Charles de Gaulle
Eh bien, oui : nous vivons, comme on dit, de notre temps.
Et ce temps, pour être chargé de promesses, n'en est pas moins dur et dangereux, tandis que le progrès de la science et de la technique ouvre au développement de notre pays des horizons dont les limites reculent tous les jours.
La France se trouve menacée par les totalitaires et confrontée avec les graves problèmes qui lui sont posés en Afrique car les mêmes conditions, qui nous pressent de nous rénover, ont déclenché dans le monde entier une immense évolution.
Etant une puissance mondiale, la France se trouve mise en cause par ce vaste mouvement, comme un phare avancé et battu par la marée, devant la passion d'affranchissement et de progrès, qui s'est emparé des peuples jusqu'alors en retard sur la civilisation moderne.
Le génie libérateur de la France l'a conduit à émanciper des populations qui jusqu'alors dépendaient d'elle.
Cela était fait d'abord pour les deux anciens Etats de la Tunisie et du Maroc placés sous notre protectorat mais dotés eux d'institutions séculaires et légitimes.
Il est vrai que, en ce qui les concerne, le résultat n'a été atteint à cette époque qu'à travers des péripéties fâcheusement mouvementées mais, enfin d'accord avec nous, les deux Etats ont recouvré leur souveraineté entière.
Nous souhaitons qu'ils en usent pour le bien de leur peuple.
Nous espérons qu'ils s'en serviront pour pratiquer avec la France une coopération qui semble, de par la nature des choses, être indispensable à leur développement mais désormais, à nos yeux, leurs affaires sont leurs affaires.
Cette année même, treize républiques africaines et la république malgache provenant de l'Union française ont, à leur tour - et avec notre concours - accédé à la souveraineté internationale, tout en pratiquant avec nous une coopération très féconde et très amicale.
C'est là l'aboutissement d'une transformation que nous avons aidée de tout notre coeur, qui n'a comporté ni combat ni attentat et qui nous a permis de transférer les compétences à des pouvoirs régulièrement issus du suffrage universel.
Reste à régler l'affaire algérienne, pendante depuis 130 ans. A toute époque, il faut en convenir, nos pouvoirs publics ont été, ce sont, dans l'ordre politique tenus à l'immobilisme.
D'autant plus que deux communautés profondément différentes cohabitaient en Algérie, que le caractère, la religion et aussi la misère de la masse nous la rendaient difficilement pénétrable, que des intérêts et des craintes ont fait barrage à l'évolution, que ce pays n'a jamais été ni une Nation ni un Etat et qu'il manquait de cadres autochtones.
Bref, nous avons fait certes beaucoup en Algérie, pour l'Algérie, mais nous n'avions pas fait à temps des choses qu'il aurait fallu faire si bien que le bouillonnement a fait un jour sauter le couvercle.
Depuis, le sang qui a coulé des deux côtés complique cruellement les choses et pourtant, qui sait si finalement ce sang ne fera pas avancer dans les esprits et dans les coeurs la raison et la justice.
Il est vrai que le magnifique effort de pacification mené par l'armée et par l'administration, et qui se combine avec les effets de la promotion musulmane et avec ceux du plan de Constantine, ramène progressivement la sécurité sur l'ensemble du territoire algérien.
Au commencement de l'année 1958, les insurgés tuaient, par combats ou attentats, en moyenne 40 personnes chaque jour, civils et militaires, musulmans et européens.
Au cours des dernières semaines, ils en ont tué en moyenne huit par jour et, en même temps, les pertes des insurgés diminuent à mesure que l'insurrection est réduite.
On voit que ce nombre de victimes, pour douloureux qu'il soit encore, ne justifie pas du tout l'impression de guerre acharnée que cherchent à répandre au-dehors la propagande des insurgés et, chez nous, des clans à parti pris et des feuilles à sensation.
On peut même envisager le jour où nous déciderions d'interrompre l'emploi des armes - sauf les cas de légitime défense - mais cette amélioration, pour constante qu'elle soit, ne résout évidemment pas le problème fondamental.
Ayant repris la tête de la France, j'ai - on le sait - décidé en son nom de suivre un chemin nouveau. Ce chemin conduit non plus au gouvernement de l'Algérie par la métropole française mais à l'Algérie algérienne.
