Conférence de presse du 23 juillet 1964

23 juillet 1964
44m 41s
Réf. 00095

Notice

Résumé :

Le 23 juillet 1964, le général de Gaulle donne une conférence de presse à l'Elysée. Interrogé par les journalistes, il aborde d'abord la question des perspectives économiques de la France. Il parle ensuite longuement de la construction européenne, du contexte de sa naissance, de son avenir, et du Traité franco-allemand signé en 1963.

Type de média :
Date de diffusion :
23 juillet 1964
Type de parole :

Éclairage

La guerre d'Algérie terminée, les conférences de presse du général de Gaulle ont désormais pour objet d'exposer à l'opinion française comme à l'opinion mondiale les vues de la France sur les grands problèmes du moment, sans que ceux-ci revêtent le caractère d'urgence nationale qu'avait revêtu la guerre d'Algérie. Chacune d'entre elles apparaît donc comme la réponse du Général aux grands débats nationaux et internationaux. La conférence de presse du 23 juillet 1964 aborde ainsi quatre questions importantes.

En premier lieu, la situation économique intérieure de la France que le Général définit comme celle de l'expansion dans la stabilité. Si la croissance économique reste forte depuis 1958, elle s'est accompagnée de tensions inflationnistes. Aussi le Général a-t-il imposé à son gouvernement à l'automne 1963 un "Plan de stabilisation" qui prévoit une restriction du crédit, une réduction des droits de douane, une modération des hausses de salaires et des revenus. L'inflation a été freinée, mais la croissance s'est trouvée ralentie, entretenant dans le pays un sourd mécontentement. Aussi le Général justifie-t-il cette politique, arguant de la nécessité. Mais en même temps, il annonce la mise en place d'une politique des revenus qui impliquerait un rôle accru du Conseil économique et social. Il annonce ainsi une réforme institutionnelle qui ne verra le jour qu'en avril 1969 et qui sera à l'origine de sa chute.

En second lieu, le Général est interrogé sur l'Europe et l'axe franco-allemand. Il rappelle sa conception d'une entité européenne indépendante des deux blocs et spécifiquement des Etats-Unis, constituée par la coopération d'Etats souverains unifiant leur politique en toute indépendance. Or, cette conception, portée par le plan Fouchet, a été rejetée en avril 1962 par la Belgique, les Pays-Bas et l'Italie qui marquent ainsi leur préférence pour une Europe supranationale, incluant la Grande-Bretagne et étroitement liée aux Etats-Unis. Quant à la collaboration franco-allemande sur laquelle le Général avait fondé son action à la suite de cette déception, elle a abouti à une autre déconvenue : le traité de l'Elysée du 22 janvier 1963 a été vidé de sa substance par le Bundestag qui l'a assorti d'un préambule le plaçant dans le cadre de l'atlantisme et de l'Europe supranationale, cependant que le Chancelier Erhard, successeur d'Adenauer fin 1963 ne montre guère d'intérêt pour un rapprochement avec la France.

La question traditionnelle sur la politique nucléaire de la France est l'occasion pour de Gaulle de rappeler des positions maintes fois exprimées. Dès lors que les deux grands possèdent des arsenaux atomiques susceptibles de les anéantir réciproquement et se trouvent ainsi protégés par la crainte des coups qu'ils pourraient porter à l'adversaire, la France ne saurait accepter de se priver d'un armement de même nature, garantie d'une défense indépendante. Après avoir fait le point de l'état d'avancement de la force de frappe française, il fustige les oppositions à celle-ci, celle des communistes au service des intérêts de l'URSS, celle des partisans de l'atlantisme qui s'accommodent du protectorat américain. Et, face à ceux qui ironisent sur la "bombinette" française face aux arsenaux américain et soviétique, il dénie toute validité à une comparaison en chiffres absolue des potentiels nucléaires, définissant la stratégie de la dissuasion par la phrase célèbre : "Puisqu'un homme et un pays ne peuvent mourir qu'une fois, la dissuasion existe dès lors qu'on a de quoi blesser à mort son éventuel agresseur".

