L'inauguration de la Maison de la culture d'Amiens

19 mars 1966
06m 36s
Réf. 00737

Notice

Résumé :

Philippe Tiry son directeur, présente la maison de la culture d'Amiens avant son inauguration. Ouverte depuis un an, les Amiénois l'ont déjà adoptée. Dans son discours inaugural, dont est repris un long extrait, André Malraux souligne l'importance de cet événement à Amiens et en dresse les enjeux historiques. Il conclut en lançant un appel pour que les Amiénois s'emparent de cette Maison : "... si vous voulez le faire ... je vous dis que vous tentez une des plus belles choses qu'on ait tentées en France, parce qu'alors, avant dix ans, ce mot hideux de Province aura cessé d'exister en France."

Date de diffusion :
19 mars 1966
Source :
ORTF (Collection: JT 20H )
Lieux :

Éclairage

Lorsqu'il prononce son discours d'inauguration dans le grand auditorium de la Maison de la culture à Amiens, debout devant un étroit pupitre sur lequel on le voit abaisser à rythme régulier le plat de sa main tout en modulant ses phrases sur un registre prophétique, André Malraux entend quitter la politique pour "entrer dans l'ordre de l'esprit". Ce célèbre discours, souvent cité et rarement lu, vient clore un premier plan quinquennal ouvert en 1961 sous la présidence du général de Gaulle. Disons donc clairement que la culture, ce 19 Mars 1966, entre bien au contraire dans le champ politique pour ne plus en sortir.

À son ouverture, la Maison de la culture d'Amiens est le troisième établissement de son espèce à voir le jour après ceux du Havre (1961) et de Bourges (1963) sans compter la création du théâtre de l'Est parisien mais c'est aussi le premier édifice dont réalisation a été pensée par des architectes (Pierre Sonrel, Jean Duthilleul et Manuel Gogois) en fonction de son utilisation. Le lieu, plurifonctionnel, est en effet destiné au théâtre, à la musique, au cinéma, aux expositions de peinture et à la danse. Elle devait d'ailleurs abriter de 1968 à 1972 le Ballet Théâtre Contemporain (BTC) (1) créé à l'initiative du Ministère de la Culture, autour du critique d'art Jean-Albert Cartier et de la chorégraphe Françoise Adret, qui en firent un point de rencontre entre les arts plastiques la musique et la danse, et y associèrent des artistes contemporains. Le directeur d'alors était Philippe Tiry. Il sera suivi au poste de commandement par Dominique Quéhec, Jean-Marie Lhôte et aujourd'hui Gibert Fillinger.

En 1991, sous la mandature municipale du maire Gilles de Robien, des travaux de réfection et d'extension seront entrepris, arrondissant l'aspect géométrique strict du quadrilatère d'origine, recouvrant la façade d'un verre bleu et édifiant un studio d'enregistrement de très haute technologie pour la production de disques de jazz lancée par Michel Orier, Label Bleu.

S'ils étaient consultés aujourd'hui, les 7000 abonnés Amiénois et picards qu'évoque André Malraux dans son discours d'ouverture, s'accorderaient sans doute unanimement sur le succès manifeste de cette Maison qui dans les premières années de son fonctionnement aura accueilli les plus grands metteurs en scène, chefs d'orchestre ou artistes peintres du monde entier. Citons, entre cent autres noms, pour le théâtre Giorgio Strehler et le Piccolo Teatro de Milan, pour la musique Karl Böhm, pour la peinture Vieira da Silva. Après de tels débuts le plus difficile était d'assurer une continuité. Ce fut cependant fait en dépit de conflits financiers successifs opposant le conseil d'administration à l'autorité municipale de tutelle, puis à la Région, devenue partenaire lors de la transformation de l'établissement en EPCC. Cinquante ans après son ouverture (2) la Maison de la Culture d'Amiens mériterait donc, à notre sens, de faire l'objet d'une étude historique ample et détaillée, introuvable aujourd'hui, montrant l'incroyable richesse des activités qui s'y sont déroulées au cours des ans. Ce bilan faciliterait grandement la prise de conscience par tous de l'utilité sans égal d'un tel outil.

(1) Devenu en 1988 le Ballet de Lorraine, installé à Nancy. Voir Les créations du Ballet Théâtre contemporain 1968-1988, Ville de Nancy, Fage éditions, Lyon, 2003

(2) Les activités de la MCA sont consultables sur son site http://www.maisondelaculture-amiens.com/www/actu