Cela veut dire une Algérie émancipée où c'est aux Algériens qu'il appartient de décider de leur destin, où les responsabilités algériennes seront aux mains des Algériens et où - comme, d'ailleurs, je crois que c'est le cas - l'Algérie, si elle le veut, pourra avoir son gouvernement, ses institutions et ses lois.
L'Algérie de demain, telle qu'elle sera décidée par l'autodétermination peut être faite ou bien avec la France ou bien contre la France, et celle-ci - je le déclare une fois de plus - ne fera opposition, aucune opposition, à la solution quelle qu'elle soit qui sortira des urnes.
Si cela devrait être la rupture hostile, eh bien, nous ne nous acharnerions certainement pas à vouloir rester auprès de gens qui nous rejetteraient ni à engouffrer dans une entreprise sans issue et sans espoir nos efforts et nos milliards dont l'emploi est tout trouvé ailleurs.
Nous laisserions à elle-même l'Algérie, tout en prenant, bien entendu, les mesures voulues pour sauvegarder ceux des Algériens qui voudraient rester Français et, d'autre part, nos intérêts.
Mais si, au contraire, comme je le crois de tout mon coeur et de toute ma raison, il s'agissait d'une Algérie où les deux communautés, musulmane et française de souche, coopèreraient avec les garanties voulues et une Algérie qui choisirait, comme c'est le bon sens, d'être unie à la France pour l'économie, la technique, les écoles, la défense, alors nous fournirions à son développement matériel et humain l'aide puissante et fraternelle que nous seuls pouvons lui donner.
Car si l'oeuvre de la France vis-à-vis de l'Algérie doit changer de nature et de forme, elle demeure indispensable pour le progrès humain.
Encore faut-il qu'on puisse y voter, et y voter dans l'apaisement.
Aux dirigeants de l'organisation extérieure de la rébellion, j'ai proposé sans relâche de venir participer, sans restriction, je l'ai proposé loyalement, qu'ils viennent participer sans restriction aux pourparlers relatifs à l'organisation de la consultation future, à la campagne qui sera ensuite menée à ce sujet et au contrôle du scrutin.
Et, afin que la liberté du vote puisse être largement constatée, j'ai invité d'avance les informateurs du monde entier à assister à l'opération.
Mais je n'y ai mis qu'une seule condition aux pourparlers dont je parle, c'est que l'on s'accorde pour cesser de s'entre-tuer.
Mais les dirigeants rebelles, installés depuis six ans en dehors de l'Algérie et qui, à les entendre, y sont encore pour longtemps, se disent être le gouvernement de la république algérienne, laquelle existera un jour, mais n'a encore jamais existé.
A ce titre, qui les engage d'une manière abusive, arbitraire et malencontreuse, ils prétendent ne faire cesser les meurtres que si, au préalable, nous ayons avec eux seuls réglé les conditions du référendum et on voit combien cela peut être extensif, comme s'ils étaient la représentation de l'Algérie toute entière.
Cela reviendrait à les désigner d'avance et à les faire désigner par moi-même comme les dirigeants, comme les gouvernants de l'Algérie de demain. Encore exigent-ils que, avant le vote, je ramène l'armée dans la métropole.
Eh bien, je dis que leur arrivée à Alger dans de pareilles conditions ferait que l'autodétermination ne serait qu'une formalité dérisoire et jetterait, même s'ils ne le voulaient pas, le territoire dans un chaos épouvantable.
Ce serait au seul et rapide profit des empires totalitaires. Or, justement, les dirigeants rebelles, plutôt que de faire la paix, choisissent ces Etats-là comme leurs protecteurs pour prolonger la guerre.
Ne voient-ils pas que, sous une telle égide, c'est à l'Algérie soviétique qu'ils sont forcément entraînés ?
Aussi, sans renoncer à l'espoir qu'un jour le bon sens finira par s'imposer et qu'une négociation générale pourra s'ouvrir à partir de la fin des combats et des attentats, nous sommes amenés à poursuivre avec les Algériens d'Algérie notre marche vers l'Algérie algérienne, en attendant que, un jour, l'Algérie elle-même puisse, par ses suffrages, faire - si elle le veut - que le fait devienne le droit.