Enfin, à la question portant sur l'appréciation par la France du conflit du Vietnam dans lequel les Américains s'engagent de plus en plus intensément, le Général en attribue l'origine au non-respect des dispositions de l'Accord de Genève de 1954 qui avait prévu des élections libres au Vietnam en 1956 et la non-intervention des puissances étrangères dans la péninsule indochinoise. Or les élections n'ont pas eu lieu et les Etats-Unis sont intervenus au Sud-Vietnam dans le cadre de leur lutte contre le communisme. De Gaulle est d'autant plus porté à pointer ainsi les responsabilités américaines, qu'il a mis en garde contre l'engrenage de la guerre, mais sans être le moins du monde entendu , les présidents Eisenhower, Kennedy et Johnson. Aussi ne voit-il pas d'autre solution pour maintenir la paix qu'une conférence internationale qui déciderait le retrait des troupes étrangères, la neutralité des Etats d'Indochine et l'octroi à ceux-ci d'une aide économique permettant leur développement, toutes conditions dont il ne peut ignorer que le président Johnson y est irréductiblement hostile.

Serge Berstein

Transcription

Charles de Gaulle
Mesdames, Messieurs, je me félicite de vous voir cette fois encore, et cette fois encore, si vous voulez bien, nous allons nous conformer à ce qui est devenu un peu comme un rite, pour les échanges de questions et de réponses entre nous. C'est dire que je suis là pour éclairer les uns et les autres sur ce qu'ils voudraient me demander, et que par conséquent je les prie de bien vouloir formuler pour la plupart, tout au moins, dès à présent leurs questions. Comme d'habitude, nous les grouperons, et puis je tâcherai d'y répondre. Je vous en prie Mesdames et Messieurs, ceux et celles qui désirent me demander quelque chose, je les prie de se lever et d'articuler leurs questions.
Journaliste 1
Mon Général, compte tenu de la politique des Etats-Unis au Viêt-Nam du sud, maintenez-vous la politique que vous avez suggérée pour l'Asie du sud-est depuis l'année dernière ?
Journaliste 2
Quel résultat concret le Traité de coopération franco-allemand a-t-il donné , dans le domaine politique, économique et militaire ? Jugez-vous ces résultats satisfaisants, décevants ou simplement insuffisants ?
Journaliste 3
[Inaudible] Quels sont les rapports de la France avec les Nations Unies, ou d'une façon plus générale comment vous concevez le rôle et la mission des Nations Unies ?
Journaliste 4
[Inaudible] à la poursuite de l'unification politique de l'Europe après vos récents entretiens avec le Chancelier Erhard à Bonn ?
Charles de Gaulle
Bien ! Alors je dis tout de suite, on m'a interrogé sur le Sud-est asiatique et la politique de la France à cet égard, en particulier par rapport à celle des Etats-Unis, si j'ai bien compris, c'est cela. Vous m'interrogez sur l'Europe et notamment sur la façon dont nous pouvons voir les choses, en particulier à la suite de la dernière entrevue de Bonn, et vous-même Monsieur me demandez ce que je considère qu'il ait résulté jusqu'à présent du Traité franco-allemand, c'est bien cela ?
Journaliste 5
Monsieur le Président, pourriez-vous nous donner des indications sur la politique économique, sociale et financière du gouvernement ?
Charles de Gaulle
Bien ! Une question ?
Journaliste 6
[Inaudible] en raison de l'échange d'ambassadeurs déjà à leurs postes et la venue prochaine du Général de Gaulle au Brésil, le Général de Gaulle voit-il encore des cas en litige, dans ce cas quels sont-ils ?
Charles de Gaulle
Attendez, on m'a posé une question, je le relève et j'y répondrai certainement sur ce que sont nos perspectives économiques. C'est bien cela. Et puis alors, quelqu'un m'a demandé, non sans une aimable intention, comment je voyais les choses en ce qui concerne le projet de voyage en Amérique Latine, et en particulier au Brésil.
