Le Soulier de satin de Paul Claudel, mise en scène d'Antoine Vitez

27 mars 1989
07m 29s
Réf. 00463

Notice

Résumé :

En 1987, Antoine Vitez fait date dans l'histoire du théâtre par sa mise en scène de la plus longue pièce du répertoire français, Le Soulier de satin de Paul Claudel, dans la cour d'honneur du Palais des Papes, au festival d'Avignon. Extrait du spectacle.

Date de diffusion :
27 mars 1989
Source :
Fiche CNT :

Éclairage

C'est la première fois que le public du festival d'Avignon passe la nuit entière au théâtre, le spectacle se déroulant de neuf heures du soir à neuf heures du matin. Cette expérience extraordinaire, il la doit à Antoine Vitez, qui décide en 1987 de monter Le Soulier de satin de Paul Claudel, dans son intégralité. Auparavant, Vitez a déjà mis en scène Partage de midi, à la Comédie-Française en 1975, et L'Échange, au Théâtre national de Chaillot en 1986. L'aventure est tentante, pour un metteur en scène de son expérience, d'affronter enfin la démesure de cette pièce-fleuve de Claudel, couronnement et synthèse de toute son œuvre dramatique. Selon Vitez en effet, la pièce raconte la vie de l'homme et l'histoire toute entière. De fait Claudel, qui la rédige de 1919 à 1924 et la publie en 1929, indique que « la scène de ce drame est le monde ». On y retrouve le thème de la conquête développé dans Tête d'or, celui de l'amour impossible et sacrifié dépeint dans Partage de midi et dans L'Annonce faite à Marie. Mais ici, c'est à une sorte d'enchaînement mutuel des âmes et à leur salut commun que l'on assiste, là où le salut n'était qu'individuel dans les pièces précédentes.

L'action se déroule en quatre journées, renouant avec la dramaturgie du Siècle d'or espagnol. Dans l'Espagne de la Renaissance, centre du monde et du christianisme, le conquérant Rodrigue et Doña Prouhèze ont conçu l'un pour l'autre une passion si parfaite que pour être à la hauteur de son exigence, ils devront tous deux lui sacrifier leur vie et leur amour. Car Prouhèze est mariée à Don Pélage. Résolue à rejoindre Rodrigue, elle confie son honneur à la Vierge, en déposant devant elle son petit soulier de satin, lui enjoignant d'entraver l'élan qui la porte vers son désir adultère. Pélage, averti du dessein de sa femme, lui propose une épreuve à la mesure de son âme : garder au nom du Roi la citadelle de Mogador, aux côtés de Camille, traître au souverain et à l'Église, qui aime aussi Prouhèze, tandis que Rodrigue est nommé vice-roi des terres d'outre-mer. Les deux amants consentent à se séparer, mais dans cet éloignement va s'affermir leur union spirituelle. Pélage meurt et Camille contraint Prouhèze de l'épouser, avant de la supplier, pour sauver leurs deux âmes rebelles, d'oublier Rodrigue. L'extrait est tiré de la fin de la troisième journée, lorsque Rodrigue et Prouhèze, de nouveau face-à-face, acceptent le sacrifice et renoncent pour toujours l'un à l'autre. Prouhèze confie à Rodrigue sa petite fille, née de Camille. Rodrigue achève sa destinée dans le don et le dépouillement entier de sa personne, vouée à Dieu. Ainsi une passion adultère aura-t-elle servi au salut de la femme et des trois hommes qui l'aimaient, expliquant le sous-titre du Soulier de satin : « le pire n'est pas toujours sûr ».

Si Claudel a noué la pièce autour de cette action principale, fidèle à l'esprit du mystère qui met en scène la Vierge et la grâce qu'elle dispense, Le Soulier de satin se présente aussi comme une somme théâtrale, mêlant les lieux, les genres, les esthétiques, les personnages en nombre impressionnant, les intrigues secondaires ; alliant au drame mystique des scènes comiques et burlesques, des chansons et des danses, exhibant sans cesse les conventions et les ficelles du théâtre, tenant enfin son exaltante promesse : c'est tout l'univers que la pièce contient.