Et ce qui a été commencé par l'institution du collège unique, par l'élection des députés et des sénateurs, par celle des conseillers municipaux et des maires, par celle des conseillers généraux et de leur président, par la formation des commissions d'élus, va être continué et développé de telle sorte que, en fin de compte, à tous les étages, les responsabilités algériennes appartiennent aux Algériens.
Cependant, certains éléments cherchent chez nous, autour de cette grande entreprise, à créer un tumulte qui pourrait troubler l'opinion.
C'est ainsi que deux meutes ennemies, celle de l'immobilisme stérile et celle de l'abandon vulgaire, s'enragent et se ruent dans deux directions opposées, dont chacune ne pourrait que conduire, l'Algérie d'abord et la France ensuite, à une catastrophe.
D'autre part, tandis que l'univers est composé pour un tiers de peuples qui sont écrasés par le joug totalitaire, tandis que l'empire soviétique, qui est la puissance la plus terriblement impérialiste et colonialiste que l'on n'ait jamais connue, cherche à étendre sa domination, tandis que la Chine communiste s'apprête à prendre sa relève, tandis que d'énormes problèmes raciaux agitent en profondeur mainte régions de la Terre et notamment l'Amérique,
on voit, cela va de soi, s'élever au sujet de l'affaire algérienne des déclarations menaçantes à l'égard de la France du côté des oppresseurs de l'Est.
Mais, on voit aussi dans le monde libre paraître parfois des commentaires tendancieux.
Devant ces essais d'agitation psychologique du dedans et du dehors, jamais un Etat solide et résolu ne nous fut plus nécessaire et il est bien clair que, aujourd'hui, une France qui serait atteinte à la tête glisserait vers le chaos mais l'Etat est là.
On s'est aperçu déjà, on s'apercevra encore, qu'il n'y a pas de comparaison entre les institutions confuses et inconsistantes qui nous ont conduit naguère au désastre de 1940 et qui, voici deux ans, ont failli nous jeter dans un gouffre nouveau, et celles dont est aujourd'hui doté la République.
Il y a un gouvernement que j'ai nommé et qui accomplit sa tâche avec une capacité, une honnêteté, un dévouement exemplaires.
Il y a un parlement qui délibère, légifère et contrôle mais, aujourd'hui, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ne sont plus du tout confondus, ce qui assure au gouvernement l'initiative et la latitude voulues.
Sans doute, l'assemblée nationale peut, elle, dans un cas extrême, par conjonction d'oppositions adverses les unes aux autres, renverser le gouvernement mais, par là même, elle déterminerait le président de la république à prononcer sa dissolution, car elle ne contiendrait plus alors aucune majorité positive.
Je ne crois pas du tout que les parlementaires français veuillent en venir à de telles secousses, quelque nostalgie que peut-être certains d'entre eux éprouvent encore à l'égard des jeux d'autrefois.
Au contraire et précisément à cause de la gravité de l'affaire algérienne, je pense que la conscience, la raison, la sagesse et le patriotisme de la représentation nationale vont l'amener à se réunir pour soutenir devant le pays et devant le monde ceux qui ont la charge d'agir.
Et puis, enfin, il y a un chef de l'Etat. Concurremment avec la position que la nécessité nationale m'amène à prendre de tout temps, il se trouve que l'esprit et les termes de notre actuelle Constitution m'imposent un devoir qui domine tout.
Il m'appartient en effet, étant donné que la nature des fonctions du président de la république ait complètement changé par rapport à ce qu'elle fut autrefois...
Il m'appartient d'assurer quoi qu'il arrive la continuité de l'Etat et le fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
Il m'appartient d'être quoi qu'il arrive le garant de l'indépendance et de l'intégrité de la France et celui des traités qu'elle a conclu ; c'est-à-dire de son honneur.
Si le cours ordinaire des pouvoirs ne suffit pas, il m'appartient de recourir directement au pays par la voie du référendum.
Quand la patrie et la république sont menacées, il m'appartient de prendre des mesures exigées par les circonstances, ce qui pourrait, le cas échéant, permettre d'avancer d'une manière décisive la solution algérienne tout en sauvegardant l'Etat.
La France n'est pas à la dérive. La République est debout, les responsables sont à leur place.
La Nation peut être, s'il le faut, invitée à juger et à trancher dans ses profondeurs.
Françaises, Français, je compte sur vous.
Vous pouvez compter sur moi.
Vive la République, vive la France !