Journaliste 7
Monsieur le Président, avez-vous eu l'occasion de manifester votre sentiment auprès du Chancelier Erhard sur les propos tenus par le ministre [Sebaum] qui considère les accords de Munich comme juridiquement encore valables, revendique le territoire tchécoslovaque des Sudètes pour les Allemands, et est toujours néanmoins membres du gouvernement fédéral, et, si vous permettez, le gouvernement français a-t-il demandé l'extradition du Général Lammerding, condamné par les tribunaux français comme responsable du massacre d'Oradour-sur-Glane, et qui vivrait actuellement librement en Allemagne Fédérale ? Dans l'affirmative, quelles ont été les réponses ?
Charles de Gaulle
Et encore ?
Journaliste 8
Mon Général, une fois n'est pas coutume, ma question ne porte pas sur les institutions, elle rejoint celle qui vous a déjà été posée par un de mes confrères, mais elle est peut-être plus précise. Voici à peu près un an, était lancé le plan de stabilisation, pouvez-vous porter un jugement sur les résultats déjà obtenus et sur les perspectives qu'il ouvre pour l'avenir ?
Charles de Gaulle
Bien ! Voilà encore une question précise au sujet des perspectives économiques.
Journaliste 9
[Inaudible]
Charles de Gaulle
Voilà pour Chypre. Et encore ?
Journaliste 10
Monsieur le Président, les Allemands nationaux fondent de grands espoirs sur la coopération franco-allemande. Quels moyens le gouvernement de la France peut-il mettre en oeuvre pour hâter le rassemblement de tous les Allemands au sein d'une même patrie ?
Charles de Gaulle
Bien ! Est-ce tout Messieurs ?
Journaliste 11
Aborderez-vous la question le moment venu d'une relance européenne ?
Charles de Gaulle
Oui. Ca se rapporte à peu près aux questions précédentes.
Journaliste 12
Mon Général est-ce que vous pourriez nous dire quelque chose sur le développement actuel de la politique atomique française par rapport aux circonstances présentes internationales ?
Charles de Gaulle
Bien, écoutez, nous allons nous en tenir là pour l'instant si vous voulez bien. Il y a le problème de nos perspectives économiques, d'une part en elles-mêmes et d'autre part en ce qui concerne le plan de stabilisation. Il y a tout ce qui concerne l'Europe en général et en particulier l'accord franco-allemand. Il y a le fait capital en ce moment du Sud-est asiatique et de la politique de la France par rapport à celle des Etats-Unis dans ce domaine. Il y a le point où nous en sommes arrivés dans notre développement atomique quant à la force. Et puis alors quelques questions, en particulier celles qu'on m'a posé sur l'Amérique Latine auxquelles je répondrai d'un mot tout à l'heure si on le veut bien. Alors, commençons par ce qui concerne directement la France en intérieur, c'est-à-dire si vous le voulez bien, les perspectives économiques. Je ne me fais pas d'illusions, ni personne d'ailleurs, sur ce sujet. C'est un domaine, le domaine économique, où habituellement les constatations sont pessimistes, et les prévisions sont moroses. Est-ce que je me trompe, Messieurs ? Et c'est tout à fait naturel, il n'y a rien d'étonnant. Parce qu'en la matière, il s'agit de ce qu'il y a de plus brûlant, c'est-à-dire de tous les intérêts à la fois, et aussi des conditions de vie de chaque profession, de chaque région, et de chaque individu. Et cela à une époque où le progrès matériel s'accélère et fait croire à toutes les catégories qu'on peut faire tout en même temps, et qu'on peut le faire sans délai. Cependant, en fin de compte, ce qui importe ce sont les décisions et ce sont les faits. Et c'est pourquoi je m'en vais dire à mon tour et de nouveau quelle direction nous avons choisie et quel but nous nous proposons d'atteindre, quel résultat nous comptons obtenir au cours d'un proche avenir. Voilà comment, si vous voulez bien, nous allons considérer la question. Pour ce qui est de notre économie, l'expansion dans la stabilité, c'est ce qui se passe et c'est ce qui va continuer de se passer. Expansion, cela signifie naturellement augmentation régulière de la production