disposez, faire appel une petit peu, c'est vrai, à des villes comme Leningrad, non ?
Sylvie Barot
Il est injuste de parler d’architecture stalinienne dans tous les sens du terme, d’ailleurs. Je pense que c’est plutôt, en fait, le travail de Perret sur le Havre qui a influencé les architectes d’un certain nombre de pays de l’Est. Il y a eu de nombreuses délégations d’architectes, d’ingénieurs soviétiques, bulgares, roumains qui sont venus examiner les chantiers de la reconstruction du Havre.
Patrice Thedy Colleuille
Pourquoi les pays de l’Est, justement ? C’est dû à quoi ?
Sylvie Barot
Entre autres choses, parce qu’au Havre, on a expérimenté des techniques modernes de préfabrication du bâti. Il y a d’ailleurs un procédé de préfabrication qui porte le nom d’un ingénieur havrais, c’est le procédé Camus. Et ce procédé a beaucoup séduit les pays de l’Est parce qu’il permettait, quand il a été bien rodé, de construire vite et bien.
Patrice Thedy Colleuille
Quand les détracteurs de Perret disent : « Perret, c’est de l’Allemagne de l’Est, Perret, c’est triste », qu’est-ce que vous répondez ?
Etienne Tricaud
Je crois que c’est un peu le revers du classicisme. Perret, c’est très sobre, c’est très sage, c’est très classique. Perret seul s’en dégage sans doute une certaine froideur. Je trouve amusant cette remarque parce que né dans l’architecture des gares contemporaines que l’on fait, on nous dit parfois : «Mais c’est bien, c’est grand, c’est vaste, c’est simple mais c’est un peu froid comme gare ». Donc je pense que cette froideur, c’est aussi quelque chose… c’est aussi une certaine qualité de Perret, le fait qu’elle soit, là aussi, qu’elle soit très calme et surtout qu’elle soit généreuse au sens que c’est une architecture qui peut recevoir énormément de choses. On peut rajouter beaucoup de choses dans des espaces construits par Perret. Ça marche toujours très bien parce qu’il y a un cadre qui vient accueillir, qui est humble, finalement, par rapport à tout ce qu’il va se passer dans la vie du bâtiment ou d’un espace public que crée Perret.
(Musique)
Patrice Thedy Colleuille
« Le vrai est dans tout ce qui a l’honneur et la peine de porter ou de protéger. Ce vrai, c’est la proposition qui le fera resplendir et la proportion, c’est l’homme même. Celui qui, sans trahir les matériaux ni les programmes modernes, aurait produit une oeuvre qui semblerait avoir toujours existé, qui, en un mot serait banal, je dis que celui-là pourrait se tenir pour satisfait. Car le but de l’art n’est pas de nous étonner ni de nous émouvoir ». Auguste Perret.
(Musique)
Patrice Thedy Colleuille
Qu’est-ce qu’il restera dans quelques années ou dans quelques siècles de Perret ?
Marion Tournon-Branly
Perret nous disait toujours : « L’architecture, c’est ce qui fait de belles ruines ». Alors je crois que c’est assez juste quand on parle de matériaux comme la pierre parce que c’est… en effet, tout s’écroule et tout prend une forme particulière. Et ça peut émouvoir beaucoup. Le béton, l’ennui du béton, c’est qu’il y a des fers dedans, alors c’est un peu déchiqueté, c’est un peu arraché. Alors je ne peux pas prévoir l’avenir. Ça me parait difficile.
(Musique)
Patrice Thedy Colleuille
Perret pensait que la construction est la langue maternelle de l’architecte et que l’architecte est un poète qui pense et parle en constructions. Partant, l’architecte s’empare de l’espace, le limite et l’enferme. Et tel le poète aussi, l’architecte a ce rare privilège divin, démiurgique de créer des lieux magiques tout entiers oeuvres de l’esprit.
(Musique)