Pierre Soulages et la technique de la gravure

20 octobre 1974
08m 06s
Réf. 00008

Notice

Résumé :

André Parinaud reçoit Pierre Soulages qui expose des gravures à la Galerie de France. L'artiste explique les techniques utilisées pour réaliser ces gravures : il grave de façon traditionnelle sur des plaques de cuivre, mais il attaque le métal à l'acide pour le trouer et le découper. Ainsi le papier devient partie intégrante de l'oeuvre et non plus seulement un support.

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Date de diffusion :
20 octobre 1974
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Transcription

André Parinaud
Mais pour commencer, Pierre Soulages va nous donner une leçon de gravure. Pierre Soulages qui doit peut-être sa vocation à deux lavis, un lavis de Rembrandt et un lavis de Claude Lorrain, lavis qui l’avaient bouleversé quand il était jeune et dont il n’a jamais oublié la fulgurance et qui n’ont cessé de l’inspirer jusqu'à aujourd'hui.
(Musique)
André Parinaud
La galerie de France présente 21 ans de gravures et de lithographies de Pierre Soulages, 1952-1973. Pierre, vous êtes adulte dans le domaine de la gravure !
Pierre Soulages
Oui.
André Parinaud
Majeur en tout cas.
Pierre Soulages
Ça fait… Je crois même que j’ai commencé en 51. On n’est pas à une année près.
André Parinaud
Si, quand même. Et vous avez commencé, d’ailleurs, d’une façon presque amusante parce qu’une femme qui est, on peut dire, une des princesses de l’impression dans le domaine de la gravure, madame La Courrière, avait vu, je crois, une de vos toiles chez Carré et l’avait pris pour une estampe et vous l’a dit ?
Pierre Soulages
Oui, plus exactement, elle savait que c’était une peinture. Mais quand elle est venue me trouver pour me demander de faire de la gravure, elle m’a dit : « J’ai eu une très belle planche de vous en vitrine »…
André Parinaud
Une planche de vous ?
Pierre Soulages
Alors que ce n’était pas une planche. C’était une peinture. Ce n’est pas une gravure. Mais le lapsus était révélateur. Elle avait vu dans cette peinture mes possibilités de graveur, que moi, je n’avais pas pensé à explorer.
André Parinaud
C’est d’ailleurs assez curieux que vous n’y ayez pas pensé dès le départ. Parce que depuis que vous en faites, nous savons à quel point la gravure est une forme d’expression qui vous est chère.
Pierre Soulages
Oui. Mais j’étais un peu… Je reculais devant la complexité, le poids d’un métier extrêmement difficile. Et ça me faisait reculer. J’en avais eu envie mais je n’étais pas passé à la réalisation parce que ça me paraissait trop énorme.
André Parinaud
Et comme ce n’est sans doute pas assez compliqué, vous avez encore accru la difficulté parce que vous avez été le premier ou un des premiers mais je crois le premier à découper le métal.
Pierre Soulages
Mes gravures sont le résultat d’une collaboration entre le hasard que je provoque, la morsure de l’acide et moi. Au début, j’ai fait des gravures d’une manière traditionnelle : des eaux fortes sur des cuivres rectangulaires en mordant normalement… en grattant dans le vernis et en immergeant la planche dans l’acide.
André Parinaud
Dans l’acide, normalement.
Pierre Soulages
Et le plus creux reçoit l’encre. Les creux reçoivent l’encre. Le plus creux étant le plus noir, le moins creux, le moins noir. Et on encre la planche avec un tampon. L’encre pénètre dans le fond des tailles qui sont, en réalité, des traits gravés par l’acide. Ensuite, on polit, on essuie avec la main jusqu'à ce que tout ce qui est en surface disparaisse et on passe le tout dans une presse, sous une presse avec une feuille de papier humide dessus. Et le papier va chercher l’encre dans le fond des tailles. Ça, c’est la gravure traditionnelle, habituelle. Alors ce qui m’est arrivé, au fond, c’est une sorte de hasard. Pendant que je gravais, un jour, par désir de faire plus noir, j’ai traversé la planche. L’acide a fait un trou. Et je me suis aperçu que ce trou dénudait le papier. Quand on imprimait la planche, le papier apparaissait nu dans ce trou. Et alors, ce trou m’a beaucoup intéressé. Et j’ai continué. Et c’était extrêmement intéressant parce que, alors que dans le premier cas, on va du gris au plus noir à l’encore plus noir, là, brusquement, il y a une rupture dans la progression. Quand on passe de l’extrême noir au trou, on passe de l’extrême noir au blanc. Ce qui fait remettre la composition en question et ce qui permet, quand on n’a pas prémédité la gravure, ce qui permet d’inventer des formes qui peuvent surprendre celui qui le fait. Et c’est un des plaisirs de la gravure.