dans des conditions telles que le revenu national augmente, que le niveau de vie s'améliore, à mesure du progrès général, et que les investissements qui sont nécessaires au développement soient accomplis tant par les entreprises que par l'Etat. Stabilité, ça signifie que les prix soient maintenus, que les rémunérations ne s'élèvent pas plus vite que le gain net de la collectivité, que les dépenses publiques ne s'accroissent qu'en proportion du revenu national, que le crédit n'ait pas d'autres sources que celles normales de l'épargne et qu'au dehors la monnaie française conserve une valeur absolue. C'est cela que nous poursuivons, et nous avons été amenés à intervenir il y a déjà quelques années et de nouveau l'année prochaine, nous trouvant devant une propension, dont on peut bien dire qu'elle est assez générale, celle de l'inflation. L'inflation en effet paraît à beaucoup très commode, elle était devenue presque habituelle du haut en bas de l'économie, et même dans les finances de l'Etat. Si bien que ce qui paraissait aventureux c'était d'y renoncer. Alors que, faute d'y mettre un terme, nous aurions infailliblement, tôt ou tard, roulé à la culbute monétaire, financière et économique. En 1958, cette culbute étant imminente, en même temps d'ailleurs que l'était, à cause de l'Algérie, la rupture de l'unité nationale, nous avions été amenés à un rude effort, pour rendre une base solide à l'activité du pays, tandis que nous en faisions autant pour la République. Et l'année dernière il a fallu intervenir de nouveau pour arrêter les tendances fâcheuses qui commençaient à reparaître. Alors, les mesures qu'il fallait prendre ont été prises, notamment en matière de prix, en matière de crédit, en matière d'épargne, et nous voici maintenant amenés à les prendre dans le même sens et avec la même volonté en ce qui concerne notre budget. Etant donné la part capitale que l'Etat prend dans l'économie nationale - par le fait de ce qu'il prélève sur toutes les recettes, par ce qu'il distribue en fait de traitements, de salaires, de prestations sociales, de rentes, et aussi de ce qu'il fait comme investissement pour tous les progrès collectifs - notre budget de 1965 doit être fait, si je puis dire, de telle sorte que le total des dépenses publiques ne dépasse pas l'augmentation du revenu national. Et de telle sorte que cet accroissement des dépenses publiques soit équilibré par des recettes effectives. C'est très banal mais c'est capital. Bien sûr, il est normal que d'une année à l'autre les dépenses publiques s'accroissent, puisque le pays s'enrichit, mais encore une fois, leur accroissement ne doit pas dépasser le surplus de ce que la nation a gagné. On peut donc dire que la stabilisation sera acquise et qu'elle sera signée dans la mesure où le budget de 1965 répondra aux conditions que j'ai dites. Et notre but, c'est qu'il y réponde. Il y a des critiques, nombreux, qui déclaraient que l'expansion était contradictoire avec la stabilisation, et alors ils scrutaient de mois en mois, de semaine en semaine, l'horizon économique, Convaincus, sinon désireux, d'y découvrir la crise, le chômage, la faillite. On sait qu'il n'en a rien été. Les dispositions qui ont été prises depuis bientôt un an n'ont pas empêché notre économie de poursuivre son avance. Notre quatrième plan de modernisation et de développement s'achèvera, tout l'indique, dans de bonnes conditions. Et notre cinquième plan qui doit couvrir comme vous savez la période comprise entre le début de 66 et la fin de 70, sera lui aussi un plan de prospérité croissante et de progrès continu. Mais cette fois, pour ce cinquième plan, il ne s'agira plus seulement qu'il prévoie une avance régulière et calculée. Les données suivant lesquelles devront être réparties les plus-values du revenu national seront cette fois indiquées par rapport à ce que la Nation gagne, quelle part doit être attribuée à la consommation, aux investissements, à l'épargne, et dans toutes les catégories de revenus français, les salaires, les revenus