Pierre Soulages à propos de ses débuts dans les années 1940

01 décembre 1994
05m 05s
Réf. 00026

Notice

Résumé :

Pierre Soulages et Pierre Encrevé sont les invités de Laure Adler à l'occasion de la parution du tome 1 du catalogue raisonné de l'oeuvre de Pierre Soulages (1946-1959). Le peintre évoque ses débuts après-guerre, sa première exposition de 1947, et pourquoi il ne fut pas "reconnu" en France dans les années 50-60.

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01 décembre 1994
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Éclairage

Pierre Soulages et Pierre Encrevé sont conviés sur le plateau du Cercle de Minuit par la journaliste Laure Adler afin de présenter le premier tome du catalogue raisonné dédié à la création du peintre entre 1946 et 1959. Cet entretien est l'occasion pour la journaliste de faire revenir l'artiste sur ses débuts. L'artiste tient à souligner que son travail n'a été influencé que par sa propre pratique et réflexion et non par les aléas de la guerre. Encouragé dans son travail par l'écrivain et poète Joseph Delteil, Pierre Soulages s'installe en 1946 à Courbevoie, près de Paris, pour débuter sa carrière de peintre. L'année suivante, il présente pour la première fois ses œuvres au public lors du salon des surindépendant. Raillé par René Mendès-France, Président du salon, mais soutenu par Francis Picabia, la démarcation du travail de Pierre Soulages est remarquée par une petite partie de la scène artistique parisienne. La reconnaissance française se fait attendre et ce sont les pays scandinaves et germaniques qui promouvront en premier son travail. Dès 1948, une de ses œuvres est choisie pour l'affiche de l'exposition Französische abstrakte Malerei qui tourne dans toutes les grandes villes d'Allemagne.

La même année il fait la connaissance de James Johnson Sweeney, alors conservateur du MoMA, qui s'invite dans son atelier parisien et lui achète une de ses toiles. Les travaux de Pierre Soulages se popularisent ensuite aux Etats-Unis. Depuis le début des années 1940, l'expressionnisme abstrait s'y développe, mené par des artistes comme Jackson Pollock et Willem de Kooning. Le succès de ce mode de création est nourri par le déplacement des avant-gardes européennes vers les Etats-Unis durant la guerre. Fuyant le nazisme et ses idées sur l'art, les artistes de cette génération ont su créer à New York une nouvelle scène abstraite, fertile et libre. Pierre Soulages contribue à ce nouvel essor artistique et participe à l'exposition de la galeriste new yorkaise Betty Parson titrée Painted in 1949, European and American Painters. Cette exposition, qui fait date dans l'histoire de l'art, proposait de lier le travail d'artistes européens et américains pour définir la nouvelle création de l'année 1949. Suivront trois expositions majeures, Advancing French art, en 1953, Younger European artists en 1954 et The new Decade. L'arrivée de cette nouvelle génération d'artiste a pour longtemps déplacé la scène artistique internationale vers les Etats-Unis.

C'est après cet engouement auprès du public germanique, américain puis asiatique, que le travail de Pierre Soulages est enfin reconnu en France avec sa première exposition personnelle en 1967 au MNAM. En, 1986 il reçoit sa première commande publique avec les vitraux de Conques et l'année suivante le grand prix national de peinture. Pierre Soulages ne semble pas être amer de cette reconnaissance tardive, il plaisante même, à la fin de ce document, sur le fait d'avoir mis le noir trop à la mode en France.

