Archéologie sous les eaux

Archéologie sous les eaux

Par Marie-Pierre Jézégou, Ingénieure d’études au Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (ministère chargé de la Culture), rattachée au CNRS, UMR 5140, Université Paul Valéry Montpellier 3 Publication : 21 déc. 2022, Mis à jour : 29 juin 2023

# Introduction

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le développement de la plongée grâce à l’invention du scaphandre autonome par Jacques-Yves Cousteau et Émile Gagnan en 1943, a été à l’origine de la découverte de nombreuses épaves et de l’intérêt du public pour l’archéologie sous les eaux. Auparavant, seuls les scaphandriers pieds-lourds, parfois dirigés depuis la surface par des archéologues, étaient à même d’intervenir pour récupérer les vestiges présents dans les épaves. La mémoire collective retient la date de 1952 et les épaves du Grand Congloué à Marseille comme le point de départ des fouilles en scaphandre autonome, sous la direction de Fernand Benoit, éminent spécialiste de l’Antiquité, et de Jacques-Yves Cousteau. Pourtant dès 1951, année qui voit paraître la première instruction gouvernementale réglementant les fouilles archéologiques sous-marines, André Bouscaras [Réf. 1ihrbsfl7] est autorisé par la Circonscription des Antiquités préhistoriques et historiques de Montpellier, elle-même créée en 1945, à entreprendre des recherches au large du littoral agathois. Les découvertes se multiplient rapidement à l’échelle de la Méditerranée et le littoral héraultais ne fait pas exception.

     

# Le temps des pionniers

Dès le début des années 1950, André Bouscaras entreprend ses premières prospections au large du Cap d’Agde. Très vite, il découvre de nombreuses cargaisons d’amphores grecques et romaines, de meules en basalte de production locale, une épave du XVIIIe siècle transportant à fond de cale des pièces d’artillerie de petit calibre et dont le mobilier de bord témoigne des échanges entre les façades atlantique et méditerranéenne. En 1964, il réalise sa découverte la plus emblématique, celle de l’épave dite des « Bronzes de Rochelongue »   qu’il fouille entre 1964 et 1968. Il est également le premier à avoir mis en évidence l’importance du dépotoir portuaire de Port-la-Nautique à Narbonne dans les années 1970 et 1980. Ses travaux sont régulièrement publiés dans le Bulletin de la société archéologique de Béziers.

L’archéologie sous-marine intéresse rapidement les médias mais ceux-ci, pourtant habituellement plus attentifs aux aspects liés à la protection et à la préservation du patrimoine, ne se préoccupent guère à ce stade des objectifs et des méthodes de l'archéologie moderne. La chasse à l'amphore est ainsi mise en valeur et encouragée. En 1960, Denis Fonquerle [Réf. tw9mt7lee] crée, avec Michel Souques, le Graspa (Groupe de recherches archéologiques subaquatiques et de plongée d'Agde). Les découvertes sont nombreuses mais correspondent le plus souvent à des objets isolés ou, lorsqu’il s’agit d’épaves, les vestiges ne sont pas replacés dans leur contexte mais prélevés « au fil de l’eau ».

Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard qu’émerge le troisième personnage de l’archéologie sous-marine héraultaise. Monteur dans une raffinerie de pétrole à Frontignan, Fernand Robert s’indigne de constater les dégâts provoqués par les pillages répétés sur les épaves napoléoniennes Le Lion et Le Robuste découvertes par Cécil Blanès en 1979 aux Aresquiers. Il fonde la Section de recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines de Frontignan et leurs prospections conduisent rapidement à la découverte de plusieurs épaves de l’Antiquité et de l’Époque contemporaine, auxquelles s’ajoute un habitat côtier sur pilotis daté de l’Âge du Bronze.

Dans les années 1950 et 1960 sont organisés plusieurs congrès internationaux auxquels sont invités en nombre, outre les « chasseurs de trésors » les pionniers de la plongée qui se sont intéressés à l’archéologie grâce à leurs découvertes fortuites. Sans eux, l’archéologie subaquatique n’aurait jamais existé et certains musées n’auraient jamais été créés. En effet à ce stade, aucun archéologue professionnel ne s’était initié à la plongée sous-marine. Les premiers furent l’archéologue américain G. F. Bass sur les côtes turques, au début des années 60 et, à la fin de la décennie, les Français André Tchernia et Patrice Pomey de l’université d’Aix-en-Provence, sur le littoral des Bouches-du Rhône et du Var.