agricoles, les bénéfices commerciaux, les profits, les prestations sociales, quelle augmentation peut leur être respectivement accordée compte tenu des nécessités de l'équilibre financier, et aussi de ce que commande la justice sociale. Il va de soi qu'une innovation aussi complexe et étendue que cette politique des revenus implique que les organisations qui ont des responsabilités économiques et sociales prennent part à sa mise en oeuvre et puis à son application. Le conseil économique et social est qualifié pour en débattre et ainsi pour contribuer à éclairer les pouvoirs publics responsables. C'est dire quel rôle l'avenir lui réserve. Etant donné le caractère réaliste que notre époque impose à notre démocratie, par comparaison avec les querelles idéologiques d'autrefois. C'est dire aussi que ce conseil devra, au moment voulu, recevoir une composition et des attributions qui soient adaptées mieux qu'elles ne le sont à l'heure qu'il est, à cette vocation future. On ne peut bâtir Rome en un jour. Par les référendums de 58 et de 62, le peuple français s'est doté d'institutions politiques capables de solidité et d'efficacité. Je crois que notre République, une fois sa continuité confirmée par l'élection présidentielle, devra proposer au pays cette grande réforme de structure économique et sociale. J'espère avoir répondu à ce que vous souhaitiez, Monsieur le Président et vous aussi Monsieur. Nous allons parler de l'Europe, si vous voulez bien. Je voudrais qu'on me répète les questions qui m'ont été posées. Vous m'avez demandé, en général, ce qu'à la suite des conversations de Bonn, nous pensions quant à ce qui est de l'Europe.
Journaliste 4
J'avais demandé Monsieur le Président quel sens donnez-vous à la poursuite de l'unification politique de l'Europe après vos récents entretiens avec le Chancelier Erhard à Bonn ?
Charles de Gaulle
Bien, et puis d'autre part quelqu'un m'a interrogé sur le cas particulier du Traité franco-allemand.
Journaliste 2
C'est cela Monsieur le Président, je vous ai demandé quels résultats avait donné le Traité franco-allemand en matière politique, économique, militaire, si vous jugiez ces résultats satisfaisants, décevants ou simplement insuffisants ?
Charles de Gaulle
Eh ! bien, nous allons répondre d'abord sur la question générale, l'Europe : où en est-on, on va-t-on, et puis sur la question particulière du Traité franco-allemand, si vous le voulez bien. On continue à penser beaucoup à l'Europe, à en parler également, c'est infiniment naturel, quand on traite de l'Europe et quand on cherche à discerner ce qu'elle doit être, il faut toujours se représenter ce qu'est le monde. Pour l'Europe, les possibilités ont commencé après le drame de la deuxième guerre mondiale, puisque les pays qui s'étaient battus avaient cessé de le faire et que tout commandait qu'ils s'unissent. Après cette deuxième guerre mondiale, la répartition des forces sur la Terre était aussi simple et aussi brutale que possible, et on vit soudain à Yalta que seules l'Amérique et la Russie étaient restées des puissances. Et d'autant plus considérable que tout le reste se trouvait disloqué, les vaincus étant abîmés dans leur défaite sans condition, et les vainqueurs européens étant profondément démolis. Pour les pays du monde libre, et surtout pour ceux qui se trouvaient menacés par l'ambition des Soviets, il était presque inévitable qu'ils acceptassent la direction américaine. Le Nouveau Monde était entre eux tous le grand vainqueur de la guerre, l'Alliance Atlantique sous le commandement des Etats-Unis qui étaient dotés de bombes atomiques, l'Alliance Atlantique assurait leur sécurité, c'est grâce au plan Marshall que renaissait leur économie, les puissances coloniales qui étaient en train d'accomplir dans des conditions plus ou moins cruelles, le transfert de leur souveraineté à des régimes autochtones, sentaient agir partout directement ou indirectement la pression de Washington. Et en même temps on voyait l'Amérique assumer la conduite des affaires politiques et stratégiques