Antoine Vitez à propos du Partage de midi de Paul Claudel

29 novembre 1975
03m 08s
Réf. 00409

Notice

Résumé :

Paul Louis Mignon interviewe Antoine Vitez qui met en scène le Partage de midi de Paul Claudel à la Comédie-Française, en 1975.

Date de diffusion :
29 novembre 1975
Source :
A2 (Collection: PEPLUM )

Éclairage

Sur le pont d'un paquebot voguant vers la Chine, en plein Océan Indien, quatre passagers se rencontrent. Quatre Européens au milieu de leur vie affrontent le soleil de midi. Il y a la belle et mystérieuse Ysé, son mari De Ciz (noble ruiné), Amalric, ancien amant d'Ysé qui vient chercher fortune dans une plantation de caoutchouc et le solitaire Mesa, consul, qui a manqué sa vocation religieuse. Dans une lutte entre raison et corps, entre vocation religieuse et appel de la chair, une fascination irrésistible s'installe entre Ysé et Mesa. Refusant de céder, ils se séparent, jurant de ne pas s'aimer, avant de finalement succomber à la passion, avec le consentement de De Ciz. Les personnages sont alors arrivés en Chine, et la scène se passe à Hong Kong, dans le cimetière de Happy Valley. Deux ans plus tard, dans leur maison de la Chine du Sud, Ysé et Amalric soutiennent un siège contre l'insurrection qui fait rage. Il l'a enlevée alors qu'elle était enceinte de Mesa après un an de vie commune. Mesa apparaît et tente de convaincre l'aimée de le suivre. Elle s'enfuit avec Amalric qui a préalablement assommé et dépouillé Mesa. Celui-ci resté seul sait qu'il va mourir. Dans un dernier renversement, Ysé revient à lui. Ils s'unissent, transcendant le réel pour atteindre le divin.

Ce drame en trois actes écrit par Paul Claudel (1906) est un quatuor, à travers lequel la parole recouvre sa vertu biblique, à savoir que le verbe se fait chair. A la célèbre phrase d'Ysé, à l'acte I, « Mesa, je suis Ysé, c'est moi. » répond celle de Mesa à l'acte III qui accepte enfin son amour, « C'est moi, Ysé. Je suis Mesa. » Pour Antoine Vitez, même s'il choisit de ne pas jouer de la dimension autobiographique, à travers ce poème, Paul Claudel tente de tuer la mort pour ne jamais oublier cet amour qu'il a vécu et qui transparaît sous le texte. Vitez sculpte le verbe claudélien, « La langue de Claudel rend compte de la vie. Cette forme est au langage parlé ce que la sculpture romane est au visage humain » [1]. Pour nombre de spectateurs, la rencontre entre les deux artistes s'apparente à un véritable choc, « Un choc fulgurant [...] : l'invention scénique la plus neuve et la plus forte poésie dramatique de notre siècle » [2] .

Quand Antoine Vitez choisit de mettre en scène Le Partage de midi, la pièce n'a pas été montée depuis sa création par Jean-Louis Barrault le 16 décembre 1948, au théâtre Marigny. C'est dans ce même théâtre mais sous l'égide de la Comédie-Française qu'a lieu cette reprise devenue historique le 21 novembre 1975. Les décors et les costumes sont confiés à Yannis Kokkos (compagnon de route, aujourd'hui passé à son tour à la mise en scène). Ludmila Mikaël interprète le rôle d'Ysé, Patrice Kerbrat celui de Mesa. Michel Aumont interprète Amalric et Jérôme Deschamps le rôle de Ciz. Pour Gilles Sandier (critique dramatique), Antoine Vitez monte un « Claudel désacralisé » [3] et ouvre ainsi la voie aux metteurs en scène futurs. La création signée par quatre acteurs (Valérie Dréville, Nicolas Bouchaud, Jean-François Sivadier et Gaël Baron), sous le regard d'un cinquième (Charlotte Clamens), à la Carrière de Boulbon, lors de la 62e édition du Festival d'Avignon en 2008, est la preuve de cette liberté acquise face à une langue de Claudel charnelle, voire érotique.