# Naissance d’une nouvelle discipline scientifique ?

La parution de nombreux ouvrages de vulgarisation et d’actes de congrès a le mérite de mettre en place une première méthodologie propre à ces recherches [Réf. 2cyfxl7qp] mais elle présente aussi l’inconvénient d’accréditer l'idée de la naissance d’une nouvelle discipline scientifique [Réf. 0ychc0uvj] . D’emblée, G.F. Bass rejette l'expression même d'archéologie sous-marine qu’il trouve exclusive en ce qu'elle élimine les recherches dans les eaux douces des lacs ou des rivières au profit du seul milieu marin. Les découvertes agathoises semblent lui donner raison car dès le milieu des années 60, le Graspa explore concomitamment les fonds marins et le fleuve Hérault : les plongées dans l’eau turbide et le courant sont vite récompensées par la découverte de la statue de l’Éphèbe en 1964.

Au-delà d'un apparent débat terminologique, si l'on admet que le but de la recherche n'est pas seulement la découverte, par les fouilles, de vestiges matériels enfouis sous l'eau, mais aussi et surtout leur reconstitution et leur interprétation dans un cadre historique donné, c’est bien le concept même d'archéologie qui est interrogé. En effet l'analyse et l'étude minutieuse de toutes les données fournies par les investigations subaquatiques implique également un effort considérable de critique et de synthèse historique qui ne peut être réalisé que dans un cadre professionnel, ce qui n’exclut pas la présence de plongeurs issus du milieu sportif dans des équipes de spécialistes. 

L'association IBIS est créée en 2002 à Agde par Christian Tourrette, jeune plongeur de l’équipe Fonquerle dans les années 60. Ses activités professionnelles l‘ont éloigné, de longues années durant, en Amérique latine. Composée de plongeurs-archéologues, professionnels ou amateurs, IBIS collabore activement aux recherches conduites autour d’Agde par plusieurs chercheurs de l’université Montpellier III. 

On retrouve ainsi les objectifs, les méthodes et les principes fondamentaux qui définissent l’archéologie comme une science dont la finalité est de comprendre l'histoire des hommes et des civilisations à travers l'étude des vestiges matériels qu’ils nous ont laissés. En ce sens, l’archéologie subaquatique ne constitue pas une sphère autonome accessible à quelques privilégiés, mais une technique qui permet simplement d’élargir le champ d'investigation au vaste et riche monde immergé et qui doit être réglementée.

# Une activité règlementée

En 1966, le ministre de la Culture, André Malraux, crée la Direction des recherches archéologiques sous-marine (DRASM) qui deviendra en 1996 le Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM). Cet organisme a pour mission de protéger le patrimoine archéologique subaquatique et sous-marin et d’autoriser les recherches archéologiques nécessitant le recours à la plongée. Celles-ci se professionnalisent à partir des années 80, au fur et à mesure qu’émergent de nouvelles générations d’archéologues plongeurs et que s’ouvrent de nouvelles problématiques de recherche.

La lente maturation de la discipline éclaire également les relations tendues entre les deux pionniers de l’archéologie subaquatique héraultaise : André Bouscaras et Denis Fonquerle. Le premier a toujours mis un point d’honneur à adopter la méthodologie la plus pointue et à collaborer avec les chercheurs. C’est aussi la raison pour laquelle le mobilier issu de ses fouilles a été dispersé entre les musées de Béziers, d’Olonzac et Narbonne. En effet, il ne souhaitait pas que le fruit de ses travaux vienne enrichir un jour le musée de son concurrent. Ce n’est qu’au tournant des années 2000 que les collections du site Rochelongue 1 découvert et fouillé dans les années 60, rejoignent finalement les salles du musée de l’Éphèbe. 

Le second a mis toute son énergie et sa persévérance à faire créer à Agde l’unique musée français spécifiquement dédié à l’archéologie subaquatique démontrant ainsi qu’au fil des années, la mer se révèle bien le plus grand musée du monde selon l’expression visionnaire de l’archéologue Salomon Reinach au début du XXe siècle.