dans toutes les régions du monde où le monde libre se trouvait en contact avec l'action directe ou indirecte des Soviets. L'Amérique le faisait soit unilatéralement, soit à travers des organismes internationaux ou locaux, dont en fait elle disposait, en Europe l'OTAN, en Asie occidentale le CENTO, en Asie du sud-est l'OTASE, en Amérique l'OAE, ou non l'OEA, je m'excuse, dans le pacifique nord, l'Amérique le faisait directement par sa suprématie, et enfin elle opérait par interventions diplomatiques et quelques fois militaires, en particulier en Corée, au Congo, où lors de l'affaire de Suez, par le truchement de l'Organisation des Nations Unies, que dominait sa prépondérance. Les choses ont évidemment changé, parce que les pays occidentaux de notre ancien continent ont refait leur économie, ils sont en train de refaire leurs forces militaires, l'un d'eux qui est la France accède à la puissance nucléaire, et puis ils ont pris conscience des liens qui les rapprochent. De ce fait l'Europe apparaît comme une entité capable de vivre sa vie parce qu'elle est pleine de valeurs et de moyens. Capable de vivre sa vie à elle. Non pas bien entendu en opposition avec le Nouveau Monde, mais bien à côté de lui, en même temps le monolithisme de tout ce bloc totalitaire que nous avons connu, ce monolithisme commence à se disloquer. La Chine, séparée de Moscou, apparaît sur la scène du monde, colossale par sa masse, par ses besoins, par ses ressources et avide de progrès et de considération. Quant à l'empire soviétique, qui est la plus grande et probablement la dernière puissance coloniale de ce temps, l'empire soviétique voit contestée, d'abord par les Chinois, sa domination sur de vastes contrées de l'Asie, et voit s'écarter tant soit peu les satellites européens qu'il s'était par la force octroyés. En même temps, le régime communiste, en dépit de l'effort colossal qu'il a accompli en Russie depuis un demi-siècle et des résultats qu'il atteint dans certaines entreprises massives, le régime communiste aboutit à un échec en ce qui concerne le niveau de vie, la satisfaction et la dignité des hommes, par rapport au régime qui est pratiqué en Europe de l'Ouest et qui combine le dirigisme avec la liberté. Enfin, de grandes aspirations et de grandes difficultés remuent en profondeur les Etats du Tiers-Monde. De toutes ces données nouvelles, qui sont compliquées, qui sont enchevêtrées, il résulte que la répartition du monde entre deux camps, menés respectivement par Washington et par Moscou, ne répond plus à la situation nouvelle. Vis-à-vis du monde totalitaire, progressivement lézardé, ou des problèmes que pose la Chine, ou des pays d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine, qui sont en voie de développement, ou de la réforme à apporter en conséquence à l'Organisation des Nations Unies, ou de l'échange, des échanges de toute nature à travers le monde, l'Europe, pourvu qu'elle le veuille, apparaît comme pouvant jouer un rôle qui soit le sien. Naturellement, il faut qu'elle conserve une alliance avec l'Amérique, car pour ce qui est de l'Atlantique Nord, l'une et l'autre y sont intéressées tant que dure la menace soviétique. Mais pour l'Europe, les raisons qui faisaient de cette alliance une subordination s'effacent l'une après l'autre. L'Europe doit prendre sa part de responsabilité. Du reste, tout indique que ce serait dans l'intérêt fondamental de l'Amérique, quelle que soit sa valeur, sa puissance et ses bonnes intentions, parce que la multiplicité et la complexité des problèmes sont telles qu'elles dépassent dorénavant, et peut-être dangereusement, ses moyens et sa capacité. Et du reste, c'est pourquoi l'Amérique déclare qu'elle souhaite voir l'Europe s'unir et s'organiser, tandis que parmi les Gaulois, les Germains et les Latins beaucoup s'écrient : « Faisons l'Europe !». Mais quelle Europe ? Encore une fois, c'est là le débat. Les arrière-pensées sont assez tenaces, les commodités sont assez bien établies et les renoncements sont assez bien consentis, pour ne