Quant à Antoine Vitez, cette première rencontre est suivie par d'autres créations marquantes, de L'Echange à Chaillot (1986) et surtout du Soulier de satin, joué en 1980, dans sa version intégrale au théâtre d'Orsay, puis repris en 1987, au Festival d'Avignon dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes, avec à nouveau Ludmila Mikaël mais aussi Didier Sandre, Robin Renucci ou Valérie Dréville (voir ce document).

[1] Antoine Vitez cité par Alain Leblanc, « A Marigny, Claudel », in Comédie-Française, n° 43, novembre 1975, p. 17.

[2] Anne Ubersfeld, Antoine Vitez metteur en scène et poète, Editions des Quatre-vents, 1994, p. 43.

[3] Gilles Sandier dans La Quinzaine littéraire, le 16 décembre 1975.

Marie-Aude Hemmerlé

Transcription

Journaliste
1905, un jeune poète dramatique qui n’a pas encore été joué, Paul Claudel qui n’est pas encore l’auteur de l’Annonce faite à Marie, publie Partage de midi. Bientôt il fait retirer de la circulation les exemplaires et pendant plus de 40 ans, il n’autorisera pas la représentation de sa pièce. Comme il le dira à Jean-Louis Barrault qui obtient cette autorisation en 1948 : "il y a des cris qu’un homme ne doit pas pousser, Partage de midi est ce cri, cela me gênerait comme si j’étais nu". Partage de midi, en effet, est un drame intimement autobiographique de Claudel. Antoine Vitez, est-ce que ce caractère de confession de l’œuvre a joué sur l’interprétation que vous en donnez ?
Antoine Vitez
Oui, ça jouait beaucoup c'est-à-dire que, à tout moment nous nous souvenons que les mots qui ont été prononcés dans la vie de Claudel, c'est-à-dire que les mots qui ont été prononcés par lui-même, les mots qui ont été prononcés par cette femme dont il est question, sont les mots que nous retrouvons sur le théâtre. C'est-à-dire que, je pense même, évidemment je n’ai pas une certitude scientifique de ça, mais je pense que certains mots très célèbres du texte, certaines répliques très connues comme : "Mesa, je suis Ysé, c'est moi", sont en réalité des choses qui ont été vraiment dites ou à peu près vraiment dites. Et ce qui même semble étrange peut sembler une bizarrerie poétique du texte de Claudel en réalité n'est peut-être que simplement la copie ou le calque si vous voulez d’une manière de parler qui était celle de cette femme précisément. Cette femme qui n’était pas Française et qui par conséquent, devait, comme elle disait ne pas employer les mots qu’il faut et qui sans doute, parlait le français avec un accent. J’entends si vous voulez, sous le texte français, sous le texte poétique de Claudel, j’entends une syntaxe slave. Et naturellement on ne le joue pas ça, on ne le joue pas particulièrement, on n’a pas appris un accent polonais pour jouer la pièce. Mais il y a quelque chose de la vérité qui doit apparaître et aussi cette chose que je trouve très émouvante, à quoi je suis très sensible c’est que cette œuvre, ce poème, je préfère dire ce poème plutôt que dire cette pièce, que ce poème est une statue élevée à une femme vivante. C’est quelque chose qui est fait par un poète pour que le souvenir demeure. C'est-à-dire que c’est quelque chose qui est fait pour tuer la mort. C’est quelque chose qui est fait pour qu’on n’oublie jamais, pour que lui n’oublie jamais. Quand même après sa propre mort, l’existence de cette femme qui s’appelait Rose demeure. Je pense que l’existence de certains cris qui ont été poussés, puisque vous parliez des cris, de certains mots qui ont été dits, demeure pour toujours. Je pense que ça c’est une chose qui en-dehors de toutes les autres considérations, de tout l’aspect théologique, de tout l’aspect philosophique, de la qualité poétique de la pièce, c’est quelque chose qui demeure et qui est l’idée : élever une statue à une femme vivante. Élever une statue à quelqu’un, c’est ça.