Le musée nous permet de retrouver la mémoire des routes et des techniques de navigation en proposant l'exposition la plus complète à ce jour sur les cargaisons transportées par les navires de l’Antiquité : les divers types d'amphores qui varient selon l’époque, l’origine ou la nature des denrées qu’elles contiennent, les céramiques en usage sur les tables ou dans les tombes, les métaux, les œuvres d'art, etc. Il donne également à voir les techniques de construction navale spécifiques à la Méditerranée gréco-romaine, l’accastillage des navires (ancres, pompes de cale, plombs de sonde). Un apport essentiel des cargaisons antiques réside dans la situation dans laquelle certaines marchandises sont saisies par les flots, un état intermédiaire entre le produit d’origine et sa transformation en objet manufacturé. Le cuivre, le plomb, l’étain ou le fer n’étaient pas transportés sous la forme de minerai mais sous celle de lingots ou de barres parfois revêtus d’inscriptions qui nous livrent des informations capitales sur l’organisation de la production dans les mines et sur la commercialisation du métal, inscriptions qui disparaissent lorsque le métal est fondu.

L’élargissement plus récent à d’autres périodes de l’histoire a permis à l’archéologie subaquatique, dans le département de l’Hérault, de couvrir une fresque temporelle qui court de la Protohistoire à l’époque contemporaine, à l’exception du Moyen-Âge qui est comme souvent le parent pauvre des découvertes. L’utilisation du tonneau qui remplace l’amphore en tant que contenant ne permet pas de protéger les coques des navires du redoutable xylophage qu’est le teredo navalis [Réf. vkkqpggw7]. Le bois des tonneaux se dégrade en même temps que celui du bateau alors que les amphores formaient un tumulus imputrescible aisément repérable par les plongeurs. Dès la fin du Moyen-Âge, les premières pièces d’artillerie utilisées pour la défense des cargaisons contre la piraterie forment un monticule bien visible qui matérialise la présence d’une épave. L’époque moderne est illustrée entre autres, par le délestage du navire Aux Armes de France, entre l’îlot du Brescou et la côte, identifié avec l’aide d’Antoine Golf, et la magnifique collection d’armes à feu portatives et de pièces d’artillerie armoriées en bronze et en fer forgé exposées au musée de l’Éphèbe.

La remarquable aventure maritime de la Jeanne-Elisabeth et de son commerce mondialisé à l’époque des Lumières est un autre point fort des collections exposées au musée de l’Éphèbe.

La période contemporaine est représentée par des navires de commerce tels ceux qui transportaient le soufre nécessaire à l’éradication de l’oïdium dans la viticulture locale et également par les navires napoléoniens échoués devant la plage des Aresquiers alors qu’ils étaient poursuivis par des navires Anglais, ou encore par la corvette Le Rhône dont 31 ans de navigation sur toutes les mers du monde, de l’Empire à Louis-Philippe, ont été reconstitués à travers les objets exposés au musée de l’Éphèbe. 

Toutes ces découvertes ont rendu nécessaire l’évolution de la réglementation qui protège les épaves à caractère archéologique. Ainsi, la première loi de 1961 relative à la police des épaves maritimes a dû être améliorée en raison de la multiplication des pillages. En 2013, la France a ratifié la Convention de l’Unesco de 2001 qui reconnaît le patrimoine culturel subaquatique (maritime et fluviale) comme  patrimoine de l’humanité . Depuis, le DRASSM a été doté de deux navires d’exploration océanographique équipés pour la recherche des biens culturels maritimes à grande profondeur.

# Conclusion

Durant soixante-dix ans, les plongeurs héraultais, avec l’aide de l’État, de la Région et du Département, n’ont pas seulement remonté des fonds marins une collection d’« antiquités », mais des données en mesure d’éclairer la compréhension des civilisations disparues. Le domaine subaquatique est un vaste réservoir d’archives endormies [Réf. xwzfowe25] qu’il est urgent de réveiller avant qu’elles ne s’évanouissent définitivement. Un livre de terre cuite, de métal et de bois gît au fond des mers et des océans mais, contrairement à celui évoqué par Victor Hugo, il est d’une extrême fragilité [Réf. s8502c4v9].

# Notes de bas de page