pas s'effacer du jour au lendemain. Pour nous Français, l'Europe qu'il faut faire doit être une Europe européenne. Européenne, ça signifie qu'elle doit exister par elle-même et pour elle-même, et qu'au milieu des peuples du monde, elle doit avoir sa politique, sa politique indépendante. Mais justement, c'est cela que rejettent consciemment ou inconsciemment beaucoup de ceux qui prétendent cependant vouloir qu'elle s'établisse. Le fait que l'Europe n'aurait pas de politique et que par conséquent elle serait soumise à celle qui lui viendrait de l'autre bord de l'Atlantique, paraît à ceux-là, aujourd'hui encore, normal et satisfaisant. C'est pourquoi on a vu nombre d'esprits, d'ailleurs valables et sincères très souvent, qui ont préconisé non pas bien sûr une politique européenne indépendante qu'en vérité ils n'imaginent pas, mais une organisation inapte à en avoir une. Ils ont proposé que cette organisation, qualifiée de fédérale, comporte deux fondements : un aréopage de compétences soustraites à la dépendance des Etats, et qu'on eût baptisée « Exécutif », et un parlement sans qualifications nationales et qu'on eût dit « Législatif ». Chacun de ces deux éléments aurait certainement été capable de fournir ce à quoi il eût été approprié. C'est-à-dire des études pour l'aréopage, et des débats pour le parlement. Mais à coup sûr, aucun des deux n'aurait pu faire ce que précisément on ne voulait pas qu'il fasse, c'est-à-dire une politique, parce qu'une politique, cela doit tenir compte des débats et des études. Mais c'est tout autre chose que des études et des débats ! Une politique, c'est une action, c'est-à-dire un ensemble de décisions que l'on prend, de choses que l'on fait, de risques que l'on assume, et le tout avec l'appui d'un peuple. Seuls les gouvernements des nations sont capables et responsables pour en faire, une politique. Il n'est naturellement pas interdit d'imaginer, d'espérer qu'un jour vienne où tous les peuples de notre ancien continent n'en feront qu'un. Et qu'alors il pourra peut-être y avoir un gouvernement de l'Europe. Mais il serait dérisoire de faire comme si ce jour là était venu, et c'est pour ça que la France - ne voulant pas laisser l'Europe s'enliser et ne voulant pas s'enliser elle-même dans une artificieuse entreprise qui eût dépouillé les Etats et égaré les peuples et empêché l'indépendance européenne - la France a proposé à ces cinq partenaires du Traité de Rome un commencement d'organisation de leur coopération. Ainsi prendrait-on peu à peu l'habitude de vivre en commun et de considérer les choses ensemble, et sans doute peu à peu l'évolution faisant son oeuvre aurait-on resserré les liens. On sait que le projet français de coopération européenne reçut l'adhésion de principe du gouvernement allemand, on sait qu'une réunion des six Etats à Paris et ensuite une autre à Bonn, parurent en chemin d'aboutir, mais que Rome se refusa à convoquer l'entretien décisif et que ses objections, jointes à celles de La Haye et de Bruxelles furent assez fortes pour tout arrêter. On sait enfin que les opposants invoquaient deux arguments, au demeurant parfaitement contradictoires : Premier argument, le plan français qui laisse aux Etats leur souveraineté n'est pas conforme à notre conception d'une Europe ayant pour exécutif une commission d'experts, et pour législatif un parlement coupé des réalités nationales. Deuxième argument, bien que l'Angleterre déclare qu'elle ne consentira jamais à sacrifier sa souveraineté, nous n'entrerons dans aucune organisation politique européenne dont elle ne ferait pas partie. Comme le plan français de coopération a été repoussé à ce moment là, par l'Italie, par le Benelux, et comme d'autre part l'intégration comme on dit n'aurait pu aboutir qu'au protectorat américain, et comme enfin l'Angleterre montrait au cours des interminables négociations de Bruxelles qu'elle n'était pas à même d'admettre pour elle les conditions économiques communes, et montrait aussi par l'accord de Nassau que sa force de défense notamment