Léa Salvador

Transcription

Laure Adler
Donc première trilogie de ce catalogue raisonné qui paraît aux éditions du Seuil, couvre la période 46-59.
Pierre Encrevé
46-59. Oui, c’est le premier tome. Le second ira de 59 à 79. Et le troisième, de 79 jusqu'en 96. On espère pouvoir sortir ce troisième en 96 au moment de la grande rétrospective Soulages qui aura lieu au musée d’Art moderne de la ville de Paris.
Laure Adler
Alors pendant que nous parlons, des images de votre travail datant de cette période-là sont en train de défiler sur l’écran. Ce livre est un livre qui est un véritable apprentissage du regard. On a l’impression d’être à l’intérieur de l’élaboration de votre oeuvre, de sa continuité aussi. Et c’est un travail de mémoire à la fois visuel, sensible mais aussi un travail de mémoire de la perception de la vie tout court. Et je crois que pour pouvoir comprendre votre travail, il faut peut-être se référer à cette période de la guerre qui a enraciné beaucoup beaucoup d’émotions à l’intérieur de vous ?
Pierre Soulages
C’est vrai. Les premières choses que…
Laure Adler
Donc Rodez. On a parlé du milieu familial, Rodez.
Pierre Soulages
Les premières que vous avez montrées, je viens de l’apercevoir, c’est les choses qui sont arrivées juste après la guerre. La première fois que je suis venu… Je suis arrivé à Paris en 46. En 47, j’ai exposé ces choses-là. Et je ne sais pas si c’était marqué par la guerre. En tout cas, c’était, pour moi, un départ dans la peinture après une période difficile où j’avais vécu avec de faux papiers et où j’étais devenu viticulteur, sans qu’il y ait de viticulteur dans ma famille. C’était uniquement pour échapper au service du travail obligatoire. Mais enfin, je crois qu’il ne faut pas lier tout à fait ce que j’ai fait à mes débuts à cette expérience-là.
Laure Adler
On peut peut-être évoquer l’amitié avec Delteil quand même ?
Pierre Soulages
Oui. Ça, c’était important. C’est important parce que Delteil a été quelqu’un qui a cru en moi. Ce qui m’a aidé moi-même à y croire. Mais les premières choses que Delteil a vues de moi, il a dit devant une de ces peintures en noir et blanc : « Ah ! Le noir et blanc ! Vous prenez la peinture par les cornes c'est-à-dire par la magie ». Et quand on a 20 ans et que quelqu’un qui a été l’ami de Delaunay, qui a été l’ami de… qui a connu Picasso, qui a été… dit une chose pareille, ça aide. Ça aide. Oui. Mais enfin, je crois que ce que j’ai fait s’inscrit plutôt dans une… dans… ma peinture et dans ma culture picturale est beaucoup plus liée à cette évolution de ma peinture qu’aux événements que j’ai pu vivre pendant la guerre.
Laure Adler
Alors ensuite, il y a eu toute la période de reconnaissance. Parce qu’au fond, vous êtes un peintre reconnu depuis extrêmement longtemps. C’est ce qu’on apprend dans l’ouvrage de Pierre Encrevé.
Pierre Soulages
Oui reconnu…
Laure Adler
Dès les années 50, tout de suite reconnu.
Pierre Soulages
Oui, mais pas beaucoup en France.
Laure Adler
Oui, à l’étranger.
Pierre Soulages
Oui, parce qu’en France, je ne sais pas, il n’y a aucune… Ce n’est que récemment que l’on me confie des choses, très récemment. Enfin, j’ai 75 ans, maintenant, ou presque.
Laure Adler
75 ans ?
Pierre Soulages
Oui, je vais avoir 75 ans. Eh bien, c’est depuis quelques années à peine que j’ai eu des commandes officielles. C’est une reconnaissance, la commande officielle. Ce n’est que maintenant. Dans les premières années, non. J’ai commencé à intéresser des gens en Scandinavie, en Allemagne, en Amérique.
Laure Adler
Au Japon.
Pierre Soulages
Au Japon aussi, oui. Oui, dès 1950, je crois qu’il y avait une revue japonaise qui a publié une dizaine de reproductions de toiles.
Laure Adler
Mais pourquoi ? Parce que, tout simplement, vous étiez en rupture avec tout ce que contenait, à l’époque, le courant… la peinture contemporaine.
Pierre Soulages
Peut-être, c’est possible. C’est possible. En tout cas, cette… Je crois même qu’on m’a remarqué à Paris mais dans le petit milieu des artistes. Enfin, c’est Picabia qui a été l’un des premiers à remarquer ce que j’ai fait. Parce que ce que je faisais était très différent de la peinture du moment. La peinture du moment, c’était… Il y avait de tout à Paris, juste après la guerre. Enfin, on peut faire l’inventaire de ce qu’il y avait. Il y avait… Enfin, il y avait toutes sortes de choses. Mais ce qu’on voyait surtout dans les salons, c’était des toiles avec, rouge, bleu, jaune et des couleurs exaltées. Et puis moi, j’arrivais avec des toiles sombres.
Laure Adler
Noires d’ailleurs.
Pierre Soulages
Alors évidemment, ça…
Laure Adler
Comme les téléspectateurs peuvent le constater, le noir est une éthique, une manière de vivre.
Pierre Soulages
Je vais changer. Je vais changer parce que…
Laure Adler
Parce que vous l’avez rendu trop à la mode.
Pierre Soulages
Ce n’est pas moi qui l’ai rendu à la mode mais c’est devenu à la mode. Maisenfin il y a 50 ans que je m’habille comme ça.