Le Soulier de satin, dans une version allégée, est créée en 1943 à la Comédie-Française par Jean-Louis Barrault, qui conçoit ce spectacle comme « une réponse de vitalité à une période d'Occupation ». Sur une musique d'Arthur Honegger, la pièce est portée par Jean-Louis Barrault (Rodrigue) et Marie Bell (Prouhèze). Elle obtient un très vif succès, au point que Barrault la reprendra cinq fois, la dernière en 1980 dans sa version intégrale, au Théâtre d'Orsay. Sept ans après, Vitez embarque à nouveau le public dans cette traversée magnifique. Il sera suivi par Olivier Py, en 2003.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Didier Sandre
Vous l’êtes, l’envoyée du Sieur Ochiali ?
Ludmila Mikaël
Sa femme et son envoyée. Voici mes pouvoirs.
(Silence)
Didier Sandre
Je vous écoute.
Ludmila Mikaël
Dois-je parler ainsi devant toute cette assemblée ?
Didier Sandre
Je veux que toute la flotte entende.
Ludmila Mikaël
Allez-vous-en ! Et Don Camille conserve Mogador, vous avez pu voir tout à l’heure comment nous sommes encore capables de nous défendre. Et nous avons parmi des assaillants des intelligences.
Didier Sandre
Il m’importe fort peu que Don Camille, comme vous l’appelez Ochiali, ou quel que soit son nom de renégat, conserve Mogador.
Ludmila Mikaël
Gentilshommes, je vous prie d’écouter ce que va répondre votre général, je vous demande, est-ce par la volonté du roi d’Espagne que vous êtes ici ?
Didier Sandre
Une lettre m’a fait venir, un appel, une volonté à laquelle je n’avais rien à contreposer.
Ludmila Mikaël
Vous l’avez entendu tard.
Didier Sandre
Dès qu’elle m’a eu atteint j’ai tout quitté, je suis là !
Ludmila Mikaël
Ainsi, vous préférez l’appel d’une femme au service de votre souverain.
Didier Sandre
Et pourquoi ne ferais-je pas la guerre à mes propres enseignes quelque peu ? Tel cet autre Rodrigue, mon patron qu’on appelait le Cid.
Ludmila Mikaël
Ainsi, c’est pour nous faire cette guerre particulière que vous avez lâché les Indes ?
Didier Sandre
Et pourquoi n’aurais-je pas fait rentrer le Maroc dans cette nouvelle figure des évènements que votre appel, achevant l’aspect moment général de l’univers, comme une figure horoscopique, m’invitait par mon départ à déterminer ?
Ludmila Mikaël
Il n’y a plus personne qui vous appelle, partez !
Didier Sandre
Il n’y a plus d’appel dites-vous ? Ce n’est pas ce que dit le coeur en moi qui écoute. Une mère, figée devant Mogador retient ma nef appesantie.
Ludmila Mikaël
Gentilshommes, si le roi d’Espagne avait voulu détruire Ochiali, croyez-vous pas qu’il avait moyen à lui de le faire ? Et nous ayant aussi longtemps tolérés, qu'il avait quelque raison pourquoi ? Cette Afrique à la porte du royaume, cet immense grenier à sauterelles qui trois fois nous a recouverts du temps de Tarif et de Youssouf et des Almohades. Croyez-vous qu’on pouvait le laisser sans surveillance et qu’il ne faisait pas bon de se réserver quelque moyen intérieur de savoir et d’intervenir ? Ochiali le Renégat a rendu plus de services au Roi d'Espagne que Don Camille le bailli.
Didier Sandre
Je ne laisserai jamais dire que le roi d’Espagne ait besoin des services d’un renégat.
Ludmila Mikaël
Moi qui sais que contre le mal, il y a toujours humblement quelque chose à faire. Je dis, que si le royal berger n’avait pas fait confiance à ce chien que je fus ici dix ans, le loup lui aura dévoré beaucoup plus de moutons.
Didier Sandre
Non pas un chien, mais une épouse fidèle que nous admirons.
Ludmila Mikaël
Son épouse, il est vrai j’ai accepté d’être son épouse ! Puisque je n’avais plus de troupe, qu’il n’y avait plus d’autres moyens pour continuer à Mogador, cette capitainerie que le roi m’avait confiée. La contrainte et commandements pendant dix ans de cette bête féroce.