dans le domaine du nucléaire ne serait pas européenne, faute d'être autonome par rapport aux Etats-Unis, Il apparut au gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne et au gouvernement de la République française que leur coopération bilatérale pouvait avoir quelques avantages. C'est alors que fut conclu le Traité franco-allemand que j'eus l'honneur de signer ici même avec le Chancelier Adenauer. On ne peut pas dire après quelques dix-huit mois d'usage que jusqu'à présent, en dehors de certains résultats partiels dans quelques domaines, en dehors aussi des contacts qu'il a permis d'établir régulièrement, entre gouvernements et entre administrations, contacts que pour notre part nous jugeons qu'ils peuvent être utiles et qu'en tout cas ils sont fort agréables, on ne peut dire qu'à l'heure qu'il est, le Traité franco-allemand ait conduit à une ligne de conduite commune. Bien sûr il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'opposition proprement dite entre Bonn et Paris, mais qu'il s'agisse de la solidarité de l'Allemagne et de la France quant à leur défense, de la réforme à apporter à l'organisation de l'Alliance atlantique en conséquence, ou bien de l'attitude à prendre et de l'action à mener vis-à-vis de l'Est, notamment vis-à-vis des satellites de Moscou, ou bien corrélativement - et là je réponds indirectement à ce qu'on m'a demandé - corrélativement des questions de frontières et de nationalités en Europe centrale et orientale, ou bien de la reconnaissance de la Chine et de la politique économique et aussi de la diplomatie qui peuvent s'offrir à l'Europe, par rapport à ce grand peuple, ou bien de la paix en Indonésie ou en Indochine, ou bien du développement des pays qui le souhaitent, en Asie, en Afrique, en Amérique latine, ou bien de la mise en oeuvre du marché agricole commun et à travers lui de l'avenir de la Communauté économique européenne, iIl n'y a pas, c'est vrai, à l'heure qu'il est, de politique commune de l'Allemagne et de la France. Et je vous dirais franchement que cela tient surtout, à notre avis, au fait que jusqu'à présent, par différence avec ce que nous pensons, l'Allemagne Fédérale ne croit pas encore que la politique européenne, la politique de l'Europe doive être européenne et indépendante. Alors si les choses devaient durer perpétuellement dans cette incertitude, il se produirait très certainement à la longue, quelques doutes dans le peuple français. Quelques troubles dans le peuple allemand, et chez leurs partenaires du marché commun du Traité de Rome. Une propension renforcée à rester là où on en est, en attendant peut-être qu'on se disperse. Mais dans le monde, la force des choses fait son oeuvre. En proposant et en voulant que l'Europe ait une politique à elle qui soit européenne et indépendante, et s'organise en conséquence, la France est convaincue de servir dans l'univers l'équilibre, le progrès et la paix. Et puis elle est assez solide et assez sûre d'elle-même, la France, pour pouvoir être patiente, sauf bien entendu si de graves événements extérieurs venaient tout remettre en cause et l'amenaient à changer plus ou moins d'orientation. Je dois dire que dans la dernière réunion des gouvernements à Bonn, Monsieur le Chancelier fédéral d'Allemagne a annoncé une prochaine initiative allemande. En attendant que le ciel se découvre, la France, par ses propres moyens, mène dans le monde ce que peut, ce que doit être une politique européenne indépendante. C'est un fait que tous les peuples s'en félicitent et qu'elle ne s'en porte pas plus mal. Voilà ce que j'ai répondu aux uns et aux autres au sujet de l'Europe. Monsieur [Hawkin] m'a demandé quelque chose sur la force atomique je crois. Je voudrais bien qu'il me répète la question.
Journaliste 12
J'ai voulu vous demander si vous voulez bien nous dire où en est le développement de la force atomique française au moment actuel, plus particulièrement le manque de progrès que semble faire la force multilatérale et d'autres efforts internationaux dans cet ordre d'idée.