Jacques Darras

Transcription

Raymond Thevenin
Une cathédrale aux formes connues, la tour Perret. Nous sommes en effet à Amiens où, cet après-midi, on inaugurait la nouvelle Maison de la culture. Nouvelle et largement ouverte à l’avant-garde comme en témoignent ces statues d’Henri Laurence qui, bien que provisoires, n’en intriguent pas moins les Amiénois. Et maintenant, pénétrons à l’intérieur de ce bâtiment dont la construction aura coûté plus d’un milliard d’anciens francs. Comment ont réagi les amiénois ? Monsieur Thierry, le directeur, nous le dit.
Philippe Tiry
Ils ont été stupéfaits, je crois. Ils ont vu cette construction. Depuis 3 ans, la maison est en construction. A l’ouverture, on a fait une opération de portes largement ouvertes. Les Amiénois se sont rués, les Picards, enfin, toute la région est descendue vers Amiens. Et ils se sont rués dans la Maison de manière… en foule. C’était une curiosité aussi. C’était un peu comme [inaudible] où on va passer le dimanche, on voit les installations. Et puis maintenant, les gens, ils ont été intéressés. Enfin, ils restent, ils viennent, ils adhèrent puisqu’on est arrivé à… On est à près de 7000 adhésions maintenant et avec une fréquentation des spectacles qui est de l’ordre de deux tiers dans l’ensemble des manifestations.
Raymond Thevenin
Et de fait, on comprend fort bien l’enthousiasme des Amiénois. Ici, le petit théâtre, salle de conférence et plus souvent salle de cinéma. La cabine technique est un modèle du genre. Plus loin, la grande salle d’exposition. Ici, pour la circonstance et pendant 10 jours, le public pourra y admirer quelques chefs-d’oeuvre venus spécialement du Louvre : un Van Gogh, un Manet, un Cézanne, un Renoir.
(Musique)
Raymond Thevenin
Au détour d’un couloir, une oeuvre de Maillol.
(Musique)
Raymond Thevenin
Devant une fenêtre, un Giacometti.
(Musique)
Raymond Thevenin
A côté de cette grande salle, un petit foyer où sont exposées des oeuvres d’Olivier Descamps. Ici comme devant les statues du dehors, le public admire mais quand même un peu surpris.
(Musique)
Raymond Thevenin
Un bref repos à la cafeteria avant de pénétrer dans la discothèque. D’ici peu de temps, 3000 disques pourront y être entendus et même prêtés, ce qui se pratique rarement en France.
(Musique)
Raymond Thevenin
Nous voici maintenant dans la salle de lecture insonorisée où, bientôt, 3000 volumes empliront les rayonnages. Enfin, la salle du grand théâtre où cet après-midi même, monsieur Malraux prononçait un discours d’inauguration dont voici quelques extraits.
André Malraux
Voici 10 ans que l’Amérique, l’Union Soviétique, la Chine et nous-mêmes essayons de savoir ce qui pourra être autre chose que la politique dans l’ordre de l’esprit. Ici, pour la première fois, ce que nous avions tant et ensemble exécuté, et nous pouvons dire que ce qui se passera ce soir se passe dans le domaine de l’histoire. Il était entendu, il y a 130 ans, que la plus grande actrice française ne pouvait pas jouer dans cette ville parce qu’il n’y avait personne pour l’écouter. Vous êtes tous ici. Et combien d’Amiénois seront là après vous ? Vous êtes plus nombreux comme abonnés de cette Maison qu’il n’y a d’abonnés à la Comédie française. A Bourges qui a 2 ans d’existence réelle, il y a 7000 abonnés. Et Bourge a 60 000 habitants. Rien de semblable n’a jamais existé au monde sous aucun régime. Jamais 10 % d’une nation ne s’est trouvée rassemblée dans l’ordre de l’esprit. Je voudrais ajouter un mot à propos de la jeunesse. Dieu sait si je pense que les Maisons de la culture doivent aider la jeunesse. Mais en même temps, je voudrais qu’il fût bien entendu que les Maisons des jeunes sont là pour la jeunesse et que les Maisons de la culture soient là pour tout le monde. Il y a quelque chose qui devient assez pénible en France : c’est qu’il semble qu’à partir de 30 ou 35 ans, le domaine de l’esprit n’appartienne absolument plus à personne. Or le domaine religieux, jadis, c’était à partir du moment où la mort devenait présente qu’il s’établissait. Ces maîtresses éclatantes de Louis XIV, nous les voyons toutes finir au couvent et pas par mensonge. Alors le domaine de l’esprit, disons simplement une fois pour toutes que pour nous, tant mieux si la jeunesse est là. Et nous faisons appel à la jeunesse pour qu’elle soit là car elle peut servir l’esprit mieux que tous les autres. Mais en définitive, il s’agit tout de même de savoir si c’est la jeunesse qui sert l’esprit ou si c’est l’esprit qui sert la jeunesse. Il n’y a pas, il n’y aura pas de Maison de la culture sur la base de l’Etat ni d’ailleurs de la municipalité. La Maison de la culture, c’est vous. Il s’agit de savoir si vous voulez le faire ou si vous ne voulez pas. Et si vous le voulez, je vous dis que tentez une des plus belles choses qu’on ait tentée en France parce qu’alors, avant 10 ans, ce mot hideux de province aura cessé d’exister en France.
(Bruit)