Pierre Vial
Il est vrai, et je dois rendre témoignage, maint captif délivré, maint bateau par son ordre secouru contre les pirates, maints naufragés sans rançon, affirment ce que Dona Prouhèze ici a fait dix ans, pour le Royaume.
Didier Sandre
Mais la liste des méfaits d'Ochiali serait plus longue encore. Tout ce qui venait de par chez moi était son butin préféré.
(Silence)
Ludmila Mikaël
Je ne pouvais tout empêcher, cependant j'étais la plus forte. Plusieurs fois il m’a fouettée et torturée, mais il avait obéi.
Didier Sandre
Vous dites, qu’il vous a fouettée et torturée ?
Ludmila Mikaël
La première fois c’est alors que je vous ai écrit cette lettre. La lettre à Rodrigue.
Didier Sandre
Ah, je n’aurais jamais dû vous laisser avec lui.
Ludmila Mikaël
Pourquoi ? Les coups d’un vaincu ne font pas mal. Et vous, vous le torturiez aussi !
Didier Sandre
Dois-je comprendre que votre corps seulement était avec cet homme ?
Ludmila Mikaël
Rodrigue, ce que je vous ai juré chaque nuit est vrai. De-là la mer j’étais avec vous et rien ne nous séparait.
Didier Sandre
Amère union !
Ludmila Mikaël
Amère, dites-vous ? Oh ! Si vous aviez mieux écouté, si votre âme au sortir de mes bras n’avait pas bu aux eaux de l’oubli. Que de choses elle eut pu vous raconter…
Didier Sandre
Le corps est puissant sur l’âme.
Ludmila Mikaël
Mais l’âme sur le corps l’est plus. Ainsi que le prouve cet enfant que mon coeur tout rempli de vous a fait.
(Silence)
Didier Sandre
C’est pour m’amener cet enfant que vous êtes venue ?
Ludmila Mikaël
Rodrigue je te donne ma fille. Garde-là quand elle n’aura plus de mère, avec toi.
(Silence)
Didier Sandre
Ainsi, je l’avais deviné, vous voulez retourner à Ochiali.
Ludmila Mikaël
Il me reste à vous entendre refuser cette dernière proposition que je suis chargée de vous faire. Si vous retirez votre flotte il propose de me laisser partir avec vous.
Didier Sandre
Qu’en pensez-vous messieurs ?
Pierre Vial
Je ne vois pas ce qui nous empêcherait de dire oui et de sauver cette femme, qui après tout fut l’épouse du noble Pélage.
Didier Sandre
Et moi je suis d’avis qu’il faut finir ce que nous avons commencé et ne pas conclure avec ce renégat pacte !
Ludmila Mikaël
Avant tout, il veut se débarrasser de moi, il veut essayer de vivre de nouveau. C’est moi que l’empêche de continuer. Dirai-je, ce qu’il a ajouté, monseigneur ?
Didier Sandre
Et bien ?
Ludmila Mikaël
Qu’il était bien heureux de créer de vous à lui cette petite obligation. Il me donne à vous dit-il, il me remet entre vos mains, il me confie à votre honneur. Sa pensée est de nous humilier l’un par l’autre.
Didier Sandre
Je suis venu ici pour répondre à votre appel qui était de vous délivrer de cet homme et je vous délivrerai. Je ne veux plus de liens, entre cet infâme et vous.
Ludmila Mikaël
Cher Rodrigue il n’y a pas d’autres moyens de me délivrer que par la mort.
Didier Sandre
Et quoi, qui m’empêchera de vous garder à mon bord ? Cependant que les Maures là-bas me débarrasseront de Camille.
Ludmila Mikaël
L’honneur empêche. J’ai juré à l’homme de revenir si ses conditions ne sont pas acceptées.
Didier Sandre
Je ne suis pas partie à cette promesse.
Ludmila Mikaël
Vous ne me ferez pas manquer à ma parole. Vous ne lui donnerez pas cet avantage sur vous et sur moi.
Didier Sandre
Dois-je vous livrer aux mains des Maures ?
Ludmila Mikaël
Tout est prêt pour faire sauter la citadelle ce soir. A minuit, il y aura une grande flamme. Et quand elle se sera éteinte, un coup. Partez alors, quelque chose sera fini.