La reconstruction d'Amiens : la tour et la gare Perret
Notice
C'est dès 1940 après les bombardements qu'Auguste Perret a ébauché les premiers projets de reconstruction de la gare d'Amiens. Les travaux ne débutent qu'en 1945 avec le projet ministériel d'aménagement du quartier gare. Les fondations de la tour ne débutent qu'en juillet 1949. Marion Tournon-Branly, élève de Perret, évoque le travail de conception de l'architecte à partir des volumes. Elle est achevée en 1952, mais Perret ne verra pas les travaux de la gare qui dureront de 1955 à 1958. Pour Etienne Tricaud, architecte de la SNCF, la gare de Perret est un premier pôle d'échange multimodal en faisant en sorte que le hall d'accueil soit au dessus du niveau des trains pour avoir une passerelle qui déverse l'ensemble des quais mais aussi la gare des bus.
Éclairage
En mai 1940, après neuf mois de "drôle de guerre", les Samariens ont été brutalement confrontés à la violence de guerre et sont devenus les cibles de l'aviation ennemie. Dès le 10 mai, Abbeville et Doullens sont atteints par les bombes, de même que la fabrique d'avions Potez à Méaulte, près d'Albert. Péronne est bombardé le 17 mai. Le 18 mai, à 15 heures, Amiens subit son premier bombardement, qui vise des points de communication stratégiques, en particulier la gare Saint-Roch. . C'est dans la journée du 19 mai et surtout dans la nuit du 19 au 20 mai que nombre d'Amiénois décident de quitter leur refuge provisoire et de partir. "Les avions ennemis reviennent nombreux, on en compte une soixantaine. Des bombes tombent un peu partout, et c'est précisément l'instant où un grand nombre de personnes, renonçant à rester dans Amiens, quittent leur refuge et s'en vont" . Le préfet Pelletier peut, après l'armistice, estimer que le département de la Somme "qui compte près de 25 000 immeubles totalement détruits est le plus sinistré de France" . Si des faubourgs ont été épargnés, le centre ville d'Amiens est, hormis la cathédrale, largement détruit, en particulier la zone proche de l'Hôtel de Ville et du Beffroi.
Comme dans d'autres villes françaises, la reconstruction d'Amiens est pensée sous l'Occupation. Le plan est confié après concours à Pierre Dufau (1908-1985). La première esquisse date d'octobre 1940. Les dernières modifications sont apportées au plan en 1947 et en 1949.
La reconstruction de la place Alphonse-Fiquet, dans le quartier de la gare, est confiée à Auguste Perret (1874-1954), figure centrale de l'architecture française des années 1900-1950, spécialiste du béton, auteur en particulier de l'église du Raincy et du musée des Travaux publics, au palais d'Iéna, actuel siège du conseil économique et social, dont on voit l'escalier dans le reportage. A partir de 1942, celui-ci fait partie du Comité national de la Reconstruction qui avait été constitué à la fin de 1940. Le plan Dufau et le projet de Perret prévoient de faire de la nouvelle place Alphonse-Fiquet, bordée d'une double gare routière et ferroviaire, et de bâtiments de trois étages, une entrée monumentale pour la ville. La place doit être carrée, de 112 mètres de côté, avec des rangées d'immeubles aux proportions calculées sur celles de l'ancien tissu urbain d'Amiens.
Les polémiques se focalisent sur la tour de logements de 24 étages que l'architecte veut ériger à l'entrée de la rue de Noyon, qui se veut un"beffroi-campanile". Il semble que Perret destinait la tour uniquement à des activités commerciales et à des bureaux.
Après la Libération, aucune décision n'est encore prise sur la construction de la tour, mais Auguste Perret et ses partisans, même s'ils sont obligés de s'incliner devant la SNCF qui exigea un bâtiment plus exigu que celui prévu par l'architecte et sont déçus de l'abandon de la gare routière jugée trop coûteuse, obtiennent en 1949 que la tour, classée "immeuble expérimental" soit en partie financée par le Ministère de la reconstruction et de l'urbanisme. On étudie des systèmes particuliers de construction et de chantiers et l'on demande des dérogations au règlement sanitaire. Le 6 février 1949, le Courrier picard révèle la probabilité de la construction de la Tour Perret, qui "donnera à [la] ville une note d'américanisme qui fera certainement sensation".