André Parinaud
Par exemple ?
Pierre Soulages
Alors par exemple, voilà un cuivre qui est arrivé comme ça.
André Parinaud
Je crois qu’il faut le montrer à nos téléspectateurs tellement il est beau.
Pierre Soulages
Oui, mais dans ce sens. Voilà.
André Parinaud
Et alors, on voit parfaitement les creux, ici, qui sont, dites-vous, dûs en partie au hasard.
Pierre Soulages
Oh, ce sont des hasards dans le détail. Parce que cette espèce de forme… Ces formes qu’il y a là sont propres à la morsure de l’acide, au rapport de la corrosion, au rapport de l’acide et du cuivre qui constitue la corrosion.
André Parinaud
Et alors ces trous-là ?
Pierre Soulages
Ces trous, c’est… A certains moments, l’extrême noir qui est à côté, par exemple, est devenu brutalement blanc. Ce qui m’a imposé, peut-être (je ne me souviens plus, maintenant), à amener cette découpe. Et j’ai fini par faire des formes de cuivre non rectangulaires, contrairement à celle-ci. Et la chose importante, c’est que le papier, dans ce cas, devient une partie intégrante de l’oeuvre. C'est-à-dire que les blancs du papier qui sont pris dans les trous comme celui-ci, par exemple, sont plus clairs suivant les contrastes. Le papier qui apparaît là, par exemple, apparaît comme plus blanc que là. Et il n’est pas écrasé, foulé par la presse. Il n’est pas seulement le support d’une empreinte. Dans ce cas particulier, il devient partie intégrante de la gravure.
André Parinaud
Vous retrouvez, là, une de vos obsessions de peintre qui est de remplir une surface, et de la rendre entièrement marquée par vous. Dans l’estampe, effectivement, le papier est comme toujours… enfin, était, avant vous, comme toujours, presque indépendant de l’oeuvre. C’était un support.
Pierre Soulages
C’était un support.
André Parinaud
Là, non, il est intégré complètement.
Pierre Soulages
Il est intégré à tel point, d’ailleurs, que la couleur même du papier joue et est modifiée par les contrastes quand elle apparaît dans des trous plus ou moins grands.
André Parinaud
Est-ce qu’il y a une différence dans le signe entre ce que vous nous donnez, si j’ose dire, en peinture et ce que vous faites en gravure ? Est-ce qu’à votre avis… Bien sûr, l’artiste est le même, mais est-ce que vous avez d’autres recherches, d'autres préoccupations ?
Pierre Soulages
Absolument. Parce que dans ma démarche de peintre comme dans ma démarche de graveur, c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche. C’est une chose que je répète toujours, mais je crois, qui est fondamentale dans mon cas. Et ce que je rencontre avec le cuivre et l’acide, ce sont des formes que je ne rencontrerai jamais avec de l’huile et un pinceau, de la peinture à l’huile et un pinceau ou avec de la gouache et un pinceau ou de la gouache et un couteau ou de la gouache… ou de la peinture à l’huile et un couteau.
André Parinaud
On pourrait croire que vous pourriez les fabriquer, après tout. Avec de la gouache et un couteau, on pourrait fabriquer ces formes.
Pierre Soulages
Je ne crois pas.
André Parinaud
Non ?
Pierre Soulages
La dentelure, la découpure, l’acuité même du…
André Parinaud
Ce que nous voyons en ce moment…
Pierre Soulages
… du contour, c’est quelque chose qui est propre à un métal corrodé par un acide.
André Parinaud
Donc c’est unique. Donc c’est ça, le jeu du hasard ? C’est ça la réponse du métal ?
Pierre Soulages
Oui, c’est aussi ça, pour employer un mot un peu pédant, la spécificité d’un métier.
André Parinaud
Et dans vos recherches, est-ce que, justement, le métal et le papier et votre propre travail vous amènent quelque chose qui sert à votre peinture ?
Pierre Soulages
Oh ! Sûrement. Mais ce qui sert à ma peinture, je ne le sais jamais tout à fait bien. Parce que ce qui sert à ma peinture, je le rencontre aussi bien dans la vie, dans ce que j’entends, dans ce que je vois et sans même me rendre compte que cela interviendra par la suite dans mon travail de peintre ou de graveur.
André Parinaud
Pierre Soulages, je vous remercie. Je rappelle que vous exposez 21 ans de gravure à la galerie de France, et qu’en même temps, on peut voir de très belles estampes de vous à la galerie La Hune à Saint Germain des prés.