Le lancement du chantier se fait en présence du ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit, venu saluer à Amiens la naissance "du plus haut gratte-ciel d'Europe" (30 étages, 104 mètres) (1). La première pierre est posée le 22 mai 1950, après les travaux de fondations.
Le bâtiment est intégralement construit en béton armé. Assise sur des fondations plongeant à plus de 19 mètres sous terre, qui ont contribué au coût élevé de la construction, l'ossature est complétée par un quadruple remplissage, qui assure l'isolation contre les vents froids du nord-est.
La construction de la tour est achevée en mars 1952. Une cérémonie, avec une messe, est organisée et la presse salue l'exploit architectural : "Sans vouloir faire de comparaison, reconnaissons que la fameuse Tour Eiffel, si décriée à ses origines, en raison de la prodigieuse hardiesse de sa conception et de son esthétique, est admise aujourd'hui comme un pôle d'attraction du monde entier. La Tour Perret ne vise sans doute ni si haut, ni si loin. Mais la France entière s'est penchée sur son berceau et nous savons que le monde a surveillé attentivement sa croissance" écrit Le Courrier picard le 31 juillet 1952 (2).
Mais la tour Perret n'emporte pas l'adhésion des sinistrés, alors que, contrairement au souhait initial de Perret, il avait été finalement décidé d'y prévoir des logements. Cet immeuble de grande hauteur est difficilement accepté par les Amiénois, comme le montre cette remarque du Courrier picard du 15 août 1949 : "Oser construire au cœur de cette vaste agglomération de maisonnettes un gratte-ciel... Voilà qui dépasse l'entendement, dans une ville où l'habitation individuelle est reine, surtout si elle s'agrémente d'un jardin potager. Les 50 habitants de la Tour Perret n'auront pas la séduisante possibilité de faire pousser sur place carottes, poireaux ou navets". On aboutit à une situation paradoxale d'une tour presque vide, alors que de nombreux baraquements subsistent à ses pieds. Le prix de revient du mètre carré avait été supérieur de 15 à 20 % à celui des constructions traditionnelles et la cherté des loyers avait autant découragé les amateurs que ses formes modernistes. Le Courrier picard du 23 octobre 1953 en déduit qu'il aurait "été sans doute dix fois plus profitable d'utiliser la même somme pour la construction de maisons".
Après la mort d'Auguste Perret en 1954, le bâtiment est proposé sans succès par l'État au conseil général de la Somme pour qu'y soient installées les archives départementales. D'autres projets de cession n'aboutissent pas, et certains n'excluent plus la démolition de la tour. Après plusieurs années, un architecte de Mulhouse, agissant pour le compte d'une société immobilière, la FIS (Financement Immobilier Spoerry), devient en avril 1959 propriétaire, avec pour objectif de "tenter de lever la lourde hypothèque que la Tour Perret fait peser sur tous les projets de construction d'immeubles-tours en France". Après les travaux d'aménagement intérieur, la Tour Perret est finalement inaugurée le 24 juillet 1960. Les premiers occupants s'y installent en 1962 (3). Des visites touristiques sont organisées jusqu'en 1974.
La tour est inscrite aux Monuments historiques en 1975. Au début du XXIe siècle, elle est nettoyée, surélevée de six mètres et dotée d'un "sablier de lumière" conçu par Thierry van de Wingaert en 2005, l'année même où le centre du Havre, dû également à Auguste Perret, est classé au titre du Patrimoine mondial de l'Unesco.
(1) Danièle Voldman, "Les reconstructions d'Amiens après les deux guerres mondiales" dans Anne Duménil et Philippe Nivet (sous la direction de), Les reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, 2003, p. 195.
(2) Cité par Gérald Maes, La Tour Perret, maîtrise d'histoire contemporaine sous la direction de Jean-Paul Cointet, UPJV, 1995, p. 81.
(3) Histoire d'une ville, Amiens, Amiens, CRDP, 2013